Éloge des petits pays
J'ai envie de vous dire comme un certain général conquérant : « Vive l'Écosse libre ! »
— René Lévesque à Édimbourg, Juin 1975.
Chaque fois que René Lévesque trouve l'occasion de faire l'éloge des petits pays de la taille du Québec, comme la Suisse, la Suède ou le Danemark, et qui ont un revenu par tête équivalent, il ne se prive pas de monter en épingle leurs réussites. Le pédagogue souverainiste cherche alors à prouver qu'un Québec devenu pays se tirerait mieux d'affaire qu'une simple province dépendante d'un autre peuple majoritaire dont les intérêts et les visées ne coïncident pas toujours avec les siens.
Ses notes de lecture abondent en citations et en soulignés à la gloire des petits pays. La nation est pour lui une donnée éternelle, aussi nécessaire que la famille à l'équilibre et à l'épanouissement de l'individu. Quand le peuple est appauvri, craintif et incertain, comme celui du Québec, l'individu est désaxé, dégradé et diminué. Dans un petit pays dynamique comme la Norvège ou la Hollande, l'individu se sent grand, fier et plus fort. En ce sens, la réalité juridique de la nation canadienne, brandie par les fédéralistes comme les dix tables de la Loi, ne pèse pas lourd devant la réalité humaine, linguistique et sociale du Québec distinct. [...]
Parcourant le livre de Serge Richard sur le système scolaire suédois, il découvre que le ministère de l'éducation ne compte là-bas qu'une centaine de fonctionnaires. Il écrit : « Société compacte = petite taille = mini-bureaucratie. » Rien à voir avec le gaspillage inouï où 11 gouvernements et plus de 200 comités fédéraux-provinciaux essaient de survivre au sein d'une véritable jungle bureaucratique. [...]
[...] L'autre volet de sa démonstration libératrice consiste à montrer que les peuples dépendants connaissent les mêmes vicissitudes que les Québécois. En juin 1975, l'occasion lui est donnée d'aller vérifier ses thèses en Écosse. La section écossaise du Times de Londres l'a invité comme « séparatiste » à un colloque sur l'éducation à Édimbourg, capitale historique de cette Écosse tombée sous la férule anglaise, en 1707, et dont la langue nationale, le gaélique, s'est perdue dans la brume des temps.
En préparant le texte de son discours, René Lévesque s'inspire du livre Scotland Today pour dresser un parallèle entre l'annexe provinciale de l'Angleterre qu'est devenue l'Écosse et l'annexe française du Canada qu'est devenue le Québec. Même population (5,2 millions et 6 millions). Même émigration massive vers les États-Unis au tournant du XXe siècle pour cause de chômage. Même persistance de traditions spécifiques (loi, religion, système scolaire) et de l'identité nationale, malgré les blessures de la vassalité et de l'assimilation. Même désir aussi de sécession, le Parti nationaliste écossais (SNP), favorable à l'indépendance de l'Écosse, a obtenu 30 pour cent des voix et une minorité des sièges aux dernières élections, comme le Parti québécois.
Les Écossais partagent aussi les frustrations sociales et économiques des Québécois: statut social inférieur aux Anglais, retard industriel de l'Écosse sur l'Angleterre, taux de chômage toujours plus élevé qu'en Angleterre « for some mysterious reason », note René Lévesque en pensant au chômage toujours plus bas en Ontario qu'au Québec et au sous-développement relatif du Québec par rapport à sa riche voisine.
À Édimbourg, les Écossais trouvent le petit homme pugnace « intensely French », même s'il vient d'Amérique du Nord. Il leur lance en guise d'introduction en faisant allusion aux premiers Écossais qui peuplèrent le nord de la Grande-Bretagne avant les Anglais : « En venant ici, je n'ai pu m'empêcher de tirer des analogies entre l'Écosse et le Québec. Votre nation possède des traditions et une longue histoire semblable aux nôtres. Ce sont les Français du Québec qui ont été les premiers colonisateurs blancs en Amérique du Nord, devançant de cinq ans les Pères pélerins américains du May Flower. »
Il fait voir aussi ce qui différencie l'Écosse du Québec. Les Écossais ont troqué le gaélique contre l'anglais, alors que le Québec a conservé sa langue. Ne formant que 10 pour cent de la population de l'Angleterre, les Écossais sont plus minoritaires que les Québécois, qui sont près du tiers de la population canadienne. Enfin, contrairement à l'Écosse qui obéit en tout à Londres, le Québec a un gouvernement et un Parlement qui administrent, font des lois et lèvent des impôts.
René Lévesque se permet de faire la leçon à ses hôtes : « L'Écosse doit aller dans la même direction que nous. Chemin faisant, elle découvrira comme nous que l'appétit vient en mangeant. Une fois qu'on a arraché quelques pouvoirs, le désir d'en avoir plus naît naturellement. »
Ne pouvant résister à l'envie de gaffer comme un certain général, René Lévesque lance un « Vive l'Écosse libre ! » amusé, tout en remarquant que son cri ne provoquera sûrement pas de tempête en Grande-Bretagne car il n'est qu'un petit politicien même pas élu, non un de Gaulle conquérant.
En quittant ses amis écossais, René Lévesque les assure que les Québécois ont « la volonté de devenir indépendants ». Peut-être ces derniers l'ont-ils entendu. Trois mois plus tard, fin octobre, un sondage Crop réalisé à l'échelle de la province place son parti en tête. Pour la première fois de son histoire, le PQ devance les libéraux. [...]
Notes
1. Ceci est un extrait de René Lévesque, héros malgré lui (pp.643-658), un livre de Pierre Godin d'abord publié en 1997 aux Éditions du Boréal.
2. Les données démographiques de ce texte sont datées des années 1970.
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