Les damnés de la terre

De La Bibliothèque indépendantiste
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Les damnés de la terre
Paris : Éditions Maspero, 1961, 232 p.




EN RÉSUMÉ : « Publié en 1961, à une époque où la violence coloniale se déchaîne avec la guerre d'Algérie, saisi à de nombreuses reprises lors de sa parution aux Editions François Maspero, le livre Les damnés de la terre, préfacé par Jean-Paul Sartre, a connu un destin exceptionnel. Il a servi — et sert encore aujourd'hui — d'inspiration et de référence à des générations de militants anticolonialistes. Son analyse du traumatisme du colonisé dans le cadre du système colonial et son projet utopique d'un tiers monde révolutionnaire porteur d'un «homme neuf» restent un grand classique du tiers-mondisme, l’œuvre capitale et le testament politique de Frantz Fanon[1]. » SUR LE LIVRE : fr.wikipedia.org ; franceculture.fr DIVERS : citations. EN LIGNE : classiques.uqac.ca



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Préface

Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un milliard cents millions d’indigènes. les premiers disposaient du Verbe, les autres l’empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d’intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue; les «métropoles» la préférait vêtue; il fallait que l’indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L’élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à leurs frères; ils résonnaient; de Paris, de Londres, d’Amsterdam nous lancions des mots «Parthénon! Fraternité!» et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s’ouvraient: «…thénon! …nité!» C’était l’âge d’or.

Il prit fin: les bouches s’ouvrirent seules; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c’était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d’amertume. D’abord ce fut un émerveillement fier: Comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d’eux! Nous ne doutions pas qu’ils acceptassent notre idéal puisqu’ils nous accusaient de n’y être pas fidèles; pour le coup, l’Europe crut à sa mission: elle avait hellénisé les Asiatiques, crée cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins. Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques: Et puis laissons-les gueuler, ça les soulage; chien qui aboie ne mord pas.

Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vérité de leur vie, qu’ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros, cela voulait dire: Vous faites de nous des monstres, votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés: les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n’ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s’empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n’en sortira que du vent. S’il y avait, nous disaient les experts, l’ombre d’une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l’intégration. Pas question de l’accrocher, bien entendu: on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte: ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles: quel indigène conscient s’en irait massacrer les beaux fils de l’Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Goncourt à un nègre: c’était avant 1939.

(…) Bref, le Tiers Monde se découvre et se parle par cette voix. On sait qu’il n’est pas homogène et qu’on y trouve encore des peuples asservis, d’autres qui ont une fausse indépendance, d’autres qui se battent pour conquérir la souveraineté, d’autres enfin qui ont gagné la liberté plénière mais qui vivent sous la menace constante d’une agression impérialiste. Ces différences sont nées de l’histoire coloniale, cela veut dire de l’oppression. Ici la Métropole s’est contentée de payer quelques féodaux: là, divisant pour régner, elle a fabriqué de toute pièces une bourgeoisie de colonisés; ailleurs elle a fait coup double: la colonie est à la fois d’exploitation et de peuplement. Ainsi, l’Europe a-t-elle multiplié les divisions, les oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté par tous les expédients de provoquer et d’accroître la stratification des sociétés colonisées. Fanon ne dissimule rien: pour lutter contre nous, l’ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les deux ne font qu’un. Au feu du combat, toutes les barrières intérieures doivent fondre, l’impuissante bourgeoisie d’affairistes et de compradores, le prolétariat urbain, toujours privilégié, le lumpen-proletariat des bidonvilles, tous doivent s’aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir de l’Armée nationale et révolutionnaire; dans ces contrées dont le colonialisme a délibérément stoppé le développement, la paysannerie, quand elle se révolte apparaît très vite comme la classe radicale: elle connaît l’oppression nue, elle en soufre beaucoup plus que les travailleurs des villes et pour l’empêcher de mourir de faim, il ne faut rien de moins qu’un éclatement de toutes les structures. Qu’elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste; qu’on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée prenne le pouvoir, le nouvel État, en dépit d’une souveraineté formelle reste aux mains des impérialistes. C’est ce qu’illustre assez bien l’exemple du Katanga. Ainsi l’unité du Tiers Monde n’est pas faite; c’est une entreprise en cours qui passe par l’union, en chaque pays, après comme avant l’indépendance, de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne. Voilà ce que Fanon explique à ses frères d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine: Nous réalisons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans (…)

(…) Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d’un feu, approchez, écoutez: ils discutent du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur: les pères, créatures de l’ombre, vos créatures, c’étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s’adressaient qu’à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent: un feu les éclaire et les réchauffe, qui n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis: chacun son tour; dans ces ténèbres d’où va surgir une autre aurore, les zombies, c’est vous.

(…) La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s’ils résistent encore la peur terminera le job: on braque sur le paysan des fusils; viennent des civils qui s’installent sur sa terre et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S’il résiste, les soldats tirent, c’est un homme mort; s’il cède, il se dégrade, ce n’est plus un homme; la honte et la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne. L’affaire est menée tambour battant, par des experts: ce n’est pas d’aujourd’hui que datent les «services psychologiques». Ni le lavage de cerveau. Et pourtant, malgré tant d’efforts, le but n’est atteint nulle part: au Congo, où l’on coupait les mains des nègres, pas plus qu’en Angola où, tout récemment, on trouait les lèvres des mécontents pour les fermer par des cadenas. Et je ne prétends pas qu’il soit impossible de changer un homme en bête: je dis qu’on n’y parvient pas sans l’affaiblir considérablement; les coups ne suffisent jamais, il faut forcer sur la dénutrition. C’est l’ennui, avec la servitude: quand on domestique un membre de notre espèce, on diminue son rendement et, si peu qu’on lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter plus qu’il ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés d’arrêter le dressage à la mi-temps: le résultat, ni homme ni bête, c’est l’indigène. Battu, sous-alimenté, malade, apeuré, mais jusqu’à un certain point seulement, il a, jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes traits de caractères: c’est un paresseux, sournois et voleur, qui vit de rien et ne connaît que la force.

(…) Terrifiées, oui: en ce nouveau moment, l’agression coloniale s’intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là, je n’entends pas seulement la crainte qu’ils éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés entre nos larmes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu’ils ne reconnaissent pas toujours: car ce n’est pas d’abord leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire; et le premier mouvement de ces opprimés est d’enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n’est pourtant que le dernier réduit de leur humanité. Lisez Fanon: vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés.

(…) Cette violence irrépressible, [Fanon] le montre parfaitement, n’est pas une absurde tempête ni la résurrection d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment: c’est l’homme lui-même se recomposant. Cette vérité nous l’avons sue je crois, et nous l’avons oubliée: les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera: c’est la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie; mais elle procède par elle-même à l’émancipation progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible; cela veut dire: s’abandonner aux dissociations d’une vie truquée ou conquérir l’unité natale.

(…) Ce livre n’avait nul besoin d’une préface. D’autant moins qu’il ne s’adresse pas à nous. J’en ai fait une, cependant, pour mener jusqu’au bout la dialectique: nous aussi, gens de l’Europe, on nous décolonise: cela veut dire qu’on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous.

Il faut affronter d’abord ce spectacle inattendu: le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau: ce n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents: ni victimes ni bourreaux! Allons! Si vous n’êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l’Armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un «génocide», vous êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez d’être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous ne l’en tirerez pas: il faut qu’elle y reste jusqu’au bout. Comprenez enfin ceci: si la violence avait commencé ce soir, si l’exploitation ni l’oppression n’avaient jamais existé sur terre, peut-être la non-violence affichée pourrait apaiser la querelle. Mais si le régime tout entier et jusqu’à vos non violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs.

Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux puis le pétrole des «continents neufs» et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. Non sans d’excellents résultats: des palais, des cathédrales, des capitales industrielles; et puis quand la crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l’amortir ou la détourner. L’Europe, gavée de richesses, accorde de jure l’humanité à tous ses habitants: un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner dans ce que Fanon nomme justement le «narcissisme». Cocteau s’agaçait de Paris «cette ville qui parle tout le temps d’elle-même». Et l’Europe, que fait-elle d’autre ? Et ce monstre sureuropéen, l’Amérique du Nord ? Quel bavardage: liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux et tendres—des néo-colonialistes, en somme—se prétendaient choqués par cette inconséquence; erreur ou mauvaise foi: rien de plus conséquent, chez nous, qu’un humanisme raciste puisque l’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu’il y eut un indigénat, cette imposture ne fut pas démasquée: on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d’universalité qui servirait à couvrir des pratiques plus réalistes: il y avait, de l’autre côté des mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mille ans peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait le genre avec l’élite. Aujourd’hui, l’indigène révèle sa vérité; du coup, notre club si fermé révèle sa faiblesse: ce n’était ni plus ni moins qu’une minorité. Il y a pis: puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du genre humain; l’élite révèle sa vraie nature: un gang. Nos chères valeurs perdent leurs ailes; à les regarder de près, on n’en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang. S’il nous faut un exemple, rappelez-vous ces grands mots: que c’est généreux, la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce qui ont coûté la vie à plus d’un million d’Algériens ? Et la gégène. Mais comprenez bien qu’on ne nous reproche pas d’avoir trahi je ne sais quelle mission: pour la bonne raison que nous n’en avions aucune. C’est la générosité même qui est en cause; ce beau mot chantant n’a qu’un sens: statut octroyé. Pour les hommes d’en face, neufs et délivrés, personne n’a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous; et notre espèce, lorsqu’un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l’unité infinie de leurs réciprocités. Je m’arrête; vous finirez le travail sans peine; il suffit de regarder en face, pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques vertus: elles crèvent; comment survivraient-elles à l’aristocratie de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur bourgeois—et colonialiste—pour défendre l’Occident n’a trouvé que ceci: «Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords.» Quel aveu! Autrefois notre continent avait d’autres flotteurs: le Parthénon, Chartres, les Droits de l’Homme, la svastika. On sait à présent ce qu’ils valent: et l’on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien de notre culpabilité. C’est la fin, comme vous voyez: l’Europe fait eau de toute part. Que s’est-il donc passé ? Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l’Histoire et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s’est renversé, la décolonisation est en cours; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter, c’est d’en retarder l’achèvement.

(…) Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites. Aujourd’hui, nous sommes enchaînés, humiliés, malades de peur: au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore à l’aristocratie colonialiste: elle ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu’elle n’ait achevé d’abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l’éviterons pas: ils en ont besoin, les tueurs; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas. Ainsi finira le temps des sorciers et des fétiches: il faudra vous battre ou pourrir dans les camps. C’est le dernier moment de la dialectique: vous condamnez cette guerre mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires: ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.

1.De la violence

De la violence dans le contexte international

2. Grandeur et faiblesses de la spontanéité

3. Mésaventures de la conscience nationale

4. Sur la culture nationale

Fondements réciproques de la culture nationale et des luttes de libération

5. Guerre coloniale et troubles mentaux

Série A

Série B

Série C

Série D

De l'impulsivité criminelle du Nord-Africain à la guerre de Libération nationale

Conclusion