La nécessaire souveraineté: dix arguments pour le Québec

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La nécessaire souveraineté: dix arguments pour le Québec
1995




Document produit par les Intellectuels pour la souveraineté (IPSO) au moment du référendum de 1995. Imprimé sur les presses du Comité national du OUI pour le compte de Michel Hébert, agent officiel du Comité national du OUI, septembre 1995. Les auteurs sont Michel Seymour (philosophie, U. de Montréal), Jocelyne Couture (philosophie, UQAM), Pierre-André Julien (économie, UQTR), Guy Lachapelle (sc. politique, Concordia), Daniel Latouche (INRS Urbanisation), Jacques-Yvan Morin (droit, U. de Montréal), Kai Nielsen (philosophie, U. de Calgary), Guy Rocher (droit, U. de Montréal), François Rocher (sc. politique, U. Carleton), Mathieu-Robert Sauvé (journaliste), Geneviève Sicotte (études françaises, U. de Montréal), Daniel Turp (droit, U. de Montréal), Jules-Pascal Venne (sc. politique, Édouard-Montpetit)



Introduction

L'autonomie1 est au coeur de la vie des peuples comme de celle des personnes. Renoncer délibérément à l'autonomie, s'il était possible d'imaginer cela, serait renoncer à exercer les capacités caractéristiques d'une personne: la capacité de faire des choix, de concevoir des projets, de les exécuter et d'en assumer les conséquences. Lorsqu'une personne cesse d'être autonome, elle cesse d'être une personne libre et responsable. Lorsqu'un peuple cesse de s'affirmer, il cesse d'être un peuple libre et responsable devant les autres peuples et devant ses propres membres. L'autonomie n'est pas un choix : c'est le mode d'existence des personnes et des peuples. On ne choisit pas entre l'existence et le néant. C'est dans ce sens premier et fondamental que nous parlons ici de nécessité.

Mais nous parlons aussi de la nécessaire souveraineté, qui est devenue pour les Québécois et Québécoises la seule façon d'exercer leur autonomie. Nous parlons de leur obligation de réagir face aux contraintes extérieures qui limitent leur capacité de faire des choix et leur dénient la responsabilité de leur propre avenir. Nous parlons du devoir qu'a le Québec envers ses citoyens de rétablir les conditions perdues de leur autonomie. Cette nécessité-là est de part en part morale et politique.

Dans le débat quotidien sur les « affaires de la cité » se font périodiquement entendre des cris d'alarme, des mises en garde, des appels urgents à penser l'ensemble de notre situation et à prendre notre sort en main. Des voix plus sobres mais non moins pressantes nous rappellent aussi, dans des arguments ponctuels et implacables, que notre économie, notre langue, notre culture, notre administration publique, nos traditions démocratiques s'engluent dans les marécages d'un fédéralisme sans horizons. Ces voix prises une à une disent les écueils que rencontrent les Québécois et Québécoises dans leur quête d'autonomie et leur désir de bâtir une société à la mesure de leurs besoins et de leurs aspirations. Prises ensembles, elles montrent le danger d'un effritement progressif de la société québécoise. Prises ensembles, elles montrent l'urgence et la nécessité de la souveraineté du Québec.

Les « affaires de la cité » concernent tous les citoyens; le Québec, pour le meilleur et pour le pire, ne s'est pas fait sans eux. Le temps est venu d'éviter le pire. Mais les affaires de la cité sollicitent en particulier les intellectuels. Ceux-ci ne doivent pas abandonner l'esprit de liberté qui est leur bien le plus précieux. Cela est d'autant plus vrai qu'ils ont joué un rôle déterminant dans le développement du Québec contemporain, et que corollairement, la modernisation du Québec les a servis au plus haut point. Ils ne doivent pas renoncer à leur rôle au moment où les Québécois et Québécoises sont invités à décider de leur avenir collectif. Les intellectuels négligeraient leurs responsabilités s'ils prétendaient que leur désengagement est une garantie de sérieux et d'objectivité. Il arrive un temps où ne rien faire et ne rien dire, c'est en fait entériner le statu quo. Le conformisme, la torpeur et l'inertie qui règnent doivent être surmontés. Comme le suggérait naguère Pierre Vadeboncoeur, il faut prendre la « ligne du risque », et intervenir sur la place publique. Les intellectuels peuvent articuler, préciser et clarifier les idées que leurs concitoyens sentent intuitivement. Ils n'y arrivent pas toujours, mais ils ont le devoir d'essayer. Dans le cas présent, ils peuvent développer de nouveaux arguments pour faire la souveraineté.

À l'heure des décisions graves, les intellectuels doivent dire ce qu'ils savent; ils doivent avoir le courage d'en tirer les conclusions, et ils ont le devoir de n'en dissimuler aucune. C'est dans cet esprit que nous avons rassemblé ici dix arguments en faveur de la souveraineté du Québec. Pris séparément, ces arguments montrent comment diverses valeurs auxquelles adhèrent les Québécois et Québécoises sont mises en péril par les politiques qui régissent la vie publique canadienne. Pris conjointement, ils montrent que les aspirations et les projets légitimes des Québécois et Québécoises sont systématiquement compromis par la tutelle du gouvernement canadien, et ils montrent que le peuple québécois, dans ce contexte, est condamné à se confondre dans le grand ensemble canadien. Notre situation n'est pas le fruit du hasard et de la contingence; elle est le fruit, prêt à tomber, d'une conjoncture qu'il faut résoudre. La souveraineté du Québec n'est pas un luxe. C'est une nécessité.

Les arguments en faveur de la souveraineté sont nombreux. Après trente ans d'échecs constitutionnels, les perspectives de changement profond du Canada dans le sens des aspirations du Québec sont nulles. Cela consacre à toutes fins utiles la victoire du statu quo. Pire encore, cela annonce des changements inacceptables menant à une centralisation accrue et à un modèle de développement politique, économique et social qui ne convient pas au Québec. Les Québécois et les Québécoises se trouvent donc à la croisée des chemins. Ils doivent choisir leur principale communauté d'appartenance.

1. La nécessaire reconnaissance. L'argument philosophique

Le premier argument en faveur de la souveraineté est le plus simple et le plus décisif. Les Québécois et Québécoises constituent un peuple, mais le Canada refuse de leur reconnaître ce statut. La souveraineté est donc la seule solution qui s'offre à eux aujourd'hui. Mais qu'est-ce qu'un peuple? Qu'est-ce que le nationalisme? Une analyse conceptuelle de ces notions peut être utile pour mieux situer le débat.

Qu'est-ce que le nationalisme ?

Certains prétendent que le nationalisme ne peut conduire qu'au tribalisme ou à l'ethnicisme. Selon ces penseurs, il nous faut choisir entre la nation ethnique et la nation civique, et seule la seconde peut être admise. Mais la vaste majorité des Québécois et Québécoises conçoivent la notion de peuple d'une façon démocratique et en dehors de cette opposition entre le nationalisme ethnique et le nationalisme civique. Ils conçoivent majoritairement le peuple comme étant pluraliste et multiethnique, ce qui les éloigne du nationalisme ethnique, de même qu'ils admettent la possibilité d'un État souverain multinational, ce qui les éloigne également d'une conception exclusivement civique.

Il faut tout d'abord se démarquer du nationalisme ethnique que certains promeuvent encore. Il y a sur le territoire québécois un peuple québécois incluant les francophones, la minorité nationale anglo-québécoise et les communautés issues de l'immigration, et il y a aussi des peuples autochtones. Qu'il devienne souverain ou non, le Québec est multinational (peuple Québécois et peuples autochtones), comporte plusieurs communautés nationales (la communauté nationale principale franco-québécoise et la minorité nationale anglo-québécoise), et est multiethnique (incluant les néo-québécois issus de l'immigration). Il faut donc résister à une conception ethniciste du peuple québécois, qui exclurait la communauté anglophone et celles issues de l'immigration.

D'autre part, il faut aussi résister à une conception exclusivement civique qui forcerait les autochtones à appartenir à ce peuple. Si l'on réduit le peuple à sa dimension civique, on est dans l'impossibilité de dire que les communautés autochtones sont des peuples, que les peuples sous domination coloniale sont des peuples, et que les Québécois et Québécoises forment un peuple. Il faut donc s'opposer à une conception exclusivement civique du peuple si cette notion implique nécessairement l'idée d'un « État souverain » et si la nationalité est réduite à la citoyenneté. Les peuples existent indépendamment du fait d'être souverains et on peut admettre la possibilité d'États souverains multinationaux: le Canada, la Belgique, l'Espagne et la Suisse sont des États qui, dans les faits, sont multinationaux. Le Québec souverain ne devra pas commettre l'erreur que le Canada a commise à son endroit. Il lui faudra donc reconnaître le caractère multinational des populations (autochtones et québécoise) vivant sur son territoire.

Quand le peuple se conçoit lui-même exclusivement comme civique, il risque, à force d'ignorer le facteur identitaire, de pratiquer l'exclusion et de faire entrer tous les groupes dans le carcan d'une identité culturelle bien précise. À l'autre extrême, on sait à quels excès peut conduire une conception ethnique. Elle peut entraîner autant l'assimilation que la purification ethnique. C'est malheureusement ce qui s'est produit en Allemagne nazie ou en Bosnie.

Il faut s'opposer à une notion de peuple qui ferait de celui-ci une entité culturellement homogène (même histoire, même culture, même langue) ne pouvant pas autoriser l'existence de cultures distinctes. Il faut en ce sens reconnaître des droits collectifs spécifiques aux minorités nationales. On peut définir ces dernières comme des groupes qui ont joué un rôle historique dans la création d'institutions sur le territoire, qui sont le prolongement d'un peuple voisin et qui se perçoivent comme appartenant à un autre peuple. Les minorités russes dans les pays baltes, la minorité hongroise en Slovaquie, la minorité arabe en Israël et la communauté anglophone au Québec constituent des exemples parmi de nombreux autres de minorités nationales. Les anglophones doivent donc être considérés comme des Québécois à part entière, mais il faut tenir compte du fait qu'ils se conçoivent aussi comme le prolongement d'une nation voisine (le peuple « canadien anglais »). Il serait en ce sens essentiel d'insérer dans l'éventuelle constitution du Québec souverain les droits collectifs de la minorité anglophone. Le fait que le Québec accède à la souveraineté politique ne signifie donc pas qu'il doive devenir un État unitaire et assimilateur.

Il y a une différence entre les communautés nationales et les communautés immigrantes. Les communautés immigrantes sont celles qui sont récemment arrivées sur le territoire d'un autre peuple ou qui, bien qu'elles soient arrivées depuis assez longtemps, ne sont pas le prolongement d'une nation voisine. Les membres de ces communautés ont délibérément renoncé à leur première affiliation nationale, ce qui ne veut pas dire qu'ils l'ont oubliée ou qu'ils doivent le faire. Ils font partie du peuple qui les accueille dès lors qu'ils choisissent de s'installer et de vivre sur son territoire. Ils doivent adopter la langue commune pour éviter leur ghettoïsation et pour rendre possible un véritable métissage des cultures. Nous parlons ici d'intégration au sens d'association, et non d'une assimilation forcée. Même lorsqu'on favorise une politique de multiculturalisme comme c'est le cas au Canada, et que cela conduit à la création d'institutions propres aux communautés immigrantes, il ne convient pas de constitutionnaliser des droits collectifs pour les immigrants. Leurs droits fondamentaux, y compris le droit au plein épanouissement culturel, peuvent être adéquatement assurés par une Charte des droits individuels applicables à tous les citoyens. Si une constitution doit être faite pour durer, il ne faut pas y inclure des dispositions temporaires, et les politiques spécifiques à l'égard des immigrants sont de cet ordre.

Qu'est-ce qu'un peuple?

La notion de peuple que nous proposons correspond à la nation entendue au sens sociopolitique de l'expression. Un peuple peut apparaître à la condition qu'une communauté linguistique, concentrée en assez grand nombre sur un territoire donné et constituant le plus souvent une majorité sur ce territoire, forme une communauté politique incluant éventuellement des minorités nationales et des minorités issues de l'immigration. Cette communauté politique doit aussi être inscrite dans un réseau spécifique d'influences culturelles, morales et politiques, qui est fonction de sa composition linguistique, de sa position géographique et de son histoire. Il faut aussi qu'une majorité d'individus au sein de cette communauté se perçoive comme faisant partie d'un même peuple. Il faut ensuite que ce soit sur ce territoire que l'on trouve la plus grande concentration de gens qui parlent la langue de la communauté majoritaire et qui sont livrés au même contexte de choix. La communauté linguistique en question peut, en effet, faire partie d'un groupe linguistiquement homogène et soumis aux mêmes influences qui déborde ce territoire. Mais pour qu'on ait affaire à un peuple proprement dit, il faut que ce soit sur ce territoire que l'on trouve le principal échantillon de population inscrit dans un tel réseau d'influences. Il s'agit alors de la communauté nationale principale, et elle forme avec ses minorités un peuple2.

Cette définition fait intervenir la langue comme facteur identitaire fondamental, mais ce critère ne doit pas occuper toute la place. Il doit être un facteur de rapprochement et non d'exclusion. Selon notre approche, la langue commune est ce qui permet aux individus de se parler, de se comprendre, et de former une communauté au sens plein du terme.

Pour qu'il y ait peuple, il faut donc qu'une telle majorité linguistique existe, mais ce critère à lui seul est insuffisant. Divers groupes parlant la même langue peuvent former divers peuples, et des minorités linguistiques peuvent faire partie intégrante d'un peuple dans lequel on trouve une communauté principale parlant une langue différente de la leur. En plus du facteur linguistique, il faut donc tenir compte du contexte de choix, c'est-à-dire du réseau des influences agissant sur le peuple. Ce réseau provient de groupes qui, dans le monde, partagent une même affiliation linguistique, ou qui ont une certaine proximité géographique, ou qui exercent une certaine influence historique. Ces groupes déterminent la nature des forces agissant sur cette société, et l'on peut définir en partie le peuple en fonction de ce contexte de choix moral, politique et culturel qui s'offre à lui.

Mais le peuple est aussi défini en fonction du territoire, et c'est pourquoi il se trouve là où se trouve la communauté nationale principale, alors que les communautés nationales moins populeuses qui parlent la même langue et sont inscrites dans un même réseau d'influences, mais à l'extérieur du territoire, ne font pas partie de ce peuple.

La plupart des Québécois et Québécoises auraient sans doute préféré un régime fédéral s'il avait pu permettre la reconnaissance et l'application pratique du principe des peuples fondateurs. Mais il apparaît désormais clairement que la vaste majorité des Canadiens et Canadiennes n'est pas prête à reconnaître le caractère multinational du Canada (exception faite de la reconnaissance constitutionnelle récente des Premières Nations), tant sur le plan constitutionnel que sur les plans politique ou administratif. Au contraire, ceux-ci ont entériné la vision de Pierre Elliott Trudeau, qui admet l'existence d'une seule nation, et qui promeut le bilinguisme et le multiculturalisme. Cette vision cherche entre autres choses à effacer toutes les traces des peuples à l'origine du Canada, et à noyer les différences acadienne, québécoise et autochtone dans le grand ensemble canadien.

Réponses aux critiques

Certains prétendent que le concept de peuple que nous avons esquissé ne s'applique qu'au cas Québec-Canada, parce que le Canada est justement un État multinational qui comporte des minorités nationales (franco-canadienne et anglo-québécoise). Mais notre concept peut s'appliquer aussi aux peuples n'ayant pas de minorité nationale. De plus, outre le cas du Canada, nous avons donné plusieurs exemples de pays multinationaux (la Belgique, l'Espagne, la Suisse, etc.) et de minorités nationales (les minorités russes dans les pays baltes, la minorité hongroise en Slovaquie, la minorité arabe en Israël, la communauté anglophone au Québec, etc.).

On pourrait ajouter l'exemple suivant. L'ex-Yougoslavie était un État multinational. Au sens où nous l'entendons, elle comportait six peuples, ou nations entendues au sens sociopolitique de l'expression, et plus de dix-huit minorités nationales. Par exemple, le peuple sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine contient une faible majorité musulmane et deux minorités nationales (serbe et croate); le peuple sur le territoire de la Croatie est composée pour sa part d'une majorité croate et d'une minorité nationale serbe3. Des remarques semblables peuvent s'appliquer à la Slovénie, à la Macédoine, à la Serbie et au Montenegro (ces deux derniers formant une fédération). Le concept de nation sociopolitique ou de peuple que nous avons développé nous permettrait donc de justifier le point de vue selon lequel, suite à la dissolution de la Yougoslavie, les intégrités territoriales devant être préservées sont d'abord et avant tout celles des républiques, que certaines d'entre elles choisissent ou non de se fédérer. En vertu du droit international, les entités susceptibles de devenir souveraines sont les États successeurs, et notre point de vue vient conforter cette interprétation.

Certains prétendent qu'en un sens, le Canada reconnaît déjà le peuple québécois. Que peuvent-ils invoquer à l'appui de cette thèse ? Il y aurait, selon ce point de vue, une telle reconnaissance implicite dans le principe de la dualité linguistique. Autrement dit, ce principe constituerait une reconnaissance des « peuples » canadien-anglais et canadien-français. Mais en voyant les choses sous cet angle, on risque de reconduire un nationalisme ethnique. En outre, la politique de multiculturalisme et le principe de l'égalité des provinces, qui sont chers à tous les « Canadiens anglais »4, va à l'encontre d'une telle reconnaissance. Le rejet du peuple québécois s'est d'ailleurs révélé à l'occasion du rapatriement illégitime de la Constitution et du rejet de l'Accord du Lac Meech. Il n'est pas question au Canada anglais de reconnaître au Québec le statut de société distincte, et encore moins de lui accorder un statut particulier ou une distribution asymétrique des pouvoirs. Si, sous certains aspects (code civil, impôt québécois, etc.), il y a déjà une certaine asymétrie dans la distribution des pouvoirs, c'est une voie désormais inacceptable aux yeux des Canadiens anglais. L'affirmation selon laquelle le Canada reconnaîtrait en un certain sens le statut de peuple au Québec est par conséquent sans fondement.

D'autres admettent que le Canada ne reconnaît pas l'existence d'un peuple québécois, mais ils ajoutent que « les constitutions des démocraties libérales ne prévoient pas le classement de leurs citoyens en « peuples » différents dès lors que cela risquerait d'affecter fortement le partage de la puissance publique »5. Adopter cavalièrement ce point de vue comme s'il s'agissait d'une réalité immuable, c'est souscrire à un ordre établi qui est à l'origine des problèmes auxquels sont confrontées les fédérations multinationales. Mais l'article 35 de la Constitution canadienne reconnaît de toute façon l'existence des peuples autochtones. Et si l'Accord de Chalottetown avait été adopté, il aurait fallu accorder l'autonomie gouvernementale à plus d'une vingtaine de peuples autochtones réparties en près de six cents bandes sur le territoire canadien. Cela n'aurait-il pas affecté considérablement « le partage de la puissance publique » ? Si un tel partage est souhaitable pour les Premières nations, pourquoi refuser un partage un peu plus substantiel au Québec ? La vérité est que le Canada anglais ne reconnaît pas l'existence du peuple québécois, et le refus d'enchâsser une telle reconnaissance dans la Constitution n'est qu'une façon de révéler ce fait.

Certains prennent acte de l'argument que nous venons d'esquisser, mais ils croient que les sondages révèlent le double attachement des Québécois et Québécoises en faveur du Québec et du Canada. Ils estiment que ce fait milite contre la thèse de la souveraineté politique du Québec et pour le maintien du lien fédéral. L'attachement à l'égard du Canada se révèlerait notamment dans la volonté d'une majorité de Québécois et Québécoises de maintenir la citoyenneté et un passeport canadiens advenant l'indépendance. Mais cet argument des fédéralistes risque d'être contradictoire, puisqu'il fait intervenir justement l'idée qu'il existe un peuple québécois, alors que dans les faits les Canadiens et Canadiennes proposent aujourd'hui au Québec d'adhérer à une fédération territoriale où les provinces sont égales et où n'est pas reconnue le peuple québécois. Il faut dire et répéter que le double attachement des Québécois et Québécoises est le point de départ de notre argument : ceux-ci auraient préféré pouvoir fonctionner à l'intérieur d'un État multinational. Mais le problème est que le Canada anglais ne veut rien entendre à cet égard, et nous demande dans les faits d'abdiquer notre affiliation nationale. Voilà pourquoi nous sommes dans l'obligation d'exercer notre droit à la souveraineté.

D'autres reconnaissent aussi la validité de notre argument, mais ils estiment que le refus de reconnaissance du peuple québécois au sein du Canada ne constitue qu'un paramètre parmi d'autres permettant d'évaluer les mérites de la fédération canadienne. Et ils vont même jusqu'à le réduire au fait d'inclure ou non une clause à cet effet dans la Constitution. Mais il ne faut pas réduire le différend constitutionnel à la simple question de savoir si telle ou telle clause doit ou ne doit pas être enchâssée. Le désaccord constitutionnel révèle en fait une exclusion beaucoup plus profonde : de plus en plus, le Canada anglais refuse d'accorder au Québec des arrangements administratifs, un statut particulier, une décentralisation accrue, l'abolition de normes « nationales », le statut de société distincte ou une limitation du pouvoir de dépenser. Le différend constitutionnel est à la source d'un très grand nombre de problèmes fondamentaux qui rendent impraticable le système fédéral tel qu'il est. La question nationale n'est pas qu'un paramètre parmi d'autres. Elle s'immisce dans tous les recoins de la vie politique, économique et culturelle. La souveraineté du Québec entraînerait un grand déblocage sur le plan constitutionnel et permettrait de contribuer au moins en partie à la résolution de plusieurs problèmes concrets auxquels nous sommes confrontés.

2. La nécessaire protection. L'argument linguistique

La vitalité linguistique d'une communauté est d'une importance capitale pour son dynamisme. Comme on vient de le voir, la langue contribue en partie à définir l'appartenance nationale. Autrement dit, elle est un facteur identitaire fondamental. Elle est ensuite un véhicule important de la culture. On peut même dire qu'elle est parfois la matière même de la culture, ce dans quoi celle-ci trouve son ancrage. Elle joue en outre un rôle essentiel dans la création et le maintien de solidarités réelles entre les citoyens. Elle est ce qui permet aux individus de communiquer entre eux, de se transmettre de l'information, de favoriser les apprentissages. Enfin, parce que la langue est la fibre nerveuse d'une nation, elle constitue aussi un important facteur d'intégration.

La situation actuelle du français

Puisque la fécondité est depuis longtemps extrêmement faible au Québec, il faut favoriser l'immigration et l'intégration en français des immigrants à la société québécoise6. Mais la loi 101 n'a pas suffi à régler la question linguistique parce que la Charte canadienne lui a ôté du mordant7. Jusqu'à maintenant, le principal changement à cet égard aura été d'imposer le remplacement de la clause Québec par la clause Canada. Ensuite, avec l'adoption de la loi 101, les francophones ont acquis un sentiment injustifié de sécurité linguistique. Enfin, la loi 101 ne s'accompagne pas de l'outil d'identification à l'État qu'est la citoyenneté. Trop d'immigrants arrivant au Québec s'intègrent à la langue de la majorité canadienne et perçoivent le français comme une langue minoritaire. Plus de 60% d'entre eux conservent leur langue maternelle comme langue d'usage à la maison8. Certes, il ne s'agit pas de préconiser l'assimilation des immigrants; le français doit être une langue d'intégration, et non d'assimilation. Mais, dans le contexte d'une compétition entre le français et l'anglais dans la vie publique, ces chiffres révèlent tout de même la tâche qu'il nous reste à accomplir et les obstacles qu'il faut lever pour s'assurer que les allophones acquièrent une maîtrise suffisante de la langue commune9.

L'usage de l'anglais est encore trop répandu chez les allophones et même chez les francophones au Québec. Il est vrai qu'entre 1976 et 1991, 70% des immigrants allophones qui ont changé de langue d'usage ont été intégrés à la communauté francophone10. Mais depuis le début des années 70, dans les travaux de démographes comme Jacques Henripin, on admet que l'intégration des immigrants doit être de 85% à la communauté francophone et de 15% à la minorité anglophone pour ne pas perturber l'équilibre entre les deux communautés11. À cause de la permanence de la sous-fécondité et d'une forte immigration, le poids relatif du français en termes de langue maternelle a commencé à baisser au Québec à partir du milieu des années 80. Cela pouvait naguère être compensé par la migration interprovinciale : les anglophones étaient naturellement enclins à plus de mobilité. Mais cela n'est plus vrai. Depuis le référendum de 1980, le phénomène de la mobilité des anglophones s'est résorbé.

Il serait de toute façon impensable et politiquement, moralement et socialement inacceptable de compter sur le départ des anglophones pour conserver au français sa place au Québec. Par ailleurs, le taux de natalité ne remonte toujours pas. Il importe donc que le Québec s'assure le contrôle exclusif de son immigration et de sa politique linguistique en se donnant un cadre national dans lequel les néo-Québécois reconnaîtront le français comme langue commune et trouveront naturel de l'utiliser afin d'achever leur intégration comme citoyens à part entière.

La souveraineté est en plus une garantie d'émancipation sur le plan linguistique. Elle permet tout d'abord que soit remise entre les mains d'un gouvernement représentatif la responsabilité de la promotion et de la protection de la langue; elle permet ensuite d'affirmer la spécificité du Québec dans sa façon de concevoir et de gérer sa politique linguistique. La langue française n'est pas en danger de disparaître à court terme au Québec. Cependant, les indicateurs ne sont pas toujours très encourageants, et les démographes prévoient que les francophones seront minoritaires sur l'île de Montréal au tournant de l'an deux mille12. Le problème est accru du fait que la manière typiquement québécoise, qui consiste à admettre des droits collectifs, à les rendre explicites et à judiciariser la nécessité d'intégrer linguistiquement les immigrants à la majorité, continue de faire l'objet de contestations devant les tribunaux.

L'Accord du Lac Meech

Certains prétendent que le fédéralisme est assez souple pour admettre le maintien d'une politique linguistique comme la loi 101, mais rien n'est moins sûr. Là comme ailleurs, les Québécois et Québécoises font face à un blocage systématique.

L'Accord du Lac Meech, qui contenait une clause de société distincte dont le principal mérite était de conférer une légitimité aux lois linguistiques québécoises, a été rejeté par une majorité de Canadiens et Canadiennes. D'aucuns ont invoqué le fait que l'Accord n'a été battu que par la décision de quelques individus, dont Elijah Harper, député manitobain, et Clyde Wells, premier ministre de Terre-Neuve, suite à des procédures techniques d'adoption de l'entente constitutionnelle. En réalité, l'Accord était rejeté dans tous les sondages par la très grande majorité des Canadiens anglais. Une fois cela admis, on peut se demander pourquoi. Une réponse souvent proposée est que les Canadiens anglais se sont opposés au processus même de négociation. Autrement dit, ils auraient été d'accord avec l'entente comme telle, mais auraient quand même eu tendance à s'y opposer parce qu'elle aurait été négociée à huis clos entre onze premiers ministres, et conclue sans que le peuple canadien n'ait été consulté. Cette explication ne résistant pas beaucoup à l'analyse, on s'empresse d'ajouter que l'Accord avait comme défaut d'exclure toute une série de questions relatives aux autochtones, aux femmes, à la réforme du Sénat et bien d'autres encore. Autrement dit, les Canadiens et Canadiennes en auraient eu contre des accords faits à la pièce et n'auraient voulu entériner que des package deals13. Cela en dit déjà long sur la perception de la différence québécoise qui, aux yeux des Canadiens et Canadiennes, se perd tellement dans un ensemble de différences qu'elle ne mérite même pas de faire l'objet d'une entente séparée. Mais un autre argument vient à la rescousse de ceux qui cherchent à justifier le refus des Canadiens anglais. Avec la clause de société distincte, le Québec risquait de justifier la loi 178. Cette loi maintenait la langue française comme seule langue d'affichage en dépit d'un jugement de la Cour suprême, et ce même si elle s'appuyait sur une clause dérogatoire contenue dans la Constitution. Selon de nombreux Canadiens et Canadiennes, le Québec risquait d'adopter des mesures brimant les droits individuels des membres de sa minorité linguistique anglophone. La crainte était plus spécifiquement de voir la clause de société distincte l'emporter sur la charte des droits et libertés.

Une fois qu'on admet cela, on entre justement au coeur du désaccord. Avec l'entente constitutionnelle de 1982, le Canada anglais a voulu se doter d'une constitution qui faisait la sourde oreille à une reconnaissance des droits collectifs de ses nations constitutives, à l'exception des Premières nations. Même si cette constitution n'est pas de part en part individualiste, elle est d'abord et avant tout d'inspiration individualiste. Et les Canadiens et Canadiennes ne semblent pas vouloir que cohabitent au sein du texte constitutionnel des clauses garantissant des droits collectifs linguistiques et des clauses protégeant les droits individuels. On peut même affirmer que certaines clauses de la Charte des droits enchâssée dans la Constitution (article 23) avaient pour but de limiter le pouvoir législatif du Québec en matière linguistique.

Comme on le voit, le refus d'admettre une clause aussi modeste que celle de société distincte, qui ne pouvait avoir d'impact qu'en matière linguistique et qui ne pouvait pas être utilisée pour justifier une nouvelle distribution des pouvoirs, en dit long sur l'inaptitude des Canadiens anglais à penser de façon nouvelle l'existence d'un État libéral pluraliste. Ce refus en dit long sur l'incapacité des Canadiens et Canadiennes à concevoir leur propre pays comme un État multinational. Les Canadiens et Canadiennes ont beau se vanter de leur politique de multiculturalisme, ils ont en fait toujours été dans l'incapacité de reconnaître la « diversité profonde » des peuples à l'origine du Canada, pour employer une expression chère à Charles Taylor. Cela se révèle aussi dans leur incapacité à reconnaître aux Québécois et Québécoises la responsabilité de promouvoir et protéger sur le territoire du Québec les droits collectifs linguistiques de la majorité francophone, de la minorité anglophone et des nations autochtones.

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, le Canada a donc rejeté le principe de société distincte qui constituait une façon simple de résoudre au moins la question linguistique. Certains prétendent que le cadre fédéral a permis au Québec de promulguer ses propres lois linguistiques, mais la constitutionnalité et le contenu de ces lois ont sans cesse été remis en question. Puisque la clause de société distincte, qui aurait pu être invoquée pour parer à ce genre d'attaques, a été rejetée, il y a tout lieu de penser que l'interruption de la contestation de nos lois linguistiques devant les tribunaux est due non pas à la satisfaction relative des Canadiens et Canadiennes, mais bien plutôt à une trêve visant à ne pas jeter de l'huile sur le feu à la veille du référendum.

Une responsabilité québécoise

En prenant le contrôle de sa destinée linguistique, le Québec se donne les moyens de gérer les choses à sa façon en démontrant une ouverture originale à l'égard des droits collectifs des groupes vivant sur son territoire, en accord avec sa propre Charte des droits et libertés. Quel problème y a-t-il à autoriser ainsi la cohabitation de droits individuels et de droits collectifs au sein d'une constitution ? Ces différentes clauses risquent sans doute d'entrer en tension les unes avec les autres, mais la même chose peut être dite au sujet des droits individuels qui peuvent, eux aussi, être invoqués les uns contre les autres. En devenant souverain, le Québec pourra, de façon progressiste, constitutionnaliser les droits collectifs de la majorité francophone en instituant la langue française comme langue commune, en même temps qu'il reconnaîtra les droits linguistiques de la minorité anglophone et des nations autochtones.

La communauté anglophone du Québec est le prolongement d'une nation voisine, elle a joué un rôle historique dans la création d'institutions sur le territoire du Québec, et elle se conçoit d'abord et avant tout comme appartenant à une autre nation. Il convient donc de lui reconnaître le statut de minorité nationale et de constitutionnaliser ses droits collectifs à promouvoir et protéger ses propres institutions. La même chose vaut concernant les droits linguistiques des communautés autochtones qui, elles, doivent être considérées comme des nations à part entière.

On dit souvent que l'accession du Québec à la souveraineté marquera un recul pour les droits des francophones du reste du Canada, mais il ne faut pas blâmer le Québec à cet égard. Celui-ci se soucie du sort des franco-canadiens et les appuiera moralement et financièrement dans leur lutte. Tout comme il reconnaît les droits collectifs de sa minorité anglophone, il incitera le gouvernement canadien à en faire autant à l'égard des droits collectifs des minorités francophones qui doivent, de façon symétrique, être considérées comme des minorités nationales ou des nations (dans le cas des Acadiens) vivant sur le territoire canadien.

Le fait que trop d'immigrants s'intègrent à la communauté anglophone, que les francophones deviendront bientôt minoritaires sur l'île de Montréal, et que le Canada n'est pas prêt à constitutionnaliser la légitimité des législations linguistiques québécoises, ne suffisent peut-être pas encore à tenir un discours alarmiste sur la situation du français au Québec. Mais s'il fallait qu'en plus de tout cela, face à l'intransigeance de l'État fédéral et des Canadiens et Canadiennes qui refusent de reconnaître le caractère multinational du Canada, les Québécoises et Québécois disent NON à la souveraineté du Québec, les angoisses et les inquiétudes réapparaîtraient inévitablement, et nous serions alors replongés dans de vives tensions linguistiques. L'élargissement de l'accès à l'école anglaise serait l'un des premiers dossiers qui serait réouvert. C'est dans le but d'empêcher ce retour en arrière que la souveraineté constitue un outil indispensable à l'émancipation du peuple québécois.

3. La nécessaire émancipation. L'argument culturel

Dans les années 70, le nationalisme québécois était intimement lié à la nécessaire sauvegarde et au développement de la culture québécoise. Les artistes étaient alors à l'avant-garde du mouvement. Le référendum de 1980 a marqué une rupture de ce mouvement consensuel pour les artistes et les créateurs, comme pour la majorité des citoyens québécois. Depuis le début des années 90 surtout, on a tendance à dire que les arguments des souverainistes sont désormais d'ordre économique et que la culture n'a plus rien à voir avec le projet de souveraineté. Pour venir étayer cet argument, certains prétendent même que les artistes sont démobilisés. Le mouvement des Artistes pour la souveraineté (AS) est venu apporter un premier démenti à cette allégation. Il est vrai cependant que la mobilisation n'est plus la même : un certain équilibre s'est instauré, où la culture apparaît comme un facteur parmi d'autres venant légitimer la démarche souverainiste. Ce serait à notre avis céder à un économisme de mauvais aloi que de prétendre que l'émancipation de la culture au Québec est désormais un facteur secondaire dans le projet souverainiste et que, dorénavant, seules les considérations économiques l'emportent. Le développement de la culture québécoise se fonde autant sur l'évolution constante de la notion d'identité que sur des liens à tisser, sur le plan international, avec les autres communautés et avec les instances qui participent à la définition des grands courants culturels et artistiques.

Entre l'art-porteur-de-drapeau et l'art-pour-l'art

Il est anormal que les forces vives de la culture québécoise soient obligées de se mobiliser, de monter aux barricades et de se porter à la défense de la nation, comme ce fut le cas dans les années 70. Il est anormal que les démarches d'artistes soient entièrement subordonnées à la « Cause ». Mais il est tout aussi anormal d'admettre que des oeuvres soient dépourvues de tout ancrage dans la vie de la communauté. Il y a un excès contraire dans lequel on risque de s'enferrer et qui peut conduire à développer une vision anhistorique, désincarnée et dépourvue de contenu substantiel. Que cela provienne de la désillusion, du cynisme, de l'indifférence ou du mépris, peu importe, le résultat est le même. En créant et soutenant des oeuvres sans ancrage historique, on est passé en l'espace de vingt ans d'un extrême à l'autre. Par exemple, au sujet de certains de nos dramaturges contemporains, Robert Lévesque écrit : « C'est un effacement du politique qui définit leur travail, qui les différencie de la génération précédente où l'affirmation, le nationalisme et les luttes sociales servaient de moteur à la pratique du théâtre »14. Sans donner raison à Robert Lévesque sur toute la ligne et sans endosser son anti-nationalisme, il faut reconnaître qu'il existe une telle tendance et que la pression est forte sur les artistes pour qu'ils se désinvestissent de leur milieu.

Mais l'artiste n'est pas moins que les autres tributaire d'une tradition, héritier d'une culture, fils et fille de son époque, et il a partie liée avec la communauté dans laquelle il s'inscrit. Il ne peut donc pas s'affranchir totalement de ses diverses déterminations. Mais il n'est pas là non plus pour entériner l'ordre établi, pour embellir les choses. Son rôle doit être subversif, il doit remettre en question, déranger. Ce n'est pas lui qui doit porter entièrement sur ses épaules le destin de la société, puisqu'il est souvent le solitaire qui interroge. Mais pour que cette autonomie de l'artiste soit possible, il faut néanmoins qu'un dialogue s'instaure entre lui et le public dans un espace communément partagé. Il faut que la société dans laquelle ce dialogue se poursuit soit stable et que ses institutions culturelles nationales soient stables.

Il ne s'agit pas de prétendre que la culture d'ici soit en péril et que la souveraineté du Québec offre une garantie pour sa survie. Il s'agit plutôt d'assurer le plein épanouissement de la culture dans un espace national stable pour ne pas contraindre les artistes à subordonner leur propre démarche à des questions quasi ontologiques portant sur l'existence même d'une culture distincte. Une société est culturellement pauvre lorsqu'elle oblige ses artistes à thématiser explicitement ce qui la distingue des autres. Aussi, l'espace national dans lequel une culture peut se déployer doit être stable. Mais pour ce faire, il faut que le gouvernement national prenne en charge la gestion de la culture. La récupération des pleins pouvoirs ne doit pas être vue comme une bataille de coqs entre des entités administratives qui se disputent des compétences. Elle a trait au maintien d'un espace de culture nationale sur lequel on peut compter. Il s'agit de reconnaître au Québec son autonomie en ces matières. Il s'agit de le laisser gérer ses propres affaires à sa manière. Il s'agit en somme de préconiser la souveraineté culturelle pour le Québec.

Tout ceci peut bien entendu exister à l'intérieur d'une fédération multinationale. Mais encore faut-il que cette fédération reconnaisse l'autonomie culturelle de ses nations constitutives. Est-il normal, au sein d'une fédération multinationale, d'admettre que l'une des nations fondatrices ne détient pas les pleins pouvoirs en matière de culture ? Encore une fois, la nation québécoise est dans une impasse depuis de nombreuses années. Le gouvernement fédéral a tout mis en oeuvre pour s'immiscer dans les affaires culturelles québécoises en créant un déséquilibre dû à des chevauchements dans les interventions fédérales et provinciales. Le projet de souveraineté culturelle de l'ancien premier ministre Robert Bourassa, autant que la revendication d'une pleine maîtrise d'oeuvre par sa ministre de la culture Liza Frulla, sont restés lettre morte, comme celle dans le domaine des communications. Le Québec est, il est vrai, déjà engagé dans une démarche originale de gestion de la culture qui se situe entre le modèle français et le modèle canadien du arm's lenght. Mais il est inconcevable qu'en 1995, le Québec n'ait pas encore une pleine maîtrise d'oeuvre en matières culturelles. Même dans une perspective fédéraliste, il y a longtemps que le Québec aurait dû assumer pleinement son autonomie en ces matières, comme cela vient de se produire en Belgique, où les gouvernements communautaires (wallon et flamand) ont dorénavant l'entière responsabilité du budget de la culture.

Réponses aux critiques

On a souvent fait valoir que le Québec obtenait plus que sa part sur le plan culturel à l'intérieur du cadre fédéral. En 1993-1994, 37% du budget de Radio-Canada, 40% de l'ONF, 37% de Téléfilm Canada et 50% en provenance du ministère du Patrimoine canadien étaient versés au Québec15. Mais ces domaines ne constituent qu'une faible proportion de la création artistique québécoise. Et ces avantages financiers risquent de disparaître dans le contexte d'une crise des finances publiques. En second lieu, il ne faut pas oublier que la création artistique et culturelle est beaucoup plus intense au Québec que dans la plupart des autres provinces. Enfin, le fait que le Québec ait eu plus que sa part des subventions liées à la culture doit être replacé dans un contexte politique général. Les Canadiens et Canadiennes sont disposés à reconnaître l'importance de la culture québécoise pourvu que cela fasse taire ses velléités autonomistes. La générosité canadienne à cet égard n'est donc pas entièrement désintéressée.

Certains voient comme un avantage le fait que les Québécois et Québécoises profitent de deux paliers gouvernementaux pour financer leurs projets, alors que dans l'hypothèse de l'accession à la souveraineté, ils n'auraient accès qu'aux sources en provenance de Québec. Il s'agit là d'un argument plutôt faible. Dans les deux cas, il s'agit des mêmes fonds publics. En outre, avec l'argent qu'il récupèrerait d'Ottawa, le gouvernement québécois pourrait créer des paliers régionaux qui donneraient les mêmes opportunités aux artistes. En somme, les créateurs du Québec n'ont pas besoin du cadre fédéral pour se faire valoir sur la scène internationale.

Combien de fois a-t-on entendu des Canadiens et Canadiennes nous dire à quel point la culture québécoise était essentielle à l'identité canadienne et que, sans elle, le Canada ne pourrait pas se différencier des Américains? Cette ouverture d'esprit est sans doute sincère, mais elle comporte plusieurs présupposés problématiques. Elle est manifestée par les personnes mêmes qui refusent de reconnaître la nation québécoise, ce qui prouve bien à quel point l'ouverture dont il est question est conditionnelle à l'inclusion des Québécois et Québécoises dans une nation à laquelle ils n'appartiennent pas. Elle laisse entendre aussi qu'il n'existe pas de culture typiquement canadienne-anglaise, ce qui est bien entendu faux, en plus d'être méprisant à l'égard des créateurs canadiens. Et elle trahit en fin de compte une incapacité des Canadiens anglais à se concevoir eux-mêmes comme formant une nation à part entière16.

Certains invoquent le fait que la souveraineté du Québec n'a plus sa raison d'être parce que le cadre fédéral a permis à nos créateurs de s'affirmer, de développer leur art et de se faire connaître partout à travers le monde. Si une telle émancipation est possible à l'intérieur du cadre fédéral, pourquoi alors faire la souveraineté ? Selon ce point de vue, il faudrait que la création soit brimée et que la liberté d'expression soit violée pour que l'accession à la souveraineté puisse être justifiée. La vérité est que la création s'est développée au Québec grâce au profesionnalisme de nombreux agents ou fonctionnaires, tant au fédéral qu'au provincial, et non à cause d'un cadre politique donné. Elle continuerait de se développer de la même façon dans un Québec souverain. La première différence est cependant que le gouvernement du Québec serait comme il se doit le seul à prendre en charge la responsabilité de la politique culturelle sur le territoire québécois. La deuxième différence est qu'en reconnaissant la nation québécoise, les artistes ne seraient plus contraints d'avoir à choisir entre la mobilisation à l'égard de la « Cause » et la démobilisation à l'égard de tout engagement politique au sein de leur communauté. En dépit de leurs succès nombreux sur la scène internationale, plusieurs artistes ne sont pas encore parvenus à s'affranchir de l'obligation d'avoir à choisir entre ces deux options. La troisième et dernière différence est que cela fournirait des conditions favorables pour que les artistes qui le désirent puissent enfin témoigner de leur identité collective sans être perçus comme mettant de l'avant une cause politique particulière.

Plusieurs personnes ont avec raison souligné le fait que les différents gouvernements souverainistes qui se sont succédés n'ont pas fait suffisamment pour la culture d'ici. Il y a tout lieu de croire que c'est parce que les artistes constituaient une clientèle que l'on croyait acquise à la cause souverainiste. Comme il arrive très souvent, les gouvernements ont tendance à se porter davantage à l'écoute des groupes qui s'opposent à eux, et c'est ce qui s'est produit aussi pour le gouvernement péquiste. En outre, après le référendum de 1980, une dynamique s'est mise en place entre les créateurs dans toutes les disciplines et les tenants du projet d'indépendance. Le Parti québécois a perdu de vue en partie l'importance de la dimension culturelle. Il n'a malheureusement pas fait appel à des experts qui auraient pu les conseiller au cours de la dernière décennie afin de développer un véritable projet de politique culturelle. Une hiérarchie s'est dessinée : on s'est mis à percevoir la dimension culturelle comme secondaire, sinon tertiaire. Il est urgent de défaire cette conception hiérarchique traditionnelle qui met l'économie au premier plan des changements sociaux et politiques. Il faudrait rabattre cette verticalité à l'horizontal et redonner aux divers domaines la capacité d'établir leurs propres tensions entre eux. Ainsi la culture s'insérerait au croisement des questions linguistiques, des questions liées à l'immigration, à l'identité et aux communications, plutôt que d'être considérée comme issue d'esprits marginaux et isolés, ou bien encore comme « la cerise sur le sundae ».

Malgré qu'il soit un petit peuple, le Québec compte plusieurs artistes qui ont fait leur marque dans le monde entier. Mais pour que la création demeure possible, pour que des gens aient le goût de consacrer leur vie à cette chose essentielle qu'est l'art, le climat doit être propice. Il faut évidemment un financement adéquat, et la barre du un pour cent du budget de l'État consacré à la culture constitue à ce chapitre un minimum. On a assez démontré que la culture amenait des retombées économiques importantes : il faut que les gouvernements tout autant que les entreprises cessent de considérer son financement comme s'il s'agissait de charité. Mais au-delà des questions d'argent, des enjeux plus fondamentaux se posent. Pour que notre culture ne soit pas constamment placée sur la défensive, pour que l'artiste sente qu'il n'est pas le représentant obligé de tout un groupe, mais qu'il ne parle en fait que pour lui-même, il faut qu'existe un espace de liberté. Cet espace, il peut être offert entre autres par une communauté qui se sent assez en paix avec elle-même pour aimer les artistes qui la dérangent.

L'incapacité dans laquelle se trouve le Québec de prendre en charge sa propre culture au sein de la fédération canadienne, conjuguée aux efforts répétés du gouvernement fédéral de s'immiscer dans le financement de la culture québécoise pour en arriver à négocier une entente tacite avec les artistes visant à maintenir l'ordre établi quand ce n'est pas « l'unité nationale », tout cela ne constitue sans doute pas quelque chose qui puisse mettre en péril la culture au Québec. Mais s'il fallait qu'en plus, les Québécois et Québécoises rejettent la souveraineté, cela annoncerait inévitablement l'effritement progressif de la différence québécoise au sein du Canada : les Québécois et Québécoises apparaîtraient aux yeux de tous les Canadiens et Canadiennes et à leurs propres yeux comme une grosse minorité culturelle. La préoccupation identitaire prendrait à nouveau toute la place. C'est pour en finir avec ces vieux démons que la souveraineté constitue une étape essentielle dans le devenir de la culture québécoise.

4. La nécessaire égalité. L'argument historique

Dans toute son histoire17, le Québec a toujours été une partie d'un empire ou d'un pays plus grand que lui, et n'a jamais été considéré ou traité comme une société égale à ses voisines. Aujourd'hui encore, le Canada anglais le considère comme une partie de son corps politique, qui doit bien sûr obéir au pouvoir situé à Ottawa. Pourtant, une majorité de Québécois et Québécoises considère que le Québec est lui-même un corps entier, une société distincte, qui existait bien avant que la Conquête de 1760 eût mis fin au Régime français. 235 ans plus tard, le statut politique du Québec ne correspond toujours pas aux aspirations de sa population. Qui plus est, les Québécois et Québécoises n'ont jamais donné leur consentement au régime politique qui les a encadrés. Et pour cause : durant toute leur histoire, ils se sont battus pour une égalité politique qui leur a échappé.

Les origines de la Confédération

Les fédéralistes présentent souvent la Confédération de 1867 comme un acte d'adhésion du Québec à l'ensemble canadien. Or, cet événement, que l'histoire officielle considère comme l'acte de naissance du Canada, est un compromis politique fort complexe qui s'est déroulé sur fond de crise parlementaire et internationale.

L'Union de 1840 avait fondu le Canada anglais (Haut-Canada) et le Québec (Bas-Canada) dans un régime quasi unitaire. Toutefois, puisque la population du Québec était plus nombreuse et que les Canadiens-anglais ne désiraient pas que la règle de la majorité joue en leur défaveur, la règle de la double majorité fut introduite dans le jeu parlementaire. Ainsi, le gouvernement du Canada-Uni devait-il obtenir la confiance des députés du Québec (Canada-Est) et du Canada anglais (Canada-Ouest) tout à la fois. Il en résulta une grande instabilité politique : quand le Québec et le Canada anglais élisaient des députés de tendances différentes, et que ceux-ci votaient dans le sens contraire, le gouvernement du Canada devait remettre sa démission.

Pendant ce temps, la situation démographique se renversait peu à peu. Dès le milieu du siècle, la population du Canada-Ouest dépassait celle du Canada-Est, et des leaders politiques anglophones désapprouvaient de plus en plus l'égalité conférée aux députés du Canada-Est. Par conséquent, ils réclamèrent le « Rep. by pop. », la représentation proportionnelle à la population. Ce système n'était peut-être pas en soi contestable, mais on ne peut s'empêcher de noter que son adoption survint à un moment bien précis. En fait, dès que l'égalité entre les deux parties du Canada joua contre eux, les Canadiens anglais la répudièrent.

La Confédération canadienne fut donc élaborée entre 1864 et 1867 entre autres dans le but de mettre fin à l'instabilité parlementaire et à la crise des finances publiques, mais aussi pour éliminer l'égalité politique qui existait entre le Québec et le Canada anglais. Le contexte international fut également favorable à cette entreprise : la fin de la Guerre civile faisait craindre l'expansionnisme américain, la Grande-Bretagne désirait se délester d'une partie de ses charges coloniales, et la fin du Traité de réciprocité commerciale entre le Canada et les États-Unis rendait nécessaire la création d'un grand marché au nord du 45e parallèle.

Qu'est-ce que les Québécois et Québécoises avaient à gagner à faire partie d'une fédération formée du Québec et de trois provinces anglaises, l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse? Ce qui attirait les leaders québécois, y compris le clergé, ce n'était pas l'intégration à l'ensemble canadien, mais la possibilité de retrouver une certaine autonomie politique. En effet, la Confédération signifiait la fin de l'Union de 1840 symbolisant la disparition de la communauté politique québécoise, et la remise sur pied des institutions politiques autonomes reconnues par l'Acte constitutionnel de 1791.

La recherche de l'égalité

Le compromis de 1867 a été interprété de diverses façons, tant au Canada anglais qu'au Québec. À l'origine, il fut compris par les Canadiens anglais comme une concession à la minorité canadienne-française. Les « privilèges » accordés à la langue française n'étaient d'ailleurs valables qu'au sein du Parlement canadien et dans la province de Québec, où l'usage de l'anglais ne devait par contre subir aucune entrave.

La dualité canadienne présente d'un océan à l'autre a d'abord été mise de l'avant par Henri Bourassa, au début de ce siècle. Elle visait à contrer le sentiment impérialiste qui rattachait les Canadiens anglais à leur mère-patrie et était fondée sur la réalité sociologique de cette époque : les territoires de l'Ouest du Canada recelaient encore d'importantes communautés francophones. Cette vision du Canada préconisait « l'égalité des deux races », comme le voulait l'expression consacrée à l'époque.

Cependant, le phénomène d'assimilation s'est poursuivi, renforcé par la volonté politique du Canada anglais, que même le premier ministre canadien-français Wilfrid Laurier ne sut arrêter. Lors de la création des provinces de Saskatchewan et d'Alberta en 1905, on refusa de garantir les droits de la minorité francophone. Certains affirment parfois que la présence de francophones dans l'administration fédérale constitue un avantage. Mais Wilfrid Laurier, regrettant ses erreurs, confia à Henri Bourassa en 1918 : « C'est un malheur que le premier ministre soit un Canadien français, parce que comme Canadien français j'ai fait des choses que je n'aurais jamais faites si j'avais été anglais »18.

En 1915, un autre coup dur frappa les Canadiens français : le Règlement XVII supprima les écoles françaises en Ontario. Dans les décennies qui ont suivi, la situation démographique des francophones vivant ailleurs qu'au Québec s'est rapidement affaiblie. De moins en moins de collectivités francophones ont conservé la masse critique nécessaire à une vie communautaire. Par conséquent, leurs membres ont dû s'assimiler à la société canadienne-anglaise au même titre que les immigrants. Les efforts entrepris dans les années 1970 dans le but de raviver ces communautés vinrent trop tard.

Le gouvernement fédéral est le principal instrument du projet national canadien. Les deux crises de la conscription qui ont ponctué le 20e siècle sont des exemples probants de la domination exercée sur le Québec dans le régime canadien lorsqu'il s'agit d'enjeux fondamentaux. Dans les deux cas, la volonté de la majorité du Canada de conscrire des soldats a prévalu sur celle de la majorité des Québécois et Québécoises qui désiraient procéder par d'autres moyens.

Suite aux deux conflits mondiaux, le Canada anglais entreprit enfin de se détacher politiquement, économiquement et psychologiquement de la Grande-Bretagne. Mais plutôt que d'adhérer à une notion dualiste du Canada, il mit de l'avant un vaste projet national fondé sur la construction de l'État canadien. Dans un premier temps, le gouvernement conservateur de Duplessis, appuyé par les élites traditionnelles du Québec, ne put faire mieux que de tenter de défendre les prérogatives provinciales du Québec. Il fallut attendre l'arrivée d'une nouvelle génération de politiciens pour donner une contenu positif à la quête d'autonomie du Québec.

Une nouvelle quête d'autonomie

Il y a plus de trente ans, le Québec a résolu de se développer en tant que société distincte du reste du Canada. À partir de 1980, le projet national québécois moderne a renoué avec le mouvement vers l'autonomie lancé lors de la Confédération et a rompu avec l'idée d'une dualité linguistique pancanadienne. Il a proposé une nouvelle vision du « pacte entre deux nations », celle d'une égalité entre le Québec et le Canada anglais fondée sur la décentralisation vers le gouvernement provincial de pouvoirs constitutionnels spéciaux. Lors des États généraux du Canada français à la fin des années 1960, ce virage des nationalistes québécois vers l'autonomie du Québec a provoqué une rupture avec les élites francophones du Canada anglais. Ces dernières se rallièrent ensuite à la nouvelle doctrine de la dualité linguistique proposée par Pierre Elliott Trudeau.

Pour plusieurs, Trudeau a simplement voulu couper l'herbe sous le pied des nationalistes québécois en proposant sa politique de bilinguisme. Pour d'autres, la loi sur les langues officielles dans les institutions fédérales, adoptée en 1969, ressuscitait l'idée d'une dualité fondée sur la langue. En préférant la dualité Canadiens français/Canadiens anglais à la dualité Québec/Canada anglais, le projet de Trudeau renvoyait selon ce point de vue à « l'égalité des deux races » du début du siècle. Au Canada anglais, on accepta le bilinguisme avec réticence, pensant que c'était la réponse adéquate et définitive à la question what does Quebec want ?.

En effet, les francophones pouvaient dorénavant s'adresser en français au gouvernement canadien et ils avaient enfin accès aux emplois dans la fonction publique fédérale. Mais après plus de 25 ans, force est de constater que le gouvernement central fonctionne encore essentiellement en anglais, excepté au niveau des services au public. La politique de services dans la loi sur les langues officielle masque la domination de l'anglais dans les institutions communes : des milliers de francophones ont bel et bien trouvé du travail dans la fonction publique canadienne, mais partout où les anglophones sont majoritaires, les fonctionnaires fédéraux travaillent en anglais.

Si tant est qu'elle visait la promotion du français, la politique fédérale des langues officielles a connu un succès fort mitigé. Les statistiques sur l'assimilation des francophones à l'extérieur du Québec sont là pour le prouver. Paradoxalement, cette politique a été remise en question par les Canadiens anglais depuis. Ils y voient le symbole des privilèges accordés à la minorité francophone.

En 1988, l'objectif de la politique linguistique fédérale a changé suite aux pressions d'anglophones québécois qui contestaient la loi 101. Cette loi, que le gouvernement du Québec avait adoptée en 1977, faisait du français la langue officielle du Québec. Dès lors, la nouvelle politique fédérale a aussi pris en compte le sort de l'anglais au Québec, passant de la promotion du français à la protection des minorités linguistiques dans chaque province. Il va sans dire que cette nouvelle orientation ne faisait plus du tout l'affaire du Québec. En plus de ramener le Québec au rang de province comme les autres, cette politique faisait oublier la condition du français au Canada en général, en détournant l'attention vers de soi-disant violations des droits des anglophones au Québec. Pendant ce temps, les provinces anglaises résistaient aux jugements des tribunaux et ne cédaient de droits scolaires aux francophones qu'en échange de la promesse de millions de dollars d'aide en provenance d'Ottawa.

Ainsi, à la notable exception du Nouveau-Brunswick, le Canada anglais a résisté à la dualité linguistique introduite par Trudeau, que ce soit sous la forme du bilinguisme au sein des institutions fédérales ou de celle de la promotion du français dans les écoles de juridiction provinciale. En même temps, le Québec devait demeurer un territoire canadien bilingue et la communauté anglophone ne devait subir aucune entrave. On ne saurait trouver meilleur exemple d'une politique de deux poids, deux mesures. Ce n'est certainement pas cela qu'on entend par l'expression de « statut particulier du Québec ».

« Égalité ou indépendance »

Le postulat de base des revendications constitutionnelles du Québec depuis 1960 - qu'elles soient autonomistes ou souverainistes - est l'égalité entre le Québec et le Canada anglais. Après que Pierre Elliott Trudeau eût promis, lors du référendum de 1980, de procéder à des modifications constitutionnelles, et après l'échec référendaire qui s'en est suivi, on assista à un coup de force sans précédent : le rapatriement de la constitution, orchestré par Trudeau à partir de 1981. Celui-ci voulut au départ procéder à un rapatriement unilatéral sans l'accord des provinces, mais le 28 septembre 1981, la Cour suprême déclara que cette démarche était légale, mais illégitime. Trudeau obtint finalement l'accord de neuf provinces et procéda au rapatriement. Cette démarche est dans son essence demeurée illégitime, puisqu'elle s'est faite à l'encontre de la volonté du Québec et de son Assemblée nationale. Le rapatriement de la Constitution est passé outre au projet québécois d'établir un nouveau partage des pouvoirs, et cette Constitution a de plus été adoptée sans consultation populaire.

Après cet événement par lequel le Québec s'est retrouvé exclu de la famille canadienne, le gouvernement du Parti libéral s'est contenté de revendiquer la reconnaissance constitutionnelle du caractère distinct du Québec. Mais si minimale soit-elle, cette expression de la dualité Québec/Canada a rencontré la résistance de la population canadienne-anglaise en général. Les échecs des accords du Lac Meech et de Charlottetown sont pour une bonne part attribuables au rejet de la clause de société distincte, malgré toutes les précautions ayant entouré son inscription.

Colonie de la France, conquête de l'Angleterre et province du Canada, le Québec n'a jamais été reconnu comme nation. Privé de la souveraineté politique, il ne peut aisément entretenir des relations d'égal à égal avec les autres nations. La souveraineté est l'ultime moyen de rendre égales des nations qui sont inégales lorsque cela est impossible à l'intérieur d'un cadre multinational. Le secrétaire général des Nations unies n'a-t-il pas déclaré à Montréal qu'un « monde en ordre, est un monde de nations indépendantes, ouvertes les unes aux autres dans le respect de leurs différences et de leurs similitudes »19 ?

Depuis la création du Régime canadien inauguré en 1867, les Québécois et Québécoises ont recherché une reconnaissance nationale et un partenariat d'égal à égal, que ce soit à travers l'égalité du français et de l'anglais, la décentralisation des pouvoirs ou la reconnaissance de la spécificité du Québec. Dans l'éventualité du maintien du Québec au sein de la fédération canadienne, il est de plus en plus difficile d'espérer rétablir cette égalité. L'égalité entre toutes les provinces pourrait, en principe, aller de pair avec un fédéralisme asymétrique où le Québec se verrait reconnu comme nation. Mais l'évolution des trente dernières années montre qu'au contraire, sans la souveraineté, le Québec aura à vivre sous la pression uniformisante du gouvernement fédéral et des provinces anglaises, qui sont incapables d'admettre un fédéralisme asymétrique.

Après que les Régimes français, anglais et canadien les eurent colonisés, conquis et minorisés, les Québécois et Québécoises n'ont d'autre choix que d'opter pour la souveraineté du Québec s'ils désirent la véritable égalité. Le référendum de 1995 est pour les Québécois et Québécoises une occasion exceptionnelle d'entrer dans une nouvelle phase de leur histoire et d'accéder à l'égalité nationale.

5. La nécessaire solidarité. L'argument sociologique

Le fait de reconnaître le peuple québécois et de lui donner sa pleine expression politique favoriserait le développement d'une solidarité réelle entre les individus vivant au Québec. La solidarité entre les membres d'une communauté ne constitue pas un « repli communautaire ». Au contraire, elle rend possible une prise de conscience sociale et permet aux individus d'apercevoir autre chose que leur intérêt individuel dans leurs transactions sociales avec leurs concitoyens. La solidarité est ce qui permet de se concevoir comme citoyen à part entière. Elle est ce qui permet à tous les membres d'un groupe d'accepter de faire leur part, de faire des sacrifices et de lutter contre l'exclusion. Dans la conjoncture présente, qui est celle d'une crise du chômage et des finances publiques, cette solidarité devient indispensable car sans elle, il ne sera pas possible d'en arriver à des solutions justes et équitables. En se donnant un pays, les Québécois et les Québécoises poseront les bases d'une solidarité réelle qui favorisera la compréhension entre les citoyens malgré leurs intérêts divergents. Cette solidarité nationale n'est pas qu'un mot d'ordre idéaliste : elle a des répercussions sociales déterminantes.

La société solidaire

La solidarité nationale devrait tout d'abord amener le secteur privé à jouer un rôle plus actif dans le financement des institutions culturelles. Le rôle de l'État demeure indispensable à ce chapitre, mais sauf pour de très rares exceptions, les entreprises privées n'ont pas assuré un appui financier suffisant à l'égard du secteur culturel. Dans une société où tous sont solidaires, les milieux économiques autant que l'État devraient être fiers de s'associer aux projets les plus avant-gardistes. Une société qui est fière de ses créateurs s'arrange pour maintenir dans un bon état ses infrastructures culturelles. Au sein d'une telle société, l'État joue un rôle clé sur le plan culturel.

Une société solidaire en est aussi une qui ne dénigre pas ses intellectuels. Elle tolère la dissidence et accepte que des individus veuillent garder une entière indépendance de jugement et d'action. Elle reconnaît les bénéfices qu'elle peut retirer du fait d'avoir en son sein des gens qui pensent par eux-mêmes aux problèmes de la société et qui jettent un regard critique sur certaines des solutions apportées par les gouvernements. Une telle ouverture à l'égard des intellectuels va de pair avec une attitude mature concernant la divergence d'opinions et la diversité de points de vue. C'est une société qui reconnaît les mérites de la discussion publique et des débats. Elle est reconnaissante d'avoir en son sein des intellectuels qui agissent comme des chiens de garde de la démocratie. C'est en somme une société qui ne veut pas qu'on la laisse dormir tranquille dans le confort et l'indifférence.

Cette solidarité nationale a aussi des répercussions sur le plan de l'économie. Il est impensable de résoudre nos principaux problèmes économiques si l'on n'est pas engagé dans un processus de concertation permanente entre les différents acteurs socio-économiques. Pour que syndicats, entreprises, collèges, universités et gouvernements se concertent, ne doivent-ils pas être solidaires ? Et où peuvent-ils aller chercher cette solidarité, si ce n'est dans la solidarité nationale ?

Cette solidarité est à l'origine d'un modèle de développement économique qui va de bas en haut, alors qu'au contraire, le gouvernement fédéral essaie depuis toujours d'orienter le développement économique à partir d'un modèle qui va de haut en bas en imposant une vision qui ne tient pas compte de la diversité des régions, des solidarités nationales et des synergies locales. La synergie entre les différents acteurs socio-économiques garantit tout d'abord des effets d'agglomération des entreprises. Elle facilite ensuite le processus d'apprentissage collectif, car elle permet des transferts de technologie plus efficaces. Elle aide en outre à réaliser plus adéquatement l'objectif de croissance durable ainsi que les objectifs d'équité interrégionale et intergénérationnelle. Elle favorise enfin le maintien sur le territoire national des ressources humaines et internalise de cette manière des effets bénéfiques qui autrement iraient ailleurs.

Le Québec s'est toujours montré favorable à la mobilité de la main-d'oeuvre, des biens, des services, des capitaux et de l'information, mais par contre il a manifesté de différentes manières un certain nationalisme économique et ses ressources humaines ont toujours été naturellement enclines à demeurer sur le territoire national; or, les économistes se rendent de plus en plus compte du caractère bénéfique de ce fait. On ne doit pas préconiser sans nuance la mobilité des capitaux, de la main-d'oeuvre, des biens et des services, car cette mobilité entraîne parfois le départ des meilleures compétences, et finit par creuser les écarts entre les régions20.

Il est certes important d'acquérir une formation à l'étranger, de rayonner sur la scène internationale et d'étendre ses collaborations au-delà du territoire national. Mais le fait que les meilleurs d'entre nous se sentent solidaires de leurs concitoyens, et qu'ils se sentent appartenir au Québec permet d'être optimiste quant à l'avenir de la communauté. Cela ne peut que se traduire par l'amélioration de la qualité de ce qui se fait ici, en permettant un transfert d'expertises, d'habiletés, de savoir-faire et de professionnalisme dans toutes les sphères d'activité. C'est ainsi qu'une tradition d'excellence peut s'instaurer au sein de la communauté. Autrement dit, même s'il faut approuver le principe de la mobilité des biens, des services, des capitaux et des personnes, il faut reconnaître aussi les bénéfices qui découlent du nationalisme économique.

Mais la solidarité doit surtout conduire à la lutte contre les inégalités dans la société. De l'avis de tous, les problèmes économiques et sociaux les plus graves au Québec sont le chômage, la pauvreté des femmes, le décrochage scolaire, l'insertion des jeunes sur le marché du travail, le maintien des programmes sociaux, le déficit et la dette. Les solutions à ces problèmes demandent que les différents acteurs sociaux se concertent, mais aussi que chacun, individu ou entreprise, accepte d'y mettre du sien. En ce sens, la décision de se doter d'un État souverain constitue déjà en soi l'amorce d'un projet de société, puisqu'elle manifeste concrètement la solidarité des citoyens et leur désir de travailler ensemble à l'établissement d'une société plus juste.

Le Canada, « le plus beau pays au monde» ?

Pour la troisième année consécutive, les Nations unies ont décerné la première place au Canada pour sa qualité de vie. On calcule celle-ci à partir de trois critères : le pouvoir d'achat, la scolarisation et l'espérance de vie. Mais l'information fournie par le gouvernement fédéral était incomplète. Les autorités fédérales n'ont pas fourni de chiffres concernant l'analphabétisme et le décrochage scolaire, ce qui a amené les analystes à faire comme si ces problèmes étaient inexistants au Canada21. De plus, ces chiffres ne nous informent pas sur les inégalités entre les sexes, les classes sociales et les communautés nationales.

Quoiqu'il en soit, cette première place, réelle ou pas, n'a pas de conséquences pour le débat référendaire. En effet, une telle première place veut dire que si le Québec devenait souverain, il pourrait concurrencer avec le Canada à ce chapitre et se retrouver à égalité avec lui. Mais ce qui est plus inquiétant, c'est l'impact que cette nouvelle peut avoir chez des gens qui oublient l'importance de leur affiliation nationale et qui s'en tiennent de plus en plus à une conception individualiste de la vie en société. À cause d'informations biaisées de ce genre, ceux-ci risquent de ne pas comprendre pourquoi la souveraineté du Québec est nécessaire. Contrairement à ce point de vue individualiste, nous avons la conviction profonde que cet enjeu est crucial et que le sens de la solidarité nationale est indispensable à la résolution des problèmes économiques. Sans la solidarité nationale, les Québécois et Québécoises vont s'engager dans une voie où tous seront perdants, y compris sur le plan économique.

Le même genre de remarque s'applique à l'égard de ceux qui prétendent que les immigrants vivant au Québec se sentent plus canadiens que québécois. Le fait est que le Canada a tendance à négocier implicitement avec les immigrants un pacte individualiste qui leur permet de n'être pas dérangés par une intégration trop poussée. La politique de multiculturalisme n'est qu'une manifestation de cette attitude. Là encore, nous avons le sentiment profond que l'intégration - et non l'assimilation - à la communauté d'accueil est cruciale et que, sans cela, tous seront perdants, y compris les immigrants eux-mêmes. Cette politique du gouvernement canadien peut lui rapporter provisoirement des votes, mais il s'agit d'une victoire éphémère. L' « attachement » des communautés immigrantes au Canada pourrait vite céder le pas à des sentiments moins favorables lorsque le Canada devra, dans le contexte de restrictions budgétaires, solliciter leur solidarité nationale.

Réponses aux critiques

On prétend souvent que l'attachement à la communauté est problématique s'il doit passer par l'identification à un certain nombre de valeurs spécifiques. Une société démocratique, souligne-t-on, se doit d'être pluraliste et de respecter la diversité des points de vue. En effet, il apparaît fort controversé de vouloir faire reposer la solidarité nationale sur l'adhésion à un certain nombre de valeurs spécifiques autres que les idéaux démocratiques et les principes fondamentaux de justice. Mais si le sentiment de solidarité nationale ne repose que sur l'existence d'une communauté en général sans caractères spécifiques, alors il n'y a pas de raison, semble-t-il, de préférer telle communauté d'appartenance plutôt que telle autre, et pas de raison de préférer la communauté locale à la communauté globale : n'importe quelle communauté peut faire l'affaire. Que répondre à cet argument ?

Même si le sentiment d'appartenance à la communauté nationale doit se situer en-deçà de l'adhésion à un ensemble de valeurs communes, il constitue tout de même un modèle de solidarité concrète que l'on peut raisonnablement espérer voir naître entre les gens. Il constitue une étape réaliste vers la création de solidarités plus globales. Il faut ainsi mettre l'accent sur les solidarités locales pour espérer la création de solidarités à plus grande échelle. La solidarité nationale rend possible et concevable la création de solidarités qui vont au-delà de la seule affiliation nationale. On ne peut pas espérer voir surgir dans chaque citoyen une prise de conscience planétaire et un sentiment d'appartenance au « village global » si ce citoyen n'a même pas la capacité de se sentir lié à sa communauté nationale.

On invoque aussi parfois un argument qui va dans le sens contraire de celui que nous venons d'examiner. On prétend qu'à notre époque, les gens se sentent prioritairement solidaires à des échelles plus locales que l'échelle nationale. Selon cette idée, on peut être attaché à notre ville, à notre quartier, à un groupe minoritaire, à un milieu de travail, à des amis, etc. L'affiliation nationale jouerait alors un rôle bien secondaire.

Sans nier l'importance de ces ancrages locaux, on peut douter que les gens qui leur accordent une priorité absolue soient sensibles aux solutions concrètes devant être apportées aux problèmes que nous évoquions plus haut : le chômage, la pauvreté, le décrochage scolaire, l'insertion des jeunes sur le marché du travail, le maintien des programmes sociaux, le déficit et la dette. Ces problèmes requièrent la concertation et la synergie entre des partenaires socio-économiques de natures très diverses : les entreprises, les syndicats, les travailleurs, les groupes communautaires, les gouvernements, les milieux culturels, les universités et les intellectuels. Ce sont tous les groupes et tous les individus au sein de la communauté nationale qui sont appelés à collaborer. Quel est l'élément pouvant cimenter les liens entre tous ces gens ? La solidarité nationale est la seule réponse que l'on puisse fournir. La solidarité nationale constitue en ce sens un atout précieux, voire même indispensable.

En répondant « OUI » à la proposition de faire du Québec un pays souverain, il serait au moins permis d'envisager avec un certain optimisme une solution à nos problèmes qui passerait par autre chose que l'individualisme et l'intérêt personnel. Les Québécoises et Québécois affirmeraient leur volonté de construire un projet de société qui inclurait des individus et des groupes ayant des intérêts fort divers. Cet engagement contractuel permettrait de rassurer chacun sur la volonté commune d'arriver ensemble à des solutions justes et équitables pour tous.

On a souvent répondu à cet argument sociologique que tout ceci est concevable à l'intérieur d'un système fédéral. C'est bien entendu exact, pourvu que l'on ne cherche pas à imposer un État unitaire qui fasse fi de cette solidarité. Mais cette solidarité est présentement mise à l'épreuve par le reste du Canada. Après plus de trente ans d'échecs constitutionnels, le Canada exprime ouvertement son intransigeance et sa volonté d'en finir avec la différence québécoise. Il propose que le Québec accepte une fois pour toutes de fonctionner à l'intérieur d'un cadre unitaire, d'être traité comme une minorité culturelle, d'être gouverné dans un cadre constitutionnel qui ne le reconnaît pas, et d'être traité sur un pied d'égalité avec les neuf autres provinces. L'incapacité du Canada à reconnaître la différence québécoise vient heurter de plein fouet la solidarité qui est en train de se construire de peine et de misère. Il faut des liens contractuels très solides entre les membres de la communauté pour arriver ensemble à des solutions qui vont au-delà des intérêts personnels et corporatistes. Le fait que le Canada ne veuille pas reconnaître la différence québécoise ne nous laisse donc pas d'autre choix. Le Québec doit accéder à la pleine et entière souveraineté politique.

6. La nécessaire représentativité. L'argument politique

L'accession à la souveraineté permettrait au Québec de se doter d'un gouvernement qui pourrait plus aisément faire appel à la solidarité entre les citoyens. D'une manière générale, le fait qu'un gouvernement soit représentatif eu égard à la composition nationale des différentes communautés qui se trouvent sur son territoire lui confère une marge de manoeuvre additionnelle qui lui permet de mieux gérer la lutte contre le chômage, la dette et les récessions.

L'anti-nationalisme, une des causes de la dette

Si, dans les années 70, le gouvernement fédéral avait pu asseoir son autorité sur des solidarités nationales réelles plutôt que d'imposer artificiellement l'idée d'un État unitaire, il aurait eu suffisamment de légitimité pour concentrer ses efforts sur la lutte au chômage. Mais puisqu'il s'en est remis à un concept abstrait de la « nation canadienne », il s'est retrouvé dans les faits soumis à l'emprise de groupes d'intérêt divers, et a cherché à se faire réélire en faisant plaisir à tout un chacun. En effet, pour lutter efficacement contre le chômage, il aurait fallu que le gouvernement favorise les synergies et la concertation, car c'est seulement de cette manière qu'on peut éliminer le décrochage scolaire, assurer une bonne formation de la main-d'oeuvre, et garantir une transmission adéquate de l'information pouvant conduire à de l'innovation technologique.

De plus, pour financer les déficits, le gouvernement fédéral aurait dû intervenir pour empêcher que l'épargne canadienne ne soit dirigée vers des titres étrangers. Il aurait dû mettre tout en oeuvre pour que la dette reste autant que possible entre des mains canadiennes. En l'absence d'une telle politique, il a été amené à s'engager de plus en plus dans des emprunts à l'étranger. Le Canada s'est donc retrouvé avec une dette extérieure importante, et est depuis ce temps obligé de maintenir des taux d'intérêt élevés pour satisfaire et rassurer les investisseurs étrangers. Le fait qu'une proportion importante de la dette soit libellée en devises étrangères est un problème parce que le coût de la dette dépend alors des variations dans le taux de change du dollar canadien. La dépréciation de la devise canadienne est donc devenue un facteur d'accroissement des coûts de la dette22.

Enfin, puisque le gouvernement canadien n'a pas fait reposer sa légitimité sur des solidarités nationales réelles, il s'est vu aussi dans l'obligation d'accorder des subventions aux grandes entreprises et de favoriser les abris fiscaux pour que celles-ci acceptent de réinvestir au Canada.

Selon la première ébauche d'une étude de Statistique Canada utilisée par le NPD lors des élections fédérales de 1993, les trois principales causes de la dette canadienne sont les dépenses gouvernementales (6%), la politique de taux d'intérêt élevés (44%), et les mesures d'exemptions fiscales aux entreprises (50%)23. Ces trois causes sont au moins en partie le symptôme d'un seul et même problème : la légitimité de l'État est fondée non sur des solidarités nationales réelles, mais sur des groupes d'intérêt. On ne peut en effet affronter courageusement des politiques de lutte au chômage efficaces si l'on n'est pas capable de s'appuyer sur des solidarités réelles entre les citoyens. On ne peut pas non plus résoudre la question de l'endettement à l'étranger et éviter les taux d'intérêt élevés qui lui sont associés si l'on ne profite pas d'un financement qui s'appuie sur des solidarités nationales. Et l'on ne peut pas éviter l'endettement lorsqu'on est contraint d'adopter une panoplie de mesures fiscales pour retenir les grandes entreprises chez nous au lieu de pouvoir compter sur leur sens de la solidarité.

Dans une telle perspective, l'affirmation du peuple québécois vient nous rappeler un des problèmes qui minent le Canada tel qu'on le connaît. Le Canada ne repose pas suffisamment sur des solidarités nationales. Le nationalisme civique que le Canada tente de promouvoir et qui renvoie exclusivement à l'État fédéral, à ses institutions et à ses politiques spécifiques est factice s'il ne s'appuie pas en plus sur les nations diverses qui sont à la base de ce pays. Le caractère artificiel du nationalisme civique canadien est donc au moins en partie à l'origine d'une dette faramineuse. La légitimité fondée sur des solidarités réelles aurait constitué une garantie contre une telle situation désastreuse. Plusieurs Canadiens et Canadiennes en ont assez de nos débats constitutionnels et ils estiment que la dette constitue le seul véritable problème à l'heure actuelle. Ils ne comprennent pas pourquoi le Québec continue d'être préoccupé par la question nationale. Mais si nous avons raison, la question nationale constitue au contraire un facteur déterminant.

Il ne s'agit pas d'invoquer la représentativité de l'État seulement pour justifier des compressions budgétaires dans les programmes sociaux. L'étude de Statistique Canada mentionnée plus haut tend à montrer que la cause de l'endettement est d'abord et avant tout ailleurs. Si les dépenses gouvernementales ont été élevées, c'est en grande partie à cause des coûts de l'assurance-chômage et du bien-être social, qui sont eux-mêmes causés par un chômage endémique. Les programmes sociaux ont une raison d'être. Des coupures à ce niveau ne sauraient être justifiées que si des mesures plus importantes sont entreprises pour faire payer les plus riches au sein de notre société. Le gouvernement doit intervenir prioritairement dans plusieurs autres dossiers : les subventions aux entreprises, les fiducies familiales, les abris fiscaux, le travail au noir, la contrebande, les retards dans le paiement des impôts, les taux d'intérêt, etc. Le gouvernement ne sera représentatif que s'il limite au maximum le tort fait aux plus démunis de notre société. Certains gouvernements provinciaux actuels ont tendance à s'attaquer aux groupes les plus faibles et ce sont ces derniers qui sont les victimes des principales compressions. L'étude de Statistique Canada montre pourtant que les coupures doivent être faites d'abord et avant tout ailleurs que dans les programmes sociaux.

La dette québécoise

Le gouvernement du Québec n'a peut-être pas lui non plus fait suffisamment appel à la solidarité nationale pour fonder sa légitimité, et c'est en partie pourquoi il est lui aussi confronté à un problème d'endettement. Même si, en ce qui concerne les REER par exemple, un plafond de 20% est fixé pour les fonds dévolus à des placements à l'étranger, une grande partie des fonds qui restent aboutit dans des fonds d'investissement « canadiens » dont une bonne part de l'actif est composée de titres étrangers24.

D'autres causes viennent expliquer l'endettement du gouvernement québécois. Tout d'abord, le modèle économique préconisé par le gouvernement fédéral a entraîné une croissance économique anémique au Québec, notamment en raison du déplacement de plusieurs grandes entreprises, et cela a contribué partiellement à notre endettement. Ensuite, le gouvernement du Québec a subi une perte financière totale de 11 milliards de dollars pour la période 1982-1993, perte due à des changements dans les programmes de transferts du gouvernement fédéral. Cette perte représente 37,05% du déficit du gouvernement du Québec pour cette période24.

Ces facteurs ne sont sans doute pas négligeables, mais il faut reconnaître aussi que l'absence de solidarité nationale est peut-être, au Québec comme ailleurs, une cause importante d'endettement. Les gouvernements québécois qui se sont succédés ont toujours reporté à plus tard le moment de s'attaquer au problème du chômage, au décrochage scolaire et à la formation de la main-d'oeuvre, ce qui a contribué à accroître les dépenses gouvernementales. Ensuite, ils n'ont pas suffisamment exploité l'épargne nationale dans leurs emprunts. Enfin, ils ont trop souvent subventionné les entreprises et autorisé les abris fiscaux. La difficulté que les gouvernements ont à miser sur la solidarité nationale est ainsi devenue fort coûteuse, et elle est au moins en partie la cause de leur endettement.

Il faut maintenir nos acquis sociaux et ne pas succomber aux tentations conservatrices et individualistes de certains gouvernements provinciaux canadiens. Mais la solidarité nationale requiert aussi une solidarité intergénérationnelle, et nous ne pouvons pas nous endetter sur le dos des générations futures. Les diverses mesures nationales mises en oeuvre par les gouvernements québécois successifs (Caisse de dépôt et de placement, REER, REA, Fonds de solidarité) ont permis d'exploiter davantage l'épargne nationale, mais elles demeurent encore insuffisantes. La souveraineté du Québec constitue un élément additionnel pour résoudre les problèmes de chômage et d'endettement, car elle manifestera la volonté des Québécois et Québécoises de prendre en main leur propre destinée économique en se dotant enfin d'un gouvernement représentatif qui puisse compter sur la solidarité nationale de ses électeurs.

7. La nécessaire décentralisation. L'argument administratif

Un autre argument en faveur de la souveraineté concerne la nécessité de décentraliser les appareils gouvernementaux. Les épargnes obtenues grâce à l'élimination des dédoublements ne sont pas le seul avantage de la décentralisation. Ces épargnes sont certes réelles, mais la souveraineté offre en plus l'occasion de procéder à un dégraissage de l'État. À tout cela, il faut ensuite ajouter les bénéfices qui proviennent d'une plus grande efficacité gouvernementale. Il est devenu courant de dire que l'efficacité passe par le rapprochement des centres de décision à l'égard de leurs marchés. Pour éliminer les complexités bureaucratiques, il faut certes éliminer les chevauchements, mais cette élimination n'a de sens que si elle se fait au profit des pouvoirs régionaux qui sont ainsi placés à proximité de l'activité économique.

Le Canada est-il le pays le plus décentralisé au monde ?

Certains prétendent que le fédéralisme canadien est le plus décentralisé du monde26. Cette affirmation, aussi spectaculaire soit-elle, perd cependant un peu de son lustre dès qu'on l'évalue à sa juste mesure. Pour qu'une telle première position au palmarès vaille quelque chose, il faudrait que le Canada soit comparé à d'autres fédérations multinationales, et non aux États-Unis, à l'Australie ou à l'Allemagne. On trouve sur le territoire du Québec un peuple distinct, ce qui n'est pas le cas dans les länder allemands et les États australiens ou américains. Même si, à certains égards, le Québec a plus de pouvoirs que ces entités administratives, cela ne contribue pas réellement à renforcer la démonstration que l'on tente d'établir. Il faut comparer le Canada avec d'autres fédérations multinationales comme la Belgique ou la Suisse. En ne prenant pas soin de faire cette distinction, on trahit déjà une certaine propension à ignorer le facteur communautaire.

Même lorsqu'on ne traite que du partage des pouvoirs entre l'État fédéral et les États fédérés, on ne peut mettre en veilleuse le fait qu'à peu près toutes les fédérations multinationales sont soumises à des tensions majeures, et celles qui ne sont pas encore disparues risquent de disparaître un jour à cause de ces tensions. Par conséquent, on peut se demander si le fait d'être « la fédération la plus décentralisée » signifie réellement quelque chose. S'il n'y a qu'une poignée de pays avec lesquels le Canada peut être comparé, et si l'on retrouve dans ces pays des problèmes semblables aux nôtres, n'a-t-on pas raison de prendre avec un grain de sel cette « première position » ? Il n'y a pas de mérite à être le grand gagnant quand on est à peu près seul en piste, et pas de mérite à occuper la première place dans un club d'insatisfaits. Au vu des difficultés que connaissent les fédérations multinationales, on peut se demander si le Canada ne fait pas partie d'une espèce en voie de disparition.

À chaque fois que les souverainistes ont dénoncé le caractère centralisateur de la fédération canadienne, c'était en référence à un partage des compétences qui ne tenait pas compte du caractère multinational du Canada. Tous les gouvernements québécois depuis plus de trente ans ont clamé haut et fort la nécessité de revoir le partage des pouvoirs et de limiter le pouvoir fédéral de dépenser, mais il s'agissait d'assurer la reconnaissance, la promotion et l'émancipation du peuple québécois (ou « canadien-français », comme nous avions l'habitude de le dire), et non d'accumuler des pouvoirs pour le seul plaisir d'en avoir. Aussi, il ne faut pas simplement s'employer à comptabiliser la liste des pouvoirs acquis. Il faut se demander si le degré de décentralisation en est un qui nous convient et qui reflète bien le caractère multinational du Canada.

De la même manière, le Québec ne demande pas un statut asymétrique pour le plaisir d'avoir plus de pouvoirs que les autres provinces. Une décentralisation est requise pour tenir compte de ce que nous sommes. Le principe de l'égalité des provinces est le paravent derrière lequel se réfugient ceux qui ne peuvent avouer franchement leur incapacité à reconnaître le caractère multinational du Canada.

Il est difficile de dire si toutes les fédérations multinationales sont viables. Un tel système politique apparaît cependant irréaliste dans la conjoncture présente pour ce qui est du Canada. Quoiqu'il en soit, une fédération qui a un caractère multinational devrait tout d'abord déléguer des pouvoirs au niveau d'États participants qui représentent les peuples constitutifs du pays. Il faudrait également que des secteurs tels que la langue, la culture, les télécommunications, l'éducation et l'immigration soient sous la juridiction des États membres. Or, c'est loin d'être le cas au Canada, et la comparaison avec les autres fédérations multinationales ne semble pas être avantageuse.

Une fédération décentralisée: l'exemple de la Belgique

Parmi l'ensemble des fédérations multinationales, la Belgique apparaît nettement plus décentralisée que le Canada. Cela se révèle tant en ce qui a trait aux unités administratives qui représentent les communautés nationales participantes, qu'en ce qui concerne la nature des pouvoirs qui leur sont dévolus. Suite aux accords de la Saint-Michel survenus en 1992, l'État belge est maintenant gouverné par un État fédératif qui a très peu de pouvoirs (compétence constitutionnelle, politique étrangère, défense, union économique et monétaire, justice, sécurité sociale, ordre public) et par des gouvernements communautaires et régionaux qui détiennent d'importantes compétences. Les gouvernements communautaires reflètent la composition nationale du pays et assument la responsabilité de la santé, de la culture, de l'éducation, du choix des langues et de toutes les autres matières personnalisables (les matières où il importe que le citoyen soit servi dans sa propre langue). Les gouvernements régionaux, à l'exception de celui qui gère la région de Bruxelles-Capitale, reproduisent aussi la composition nationale de la Belgique et ont la responsabilité des matières économiques (aménagement du territoire, protection de l'environnement, agriculture, logement, aspects régionaux de l'énergie, politique économique, commerce extérieur, travaux publics et transports, recherche scientifique, etc.). En outre, à partir de 1995, les pouvoirs résiduaires iront aux gouvernements communautaires ou régionaux.

En somme, les Belges viennent de passer en l'espace de quelques années d'un État unitaire à une fédération faisant intervenir un partage des pouvoirs qui est plus fidèle à sa composition communautaire que ne l'est la fédération canadienne et ce, autant sur le plan des unités administratives que de la nature des pouvoirs partagés. C'est en ce sens qu'on peut prétendre que le gouvernement fédéral canadien est trop centralisateur.

Quand on considère un tel arrangement fédéral, peut-on encore prétendre que la fédération canadienne est la plus décentralisée au monde ? Il ne s'agit pas de se servir de la Belgique comme d'un modèle. Les Belges sont aux prises avec une dette faramineuse, ils sont soumis à de fréquents conflits linguistiques, et ils ont à composer avec le problème épineux que pose la ville de Bruxelles. Mais le reflet de la composition nationale au sein des structures administratives et le type de décentralisation effectué comportent de nombreux avantages par rapport au modèle canadien.

Si nous possédions une structure comparable à celle des gouvernements communautaires belges, le gouvernement du Québec gèrerait toutes les questions relatives à la langue, à la culture, aux télécommunications, à l'éducation et à l'immigration. Or, les gouvernements québécois ont toujours demandé au gouvernement fédéral de ne pas s'immiscer dans ces secteurs, sans jamais obtenir gain de cause. Même dans le secteur de l'immigration, où d'apparents déblocages sont survenus, la maîtrise d'oeuvre demeure sous l'entière responsabilité du gouvernement fédéral. Le Québec veut être une terre d'accueil pour les immigrants de toute race, de toute culture et de toute religion. Mais il pourrait désirer accorder une certaine priorité à ceux qui manifestent plus d'aptitude à parler français. Ainsi, même en matière d'immigration, où le Québec détient certains pouvoirs, la force centralisatrice du gouvernement fédéral demeure prépondérante. Il en va de même en matière linguistique, où les différentes décisions de la Cour suprême sont venues limiter considérablement la portée des lois adoptées par le gouvernement du Québec.

Ce que l'on vient de dire au sujet de la décentralisation des pouvoirs dits « culturels » (culture, langue, télécommunications, éducation et immigration) vaut aussi en ce qui concerne la décentralisation des pouvoirs économiques. Comme le révèle l'exemple des gouvernements régionaux en Belgique, un État fédératif qui respecte le principe de subsidiarité et qui accepte nos arguments en faveur de la décentralisation devrait automatiquement accorder au gouvernement du Québec les pleins pouvoirs en matières de formation de la main-d'oeuvre, d'assurance-chômage, de développement régional et de recherche et développement. Et si le Québec réclame les pleins pouvoirs dans ces diverses juridictions, il doit aussi disposer des instruments fiscaux appropriés pour harmoniser la politique du revenu avec la politique fiscale. Dans une telle perspective, les deux régimes fiscaux apparaissent nettement inappropriés.

La décentralisation doit aussi s'effectuer au niveau des politiques économiques. Dans plusieurs pays comme la France, l'Allemagne et la Suisse, des politiques économiques régionales sont déjà mises en oeuvre : limitation d'accès au crédit pour certains types d'entreprise, politiques de marché du travail qui tiennent compte de la diversité régionale, etc. Aux États-Unis, douze réserves régionales existent en plus de la Federal Reserve Bank.

Un nouveau partage des pouvoirs

Si le gouvernement fédéral reconnaissait au Québec une pleine compétence dans les secteurs cités plus haut, l'accession du Québec à la souveraineté serait reportée aux calendes grecques! Il ne faut pas croire qu'un mouvement souverainiste naît de nulle part : il naît de l'exclusion. Si les souverainistes ont par le passé été supposément « obsédés » de revoir le partage de pouvoirs et de l'enchâsser dans la Constitution, c'est parce que le débat constitutionnel nous a permis de mettre en évidence l'incapacité inavouée du Canada à reconnaître le Québec comme peuple. Les débats constitutionnels deviennent des enjeux majeurs seulement dans la mesure où ils contraignent les Canadiens et Canadiennes à rendre explicite leur refus.

Même si on oublie la Constitution et que l'on met de côté la reconnaissance formelle du Québec comme société distincte, le fait est que dans le moindre recoin de la moindre entente administrative bloquée, on voit poindre le spectre du refus des Canadiens et Canadiennes de reconnaître le Québec comme un peuple à part entière. C'est sur cette toile de fond que l'on peut apprécier correctement la question du partage de pouvoirs. Face à l'intransigeance du gouvernement fédéral, qui ne tient pas compte de l'unanimité québécoise autour de ces questions, face à sa volonté d'imposer des « normes nationales », d'utiliser son pouvoir de dépenser et de centraliser la politique économique au niveau fédéral sans tenir compte de la diversité des régions, la souveraineté constitue le seul moyen qui reste au Québec pour assumer les responsabilités qu'il estime être les siennes.

La souveraineté du Québec semble donc aller dans le sens progressiste d'une décentralisation des pouvoirs au profit d'entités plus petites et plus proches des marchés, et ce, d'une double façon. L'accession à la souveraineté constitue déjà en soi un processus de décentralisation des pouvoirs, mais le gouvernement québécois s'est en outre déjà engagé à confier de nombreuses responsabilités aux gouvernements régionaux et locaux à l'intérieur même du territoire québécois. Cette décentralisation devra cependant être menée avec prudence et équité : elle ne doit pas déresponsabiliser les gouvernements ou favoriser la concentration d'un pouvoir arbitraire entre les mains de quelques individus, mais plutôt viser à remettre les leviers décisionnels à des gouvernements locaux et régionaux plus efficaces. Tout cela est bien entendu compatible avec le respect de normes nationales.

8. La nécessaire limite à la compétitivité. L'argument économique (I)

On a souvent reproché aux nationalistes québécois ce que l'on disait être leur repli communautaire. Ce reproche est plus que jamais anachronique étant donné leur ouverture d'esprit à la libéralisation des échanges. C'est d'ailleurs grâce au Québec que le Canada est entré dans une zone de libre-échange avec les États-Unis. Le Québec accorde beaucoup d'importance au développement nord-sud et ne veut pas être contraint à une politique économique centrée sur l'axe est-ouest. La globalisation de l'économie est sans doute en soi désirable puisqu'elle entraîne l'ouverture des marchés. De larges pans de l'économie sont désormais gérés à l'échelle multinationale. La plupart des souverainistes québécois acceptent ce fait et ont depuis toujours été ouverts à la libéralisation des échanges en Amérique du Nord et au maintien d'une association économique avec le Canada. Ils acceptent en principe que la souveraineté puisse s'exercer en commun avec des instances bilatérales, multinationales ou même supranationales.

Le nationalisme, un contrepoids essentiel au néo-libéralisme

Ceci dit, il importe de compenser les effets négatifs possibles d'une libéralisation des échanges. On a déjà admis qu'il fallait préserver l'exception culturelle autant pour le GATT que pour l'ALENA. Mais il faut aussi songer à des mesures qui visent à retenir au Québec l'épargne, les investissements, la main-d'oeuvre qualifiée et les entreprises. Il faut enfin s'assurer du maintien d'un système adéquat de protection sociale. Si la libéralisation des échanges n'était d'aucune manière soumise à certaines restrictions, elle pourrait entraîner une délocalisation des entreprises, une réévaluation à la baisse des normes dans les programmes sociaux, une mobilité de la main-d'oeuvre qui irait vers des emplois plus lucratifs, et une dispersion de l'épargne susceptible d'entraîner une augmentation de la dette extérieure. Tout cela ne peut que nuire au développement de notre économie nationale.

La souveraineté, par contre, participe d'un mouvement qui vient contrebalancer les effets négatifs potentiels d'une trop grande libéralisation de l'économie. Encore ici, la souveraineté constitue l'amorce d'un projet de société, un projet qui se situe à gauche sur l'échiquier politique. Bien entendu, rien n'exclut que de futurs gouvernements d'un Québec souverain mettent en oeuvre des mesures de droite. Mais si la solidarité nationale des Québécoises et des Québécois se concrétise et permet l'accession du Québec à la souveraineté politique, on peut espérer voir ressurgir ensuite cette même solidarité dans une politique d'achat chez nous, spontanément mise en oeuvre par tous les citoyens, dans une agglomération des entreprises à leur société d'accueil, dans le maintien d'une main-d'oeuvre qualifiée qui choisit de rester sur le site de l'économie nationale, et dans une canalisation de l'épargne servant à transférer la dette de créanciers québécois. La souveraineté politique du Québec participe de cette logique et vient mettre un frein à une orientation trop libérale des accords liés à la libéralisation des échanges. Certains verront là une utopie ou à tout le moins des voeux pieux. Mais l'absence d'idéalisme en ces matières risque de coûter cher et d'affecter douloureusement notre niveau de vie.

La souveraineté permettrait aussi au Québec d'avoir son mot à dire dans les grandes orientations prises à l'intérieur de structures comme le GATT ou l'ALENA. D'un simple point de vue démocratique, on devrait reconnaître que le plus grand nombre de régions possibles devraient être représentées au sein de ces institutions. Dans cette perspective, le fait qu'une seule entité puisse parler au nom de régions très diverses pose un problème de démocratie. Or, c'est justement ce qui se passe au Canada. On y trouve cinq régions économiques très différentes les unes des autres. Il n'y a aucune raison de penser que le gouvernement fédéral est mieux habilité à défendre les intérêts des Québécois et Québécoises que ne pourrait le faire le gouvernement d'un Québec souverain. En accédant à la souveraineté politique, le Québec pourra avoir voix au chapitre. Il pourra défendre ses intérêts mieux que ne saurait le faire en son nom le gouvernement fédéral.

Certains prétendent que les Américains exigeraient que soit démantelée la politique industrielle d'un Québec souverain avant d'admettre formellement celui-ci comme membre de l'ALENA. Des institutions comme la Caisse de dépôt et de placement et le Régime d'épargne-actions (REA) devraient disparaître sous la pression des Américains. Mais on peut simplement attirer l'attention sur une étude de David M. Brown, faite pour le compte de l'Institut C. D. Howe, qui conclut que ces institutions ne vont pas à l'encontre de l'union économique canadienne. Puisque celle-ci est, de l'avis de tous, fondée sur une intégration économique plus poussée que ne l'est l'ALENA, on peut conclure logiquement que ces institutions sont a fortiori compatibles avec l'ALENA27.

Le Canada d'aujourd'hui est-il semblable à l'Europe de demain ?

Certains soutiennent que l'union économique canadienne constitue déjà un espace économique intégré. Ils prétendent qu'une analogie peut être établie entre le Canada tel qu'on le connaît actuellement et l'Europe qui s'annonce. En voulant faire sécession du Canada, le Québec irait donc à rebours de l'histoire. Mais cette analogie ne tient pas pour des raisons qui ont maintes fois été ressassées. Tout d'abord, les États membres de la CEE sont déjà des pays souverains et ils contrôlent à tour de rôle la direction de la CEE. Ensuite, le futur État supranational envisagé par les Européens exercera un contrôle surtout au niveau de la monnaie, de la politique financière et, si tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, de la politique étrangère, encore que de ce côté, il y ait loin de la coupe aux lèvres. De plus, dans le meilleur des cas, l'union monétaire ne sera atteinte que par une poignée de quatre ou cinq pays vers 1999, et l'Angleterre et l'Allemagne sont de plus en plus réticentes à ce qu'il y ait plus que des objectifs économiques dans le projet européen.

Ceux qui comparent le Canada actuel à l'Europe de demain oublient qu'il n'est nullement question en Europe d'autoriser une intervention systématique de l'État supranational dans les affaires de langue et de culture des pays membres, alors que les Canadiens et Canadiennes défendent le droit d'intervention du gouvernement fédéral ou de la Cour suprême en ces matières. Si, pour l'Europe, la voie à suivre est une certaine forme d'union politique qui permettrait de contenir les excès nationalistes ayant conduit si souvent à des guerres fratricides, le danger qui guette l'Amérique du Nord est l'excès contraire, c'est-à-dire l'intolérance à l'égard des différences, des spécificités régionales. Les Acadiens, les Premières nations et les Québécois en savent quelque chose.

Les Européens ont beau adhérer à Maastricht, ils ne sont tout de même pas dénués d'intérêts nationalistes, à commencer par les Allemands. Ces derniers endossent le modèle européen, mais cela ne les a pas empêchés de poser un geste nationaliste spectaculaire en procédant à la réunification. Et pour être en mesure de financer cette réunification, ils maintiennent des taux d'intérêt élevés à l'encontre de la volonté des autres peuples européens, ce qui retarde l'Union européenne. Les Anglais, pour leur part, manifestent constamment leur hostilité à l'égard de toute tentative de brimer leur souveraineté nationale et ils ont fait biffer toute référence au fédéralisme dans les Accords de Maastricht. Les Français, enfin, ont lutté en faveur de l'exception culturelle dans les accords du GATT, et ils ont adopté une politique linguistique qui, à certains égards, est plus radicale dans son application que la loi 101. En outre, le projet de Maastricht lui-même s'explique en partie par la convergence d'intérêts nationalistes, dans la mesure où il s'agit pour les pays membres de contenir autant que possible l'hégémonie économique de l'Allemagne et de préserver les économies nationales européennes contre les visées envahissantes des superpuissances japonaise et américaine.

Les fédéralistes canadiens se sont jusqu'à maintenant servis du modèle européen pour justifier le statu quo et pour contrer la démarche des souverainistes. Selon leur point de vue, la démarche européenne nous indiquerait le sens de l'histoire, et elle tendrait à montrer que les souverainistes vont dans le sens contraire. Mais depuis que les souverainistes les ont pris au mot et qu'ils consentent à accompagner leur projet de souveraineté d'une association économique et politique avec le Canada, on voit poindre çà et là des discours qui visent à discréditer le modèle européen. Le projet souverainiste, selon ce nouveau point de vue, ne devrait pas s'appuyer sur des modèles issus de l'Europe ou se réclamer d'une association économique à l'européenne, le Canada étant déjà tellement plus avancé sur le plan de l'intégration des communautés.

Mais les penseurs fédéralistes qui cherchent à défendre ainsi l'idée d'un projet « original » qui, cette fois, ne s'inspirerait plus de l'Europe, devraient compléter leur effort de réflexion et s'affranchir du discours anti-nationaliste européen qui, dans le contexte de l'Amérique du Nord, apparaît pour le moins déplacé. Sous le couvert d'une approche nouvelle et originale qui n'invoque plus le modèle européen comme point de référence, ces nouveaux fédéralistes se servent sans s'en rendre compte de l'anti-nationalisme européen alors que celui-ci n'est pas exportable en Amérique du Nord, et ne sert qu'à brimer les aspirations légitimes des Premières nations, des Acadiens et du Québec. Les souverainistes québécois se sont, pour leur part, affranchi de cette vieille hantise à l'égard de toute forme de nationalisme et ils savent que le nationalisme peut, dans certaines circonstances, être exemplairement démocratique et servir à la promotion de communautés qui ont historiquement été brimées.

Le maintien de l'union économique

Quoi qu'il en soit de la comparaison avec l'Europe, certains prétendent qu'une association économique entre le Québec et le Canada requiert de toute façon des instances supranationales. De telles instances sont requises pour l'établissement d'une politique monétaire commune, pour garantir la liberté de commerce, pour contraindre le droit à la mobilité des individus, pour harmoniser les politiques fiscales, pour uniformiser les normes de travail, pour gérer différents programmes de transferts (financement des programmes établis, régime d'assistance publique du Canada et péréquation)28. Et pour que ces institutions soient démocratiques, il faut que les personnes qui en ont la responsabilité soient élues au suffrage universel. Il faut enfin qu'une Cour à laquelle tous puissent se rapporter ait autorité pour imposer un cadre contraignant aux États membres. En somme, si le Québec souverain aspire à une union économique pleine et entière avec le Canada, il lui faudra de toute façon reconduire un système supranational. Et pour plusieurs, le Canada constitue déjà un tel système.

Cet argument néglige cependant de nombreux éléments. Il omet de dire que le système fédéral actuel n'a pas été institué pour gérer uniquement l'union économique. L'argument omet aussi de reconnaître que depuis une trentaine d'années, des motifs nationalistes inavoués sont à l'origine du Canada unitaire que l'on tente de nous imposer. La centralisation des pouvoirs, la mise en oeuvre de « normes nationales », le rapatriement de la Constitution et l'enchâssement d'une Charte des droits essentiellement individualiste servent les intérêts de ceux qui visent à imposer une identité canadienne reléguant l'identité québécoise à la couleur locale d'une minorité culturelle. Si l'Accord de Charlottetown avait été entériné, la mise en place d'une réforme du Sénat consacrant le principe de l'égalité des provinces aurait achevé l'instauration d'un État unitaire pancanadien.

Puisque l'union économique existe déjà et dépend en grande partie d'une intégration informelle, plutôt que d'être le résultat de normes contraignantes imposées par le haut, il n'est pas clair que le cadre formel doive être celui d'une superstructure s'inspirant de l'Europe. Un traité général pourrait constituer le meilleur mécanisme permettant de préserver l'association économique. Ce traité encadrerait une harmonisation dans les domaines de la monnaie, de la politique commerciale intérieure et extérieure, et des législations et réglementations touchant la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux29.

Même si l'on préférait une union économique comme celle de l'Europe à un traité pour formaliser l'intégration informelle existant déjà entre les différentes régions du Canada, on pourrait raisonnablement penser que le plus court chemin entre le statu quo et un système politique semblable à celui de l'Europe passe par la souveraineté. Dans la conjoncture politique actuelle, qui est celle d'un durcissement du gouvernement fédéral, il sera plus facile de négocier entre États souverains qui délèguent une partie de leurs pouvoirs à une entité supranationale. Quand on prend la pleine mesure de l'intransigeance du gouvernement fédéral à l'égard des demandes répétées du Québec, on doit convenir que l'établissement d'une répartition juste des compétences qui passerait par des modifications administratives du système fédéral actuel se heurte à des obstacles insurmontables et est condamné à l'échec. En somme, les souverainistes québécois sont beaucoup plus près des fédéralistes européens que ne le sont les fédéralistes canadiens qui défendent le statu quo.

Mais cette discussion reste théorique, car elle prend pour acquis que le maintien de l'association économique actuelle requiert une union économique semblable à celle de l'Europe, fondée sur la supranationalité. Les souverainistes québécois pourraient sans doute s'accomoder d'une telle superstructure, et si le Canada fait une proposition allant dans ce sens, elle sera sans doute étudiée sérieusement. Mais il se peut aussi qu'une structure moins lourde suffise. La superstructure requiert la création d'un nouveau palier de gouvernement, une nouvelle cour de justice, un amendement constitutionnel, une perte de souveraineté, etc. Un gouvernement supranational est peut-être la chose à envisager pour une Europe à quinze qui compte plusieurs centaines de millions d'habitants et qui n'a pas encore l'union monétaire, mais il suppose une lourdeur bureaucratique qui pourrait être exagérée dans le cadre d'une association entre deux pays comme le Québec et le Canada. Enfin, cette voie prend pour acquis un postulat fort discutable, celui selon lequel une union économique requiert toujours une union politique. Cela vaut peut-être pour l'Europe, mais pas nécessairement pour l'association Québec-Canada. Comme l'écrit François Rocher : « Il faut mentionner que l'établissement de tels mécanismes formels (qui vont plus loin qu'un simple système de règlement des différends) n'est pas indispensable à la perpétuation de l'union économique existante. Le modèle de l'Union européenne (UE), bien qu'intéressant pour les fins de la discussion, n'est pas celui qui devrait être aveuglément suivi par le Québec et le RDC [reste du Canada]. Le même niveau d'intégration peut être obtenu par voies d'ententes bilatérales, et les différends réglés par voie d'arbitrage »30.

D'autres opposants affirment que les offres de partenariat en provenance du camp souverainiste seront d'emblée jugées inacceptables par le reste du Canada. Ils soutiennent qu'une instance décisionnelle prenant la forme d'un Conseil dans lequel les deux pays seraient également représentés ne saurait être acceptée par le Canada, dont la population sera trois fois plus nombreuse que celle du Québec. Ce genre de discours ne devrait pas nous surprendre en période référendaire, mais demandons-nous ce qu'il signifierait après une victoire du OUI. Une telle attitude ne ferait que trahir l'incapacité du Canada à reconnaître le peuple québécois. Au sein de plusieurs instances internationales, les nations sont égales entre elles peu importe leurs populations respectives, et il n'y a pas de raison pour qu'il en soit autrement entre le Québec et le Canada. Ceux qui annoncent la fin de non-recevoir du Canada avant même le début des négociations le font pour servir leur intérêt, qui est de polariser le débat entre les « bons fédéralistes » et les « méchants séparatistes ». Il s'agit d'un discours destiné à faire peur et qui disparaîtra une fois le Québec devenu souverain, puisqu'il ira de l'intérêt des Canadiens et Canadiennes eux-mêmes de préserver une association économique.

La souveraineté du Québec constitue un premier rempart contre une politique néo-libérale débridée et est un outil indispensable pour la défense des intérêts économiques du Québec. Cette approche est aussi celle qui est la plus susceptible de nous rapprocher d'une association économique avec le Canada qui respecterait le principe de subsidiarité.

9. Le nécessaire développement. L'argument économique (II)

Michael Porter écrit : « il serait tentant de conclure que la nation a perdu son rôle dans la réussite internationale des entreprises. De prime abord, l'entreprise semble avoir pris le pas sur la nation. Pourtant, les enseignements tirés de notre étude infirment cette conclusion. [...] L'avantage concurrentiel s'obtient et se conserve grâce à un processus fortement localisé. Les différences nationales en matière de structure économique, de valeurs, de culture, d'institutions et d'histoire contribuent profondément au succès économique. Le rôle du pays d'origine semble plus important que jamais, alors que la mondialisation de la concurrence aurait pu l'amoindrir. Avec la réduction des entraves aux échanges, qui protégeaient les entreprises et les secteurs non compétitifs de la nation, le pays prend une importance croissante en tant que source du savoir-faire et de la technologie qui sous-tendent l'avantage concurrentiel »31.

Sans endosser tous les éléments de la théorie de Porter, cette citation devrait nous inciter à prendre au sérieux l'idée que le nationalisme puisse avoir des incidences économiques favorables. Nous avons signalé plus haut plusieurs liens étroits entre le nationalisme et une saine gestion économique. Le nationalisme est à l'origine de liens de solidarité entre les différents partenaires socio-économiques. Il participe d'un mouvement allant dans le sens de la décentralisation. Il constitue un contrepoids aux effets négatifs du libre-échange. Porter suggère qu'il peut en outre jouer un rôle dans l'innovation technologique et le savoir-faire.

Une politique préférentielle

En choisissant de se doter d'un État souverain, les Québécois et Québécoises seront en mesure de corriger le déséquilibre dans le développement des économies nationales au Canada. Il est permis de douter que le gouvernement canadien ait tout mis en oeuvre pour assurer un développement économique équitable entre les principales communautés nationales. Par sa politique économique, il a davantage favorisé le développement dans la région de Toronto. Sept points peuvent être retenus.

(1) La politique nationale de l'énergie, adoptée pendant les années 70 par le gouvernement fédéral, a créé une frontière le long de l'Outaouais, la « ligne Borden », qui bloquait le marché canadien aux industries pétrochimiques de l'est de Montréal. Elle a aussi imposé à l'échelle canadienne des prix supérieurs aux prix internationaux pour financer l'industrie pétrolière naissante dans le sud de l'Ontario et dans l'Ouest canadien. Le Québec a bien obtenu en échange des compensations financières transitoires, mais il s'agissait d'un marché de dupe, car l'effet net de la politique nationale de l'énergie a été de tuer l'industrie pétrochimique québécoise. Il y avait sans doute des motifs rationnels pour envisager le développement de la pétrochimie dans l'Ouest canadien, mais il était problématique d'autoriser un tel développement, dommageable aux intérêts québécois, sans l'accompagner de mesures analogues au Québec même.

(2) Ensuite, grâce au Pacte de l'automobile, la région de Toronto est devenue en une trentaine d'années le moteur principal de l'économie canadienne. Il est vrai qu'il y avait une tendance naturelle de l'économie à se déplacer vers l'ouest. Il faut aussi reconnaître que la proximité des approvisionnements de charbon a aidé au développement d'une industrie automobile dans cette région. Mais le gouvernement fédéral a joué un rôle actif dans le développement de ce pôle économique, et il n'a pas, en contrepartie, instauré un pôle équivalent dans la région de Montréal pour empêcher un déséquilibre économique.

(3) L'ouverture de la voie maritime vers les Grands Lacs, qui visait à assurer le développement économique de Toronto, à eu pour effet de ralentir et d'affaiblir le développement du commerce maritime dans le port de Montréal. Et, encore une fois, pendant que de telles mesures étaient adoptées, aucune mesure concrète similaire n'a été mise en oeuvre pour empêcher la décroissance économique de Montréal.

(4) Toutes ces mesures ont ensuite entraîné une agglomération des entreprises dans la région de Toronto. Cela a contribué à la création d'un lobby économique à proximité des pouvoirs décisionnels. Le gouvernement fédéral a trop souvent cédé aux pressions exercées par ce puissant lobby. Celui-ci a notamment voulu empêcher que se constituent des centres bancaires internationaux dans les régions de Vancouver et de Montréal et a cherché à contrer l'implantation de l'agence spatiale canadienne à St-Hubert.

(5) Il aura fallu attendre de longues années avant que le gouvernement fédéral impose des décrets garantissant une protection de vingt ans sur les brevets pharmaceutiques. Ce retard a permis aux industries génériques de l'Ontario de se développer et de rivaliser, de manière que l'on peut qualifier de déloyale, avec l'industrie pharmaceutique québécoise.

(6) La Banque du Canada a aussi été amenée à préconiser une politique de taux d'intérêt élevés en partie pour ralentir la surchauffe économique dans la région de Toronto et ce, même si cette politique allait à l'encontre des intérêts des autres régions du pays, qui ne vivaient pas une telle surchauffe.

(7) La région de Toronto, et plus tard celle d'Ottawa (notamment avec la zone industrielle de Kanata), ont bénéficié plus que les autres régions des achats de biens et services et des investissements en recherche et développement effectués par le gouvernement fédéral. Dans l'un et l'autre cas, le Québec n'a pas eu la part qui lui revenait. En particulier, il n'a obtenu que 18% des investissements canadiens en recherche et développement, alors qu'il représente 25% de la population canadienne32. Stéphane Dion soutient que l'on ne doit pas prendre en compte les dépenses et investissements en recherche et développement effectués dans la Capitale « nationale » parce que « cette concentration des dépenses de science et technologie dans la Capitale nationale est le fait de tous les pays »33. Cet argument repose sur une donnée qui fait justement problème : la centralisation du pouvoir à Ottawa. Dans le cadre d'un État multinational, les investissements en recherche et développement de l'État fédéral ne devraient pas être centralisés au niveau du pouvoir central. La même remarque vaut concernant la politique d'achat de biens et services.

Un développement inégal

En somme, au terme d'un processus engagé depuis plus de trente ans, la région de Toronto est devenue le centre nerveux de l'économie canadienne, et cela est en grande partie dû à une politique économique mise en oeuvre par le gouvernement fédéral. Un État central ne peut sans doute pas traiter également toutes les régions dont il a la responsabilité. Il y a des inégalités de fait qui résultent de différents facteurs comme l'absence de ressources diversifiées, la faible densité de la population ou une position géographique périphérique. On peut comprendre alors que le seul recours de l'État central soit de mettre en oeuvre divers programmes pour garantir une redistribution juste et équitable des ressources par le biais de la péréquation, des transferts fédéraux ou de l'assurance-chômage. Mais qu'arrive-t-il lorsque l'État central est un État multinational ? Ne doit-il pas tenir compte du principe de l'égalité entre les peuples ?

Le Québec compte sept millions d'habitants, et est donc presque aussi populeux que l'Ontario, qui en compte neuf millions. Il est situé en plein centre du Canada, et est traversé par l'axe maritime le plus important au pays. Il est caractérisé par des ressources diversifiées. Il est aussi le foyer de l'un des peuples fondateurs du pays. Cela aurait dû entraîner une responsabilité particulière de la part de l'État fédéral. Mais le Québec a été traité comme une région défavorisée et s'est retrouvé parmi les provinces pauvres du pays. Il a certes bénéficié de différents transferts de paiements, de la péréquation et, jusqu'à récemment, de l'assurance-chômage. Il s'agit là de politiques qui visent à maximiser les ressources des plus démunis. Mais un tel principe de justice n'est pas le seul que l'on doive appliquer à l'échelle multinationale. Il faut aussi défendre le principe de l'égalité entre les peuples. C'est ce que soutient notamment le philosophe John Rawls dans ses travaux récents portant sur le droit des peuples34.

On peut affirmer que par sa politique économique mettant l'accent sur le développement de la région de Toronto, le gouvernement fédéral canadien a violé le principe de l'égalité entre les peuples. Aussi, il est proprement scandaleux de voir l'actuel premier ministre du Canada reprocher aux souverainistes de négliger le sort des pauvres au Québec. Le développement planifié par le gouvernement fédéral en faveur de l'Ontario est au moins en partie responsable de l'existence de 450 000 chômeurs et 800 000 assistés sociaux au Québec. Il est vrai qu'actuellement, le taux de chômage de l'Ontario rejoint lentement celui du Québec, et ce, même si un écart très important persiste. Mais le fait que le chômage soit plus accentué qu'auparavant en Ontario est en grande partie dû à des problèmes structurels qui affectent toutes les économies nationales. Par ses différentes politiques, le gouvernement fédéral a violé le principe de l'égalité entre les peuples et a nettement favorisé le développement économique dans la région de Toronto.

Le Québec est-il un bénéficiaire du régime fédéral ?

Certains prétendent que le Québec a tiré avantage du fait d'être dans la Confédération, en bénéficiant notamment de la péréquation. Selon ce point de vue, la province de Québec aurait été un bénéficiaire dans les dépenses courantes que le gouvernement fédéral y effectue par rapport aux impôts qu'il y perçoit. Une telle affirmation est pernicieuse si, dans les calculs, on fait intervenir les transferts transitoires que le Québec a obtenu « grâce » à la politique énergétique du gouvernement fédéral. Notons aussi la nature de ces transferts (assurance-chômage, bien-être social, péréquation), qui cache une politique économique axée sur le développement de l'Ontario. Notons enfin qu'avant 1970, le Québec était un contributeur net dans le régime fédéral, et qu'il est en train de le redevenir aujourd'hui.

En effet, la thèse selon laquelle le Québec gagne beaucoup sur le plan financier à rester dans la fédération est maintenant contredite par trois études récentes. Selon M.C. McCracken, il y aurait eu en 1990 et 1991 un transfert positif vers le Québec d'à peine 0,7% du PIB35. Peter Leslie tire des conclusions similaires. Il montre aussi que le Québec est un contributeur net au régime d'assurance-chômage, et ce, bien que le taux de chômage au Québec soit nettement au-dessus de la moyenne canadienne36. Les travaux de David Perry37 concluent pour leur part que le Québec est déjà un contributeur net. Si, par-dessus le marché, on considère les coupures à venir dans les paiements de transferts, il apparaît que le Québec sera déficitaire, et ce, dès l'an prochain38. Il n'est pas nécessaire d'invoquer la théorie du complot pour voir que le report des coupures par le gouvernement fédéral a été planifié en fonction du référendum québécois.

Les fédéralistes pourront s'ils le désirent invoquer d'autres études à l'appui de leur thèse. Ils pourront notamment citer Robert Mansell et Ronald Schenkler39. Mais Pierre-Paul Proulx a déjà souligné les déficiences de cette étude : « Alors que les économistes souverainistes critiquent l'effet de la politique énergétique sur le développement économique du Québec (argument structurel donc), Mansell et Schenkler attribuent aux transferts temporaires découlant de cette même politique un rôle considérable en faveur du Québec »40. On peut, en effet, se permettre de douter des résultats auxquels parviennent Mansell et Schenkler si on se fie à leur approche partisane dans d'autres dossiers, et notamment si l'on examine leur méthode de calcul du partage des actifs et des passifs entre le Canada et le Québec souverain. Leur approche, fondée sur la méthode des bénéfices historiques, est rejetée par la plupart des économistes41.

Le partage de la dette

Pour certains, la dette constitue un obstacle insurmontable à la réalisation du projet souverainiste. Si la dette du Québec est calculée en fonction de son poids démographique, soit 25%, il aurait à payer une dette globale de 225 milliards, soit 137% de son PIB. Mais une évaluation juste de la répartition de la dette fédérale devrait tenir compte non seulement du poids démographique du Québec, mais aussi de la part fiscale des recettes fédérales et de la part des investissements fédéraux. Quand on tient compte de ces trois facteurs, une évaluation juste devient rapidement fort complexe, mais elle indique que la part de la dette québécoise doit se situer nettement en-deçà des 25%. Comme le remarque Pierre-Paul Proulx, « le Québec compte pour 25% de la population canadienne et pour 23,7% des revenus d'Ottawa. Il n'a pourtant reçu, entre 1963 et 1993, que 18% des investissements des ministères fédéraux. Et la situation va se détériorant puisque, depuis 1984, la part du Québec dans ces investissements fédéraux se situe en moyenne à 15,9%. Et il faut noter que le poids de la population du Québec dans l'ensemble canadien et sa part des recettes fiscales fédérales étaient de beaucoup supérieurs durant les années qui ont vu s'édifier l'infrastructure canadienne (c'est-à-dire jusqu'en 1970) à ce qu'ils sont maintenant. Nos discussions sur le partage de la dette doivent tenir compte de cette réalité, car le déficit canadien actuel a surtout été accumulé durant les années récentes pour couvrir les dépenses courantes »42.

Selon la méthode proposée, la part québécoise de la dette se situerait en-deçà de 20%. Quand Marcel Côté affirme que l'actuel premier ministre du Canada ne pourrait vendre au reste du Canada une répartition de la dette inférieure à 25%, il pose un problème à l'endroit du premier ministre, et non à ceux qui ont un sens de la justice et de l'équité.

Selon Claude Lamonde et Jacques Bolduc43, le partage de la dette doit tenir compte autant de l'actif que du passif. Or, les infrastructures, les sociétés d'État, les terrains, et autres actifs du gouvernement fédéral ont été acquis avant 1970, alors que le passif a été contracté après cette date. Nous ne disposons pas des contributions fiscales du Québec avant 1960, mais nous disposons des chiffres concernant la part de la population. Si on établit la moyenne entre 1871 et 1991, le Québec représentait 28,7% de la population canadienne. Il devrait par conséquent détenir 28,7% des actifs. (Il est à noter que ce chiffre se situe en bas de la proportion d'impôt payé par le Québec au fédéral en 1961, qui était alors de 30,2%.) Puisqu'il ne détient que 18% des actifs sur son territoire, le Québec a un déficit d'actifs.

En ce qui concerne le passif, la part de l'impôt versé par le Québec au gouvernement fédéral se situe à 23%, et l'on devrait se servir de ce chiffre pour calculer la part du passif qui doit être sous la responsabilité des Québécois et Québécoises. C'est ce dernier chiffre qui doit nous guider dans le partage du passif, et non celui de 25%, qui représente la part de la population. Pourquoi? Il s'agit tout d'abord d'une différence qui vient équilibrer la différence notée entre la part de la population et la part de l'impôt payé en 1960. Le chiffre s'accorde en outre avec la pratique courante en vertu de laquelle le partage de la dette doit être équitable, correspondre à la contribution qui précède la scission, et assurer la viabilité des États. Quand on retient ce chiffre, et qu'on lui soustrait le déficit d'actif du Québec, on obtient une dette qui se situe à 102% du PIB44. Et si, comme le soutient la Commission Bélanger-Campeau, les actifs du fédéral sont constamment sous-estimés et qu'il faut augmenter de 50% les chiffres à ce niveau, ce rééquilibrage fait porter la dette du Québec à 97,5% de son PIB45.

Quand on compare le ratio de la dette de l'administration publique du Québec avec celle des autres pays, il ne faut pas oublier que « la dette totale du Québec, qui représente au plus 102% du PIB, comprend une proportion de 20,1% du PIB pour les régimes de retraite des employés du gouvernement après la succession d'États »46. Puisque la part de la population vieillissante est de plus en plus grande et que l'argent versé en régimes de retraite sera éventuellement imposable, il faut prévoir une augmentation des revenus de l'État. En plus, le gouvernement du Québec dispose d'impôts différés garantis par les actifs des régimes d'épargne-retraite, qui représentent 33,7% du produit intérieur brut47.

L'approche préconisée par Lamonde et Bolduc s'accorde avec la Convention de Vienne, avec la méthode adoptée par la Commission Bélanger-Campeau et avec celle qui a été appliquée dans le cas du Jura suisse. Elle correspond en outre à la méthode utilisée en cas de scission dans le domaine privé. Elle permet d'envisager une répartition équitable qui tient compte de la viabilité des deux économies, et elle aboutit à des dettes à peu près comparables pour le Québec et Canada (102% et 108% respectivement). Même la méthode de Boothe, Johnston et Powys-Lybbe, faite pour le compte de l'Institut C.D. Howe en 1992, s'est inspirée largement de celle produite pour le compte de la Commission Bélanger-Campeau, en dépit de différences notables avec celle-ci.

Si l'on cherche des évaluations partisanes, c'est du côté de John McCallum, André Raynauld et Marcel Côté qu'il faut se tourner. Raynauld calcule la part du Québec selon la méthode per capita. De leur côté, McCallum et Côté estiment que la part de la dette qui revient au Québec doit correspondre au poids global relatif de l'économie québécoise48. Dans les deux cas, il s'agit de méthodes inéquitables qui ne reconnaissent pas la répartition des actifs du gouvernement canadien sur le territoire, ni la part de ces actifs qui a été historiquement acquise grâce à la contribution fiscale du Québec. Comme on le voit, les propos alarmistes qui font porter la dette québécoise à plus que 137% du PIB n'apparaissent pas fondés, et sont entachés de partisanerie.

Quoiqu'il en soit, une chose est sûre. Si l'une des raisons fondamentales qui expliquent la dette est la difficulté des gouvernements à faire appel à la solidarité nationale, alors il apparaît pour le moins suspect et problématique de s'opposer à un projet fondé sur la solidarité nationale en brandissant le spectre de la dette. La souveraineté n'est sans doute pas à elle seule suffisante comme geste de solidarité nationale pour avoir raison de la dette. Mais il ne faut pas se servir de la dette comme d'un argument contre la solidarité nationale. Bien au contraire, pour lutter contre la dette, il nous en faut encore plus. Pourquoi faudrait-il solliciter la solidarité de tous lorsqu'il est question de compressions budgétaires dans les programmes sociaux, et tenir du même souffle un discours fataliste lorsqu'il s'agit de la dette ? Les créanciers du gouvernement ne peuvent-ils pas faire leur part ?

Les fameux effets à court terme

Plusieurs prédisent des cataclysmes advenant un OUI à la souveraineté. Mais en tant qu'État successeur, le Québec serait automatiquement intégré à l'ALENA et au GATT en attendant de se voir formellement reconnu au sein de ces institutions. Le Québec adopterait aussi la monnaie canadienne. En outre, les économies du Québec et du reste du Canada sont très intégrées les unes aux autres, comme le sont d'ailleurs celles du Québec et des États-Unis, et rien n'indique que tout cela va disparaître après l'accession du Québec à la souveraineté. En somme, l'accession à la souveraineté ne viendrait pas perturber dramatiquement l'ordre économique.

Il ne s'agit pas de prétendre que le poids de la dette soit un facteur négligeable et que la situation financière d'un Québec souverain serait aisée. Il ne s'agit pas non plus de nier l'existence de certains coûts de transition. Comme le reconnaît Pierre Fortin, il faudrait sans doute ajouter une prime de risque de 1% sur les obligations du Québec souverain49. Mais il y a tout lieu de penser que les effets négatifs d'une telle situation financière seront contrebalancés à long terme par l'impact conjugué de la récupération des impôts, du transfert des services fédéraux, du partage des actifs de la dette ainsi que de l'élimination des dédoublements et chevauchements.

Les considérations qui précèdent démontrent que les propos alarmistes de certains sont la plupart du temps exagérés. Ils calculent le déficit du futur gouvernement souverainiste en ne tenant pas compte de sa volonté de procéder à un assainissement de ses finances publiques. Ils calculent la part de la dette québécoise en ne faisant pas intervenir tous les facteurs pertinents. Ils calculent les avantages financiers à rester dans le Canada en se basant sur des chiffres anachroniques, et ils avancent ces chiffres sans parler de l'inégalité dont a souffert le Québec dans le développement économique. Ils exagèrent à dessein les difficultés de l'adhésion du Québec souverain à l'ALENA en occultant les études qui tendent à prouver le contraire. Ils échafaudent ensuite des scénarios catastrophistes comme si l'économie du Québec était fermée sur elle-même et que le futur Québec souverain allait être une république de bananes, alors qu'il serait en fait régi par une union monétaire, une union économique au moins informelle avec le Canada, ainsi que par le GATT et l'ALENA. Ils prétendent que la production laitière du Québec serait en péril, alors qu'une étude récente faite pour le compte du Secrétariat à la restructuration tend à prouver le contraire. Ils annoncent des pertes d'emplois immenses dans la fonction publique fédérale de la région Hull-Gatineau, alors que le gouvernement québécois est sur le point de s'entendre avec les fonctionnaires fédéraux de cette région pour leur garantir un emploi. Et enfin, comme le remarque Pierre-Paul Proulx, ils attribuent à la souveraineté des effets qui découlent d'autres causes50. On trouve d'excellents exemples de tels discours alarmistes et partisans chez Marcel Côté ou dans le manifeste du Groupe des Cent51.

La vérité est que le Québec souverain serait viable. Son autosuffisance en matière de biens (58%) et de services (85%) le prouve amplement. Son PIB le placerait en vingtième position parmi les puissances économiques du monde. L'exploitation des interdépendances économiques sur le territoire québécois favoriserait la création de réseaux économiques et de « milieux innovateurs ». Le modèle économique québécois, déjà en formation en Beauce ou dans les Bois-Francs, pourrait alors être comparable à celui de la troisième Italie, de Baden-Württenberg ou de l'Arc jurassien. En choisissant d'accéder à la souveraineté, les Québécois et Québécoises prendraient possession de différents leviers politiques et économiques actuellement entre les mains du gouvernement fédéral. Ils pourraient ainsi redonner de la vigueur au développement économique du Québec, et se doter d'une politique des villes et des régions pouvant favoriser le développement régional. Ils pourraient notamment corriger les inégalités provoquées par le gouvernement fédéral dans sa politique d'achats de biens et services et dans sa politique de recherche et développement. Ils pourraient enfin donner à Montréal les allures d'une véritable métropole économique.

10. La nécessaire légitimité. L'argument constitutionnel

Le rapatriement illégitime de la Constitution en 1982 fournit aux souverainistes l'argument le plus important sur le constitutionnel et juridique. Suite à cet événement majeur de l'histoire du Canada, le Québec s'est trouvé exclu de la famille constitutionnelle et est encore en marge de la fédération canadienne. On ne saurait trop insister sur l'importance de cet événement. Le Québec se trouve donc justifié d'exercer son droit à l'autodétermination.

Le coup de force de 1982

Par le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982, le Canada a limité les pouvoirs du Québec en matière de législation linguistique (la clause Canada) et imposé une charte des droits essentiellement individualiste qui confie à des juges nommés par l'État fédéral des pouvoirs considérables. Il y est parvenu sans référendum et en allant à l'encontre de la volonté du Québec et de son Assemblée nationale. Les députés fédéraux du Québec siégeant aux Communes ont certes entériné ce rapatriement illégitime, mais la démarche allait clairement à l'encontre des positions historiques défendues par tous les gouvernements québécois. C'est la raison pour laquelle à Québec, la vaste majorité des députés des deux côtés de la chambre s'y est opposée. Par ce rapatriement, le Canada a violé le pacte sur lequel la fédération était fondée, a imposé le statut de minorité culturelle au Québec, et tout cela sans l'appui démocratique de la population. Toutes les règles minimales de la bonne conduite entre entités fédérées ont été bafouées. Depuis ce temps, toutes les négociations destinées à réintégrer le Québec dans le giron constitutionnel ont échoué, démontrant le caractère irréconciliable des aspirations québécoises et canadiennes.

Certains considèrent que les débats constitutionnels sont sans importance, mais ils traduisent le vouloir-vivre collectif d'une communauté. On ne saurait par conséquent les négliger. En ce qui concerne l'ordre constitutionnel de 1982, c'est un peu comme si le Canada s'était séparé du Québec. En banalisant ce fait, l'actuel premier ministre canadien cherche à flouer la population en exploitant son insécurité économique. En répétant la volonté des Canadiens et Canadiennes de ne plus vouloir entendre parler de Constitution, il avoue implicitement qu'il n'est pas question de réparer les pots cassés. Il avoue, en somme, que le Canada peut rester tel qu'il est sur le plan constitutionnel, c'est-à-dire séparé du Québec.

Certains ne comprennent pas la raison pour laquelle on s'objecterait à l'ordre constitutionnel de 1982, puisque cette Constitution contient une Charte canadienne des droits et libertés qui est sensiblement la même que la Charte québécoise. Mais la Constitution et la Charte qu'elle contient régissent un État multinational et ne devraient pas rester silencieuses au sujet des droits collectifs des peuples fondateurs. Face à ce désaccord fondamental, le Québec n'a qu'une solution ; il doit devenir souverain pour se doter d'une constitution à son image.

Le droit à l'autodétermination

La Constitution canadienne ne prévoit pas la possibilité qu'une province puisse faire sécession. La Charte des Nations unies non plus, puisque le droit à l'autodétermination qui y est inscrit concerne essentiellement les peuples colonisés. La Déclaration sur les relations amicales de 1970 précise les conditions sous lesquelles, d'un point de vue juridique, un peuple peut exercer son droit à l'autodétermination. Selon cette Déclaration, un peuple ne saurait exercer le droit à l'autodétermination s'il devait en résulter la perte de l'intégrité territoriale de l'État englobant, à moins que ce dernier ne respecte pas à son égard le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il y a trois conditions qui justifieraient l'exercice du droit à l'autodétermination : (1) un traitement inégalitaire et discriminatoire et l'atteinte aux droits de la personne; (2) l'absence de gouvernement représentatif; (3) le refus d'accorder l'autodétermination sur le plan interne.

Nous avons vu que la planification du développement économique des peuples fondateurs par le gouvernement fédéral avait été inéquitable, mais la première condition que l'on vient de considérer concerne les droits individuels et non les droits collectifs. Nous avons aussi discuté de la non-représentativité du gouvernement fédéral eu égard à sa composition nationale, mais la deuxième condition doit être interprétée en relation avec la représentativité des individus et non des collectivités, et il n'y a pas de doute que le gouvernement canadien est (ou peut être) représentatif des individus de la population dans son ensemble sans distinction de race, de croyance et de couleur. La seule condition qui puisse s'appliquer clairement au cas du Québec est la troisième, qui concerne le droit à l'autodétermination interne, c'est-à-dire le droit de s'autogouverner. Un peuple est justifié d'exercer son droit à l'autodétermination externe si son droit à l'autodétermination interne n'est pas reconnu. Suite aux événements de 1982, le peuple québécois a vu son droit à l'autodétermination interne bafoué par le reste du Canada.

Mais même si cet argument n'était pas retenu et que, d'un point de vue strictement juridique, aucun argument favorable à la souveraineté ne pouvait être invoqué, la question se pose de savoir si le Québec a un droit moral à l'autodétermination. Il semble bien que oui. Depuis toujours, le Canada refuse de lui reconnaître le statut de peuple. Ce refus a seulement commencé à prendre une forme explicite depuis les trente dernières années, mais il était déjà implicitement présent depuis le début de la Confédération. La Confédération a en effet été fondée sur un malentendu fondamental et l'idée des peuples fondateurs n'a été entretenue que par les fédéralistes québécois. Le Canada refuse aussi d'accorder au Québec tous les pouvoirs dans des domaines relevant de sa compétence nationale (éducation, langue, culture, télécommunications, immigration) ou régionales (formation de la main-d'oeuvre, assurance-chômage, développement régional). Le Canada n'a cessé, au contraire, de s'immiscer dans les affaires de compétence québécoise par son pouvoir de dépenser. Il a aussi toujours tenté d'imposer un carcan de normes « nationales » contre la volonté explicite de tous les gouvernements québécois. Il a ensuite, par de nombreuses politiques, influencé de manière inégale le développement économique de ses peuples et assuré principalement le développement d'une région économique (Toronto) au détriment des autres régions, et en particulier de la région économique de Montréal, qui est le coeur de l'économie nationale québécoise et qui est presque aussi populeuse que Toronto. Il a toujours refusé de renégocier un partage de pouvoirs avant de rapatrier la Constitution. Tout cela constituait déjà un contentieux très lourd qui justifiait le recours à une démarche souverainiste. Mais après l'échec référendaire de 1980, les choses ont continué à se détériorer. Le Canada a imposé sans référendum un ordre constitutionnel qui allait à l'encontre de la volonté québécoise et de son Assemblée nationale. C'est un peu comme si à ce moment-là, le Canada s'était séparé du Québec. Le Canada a ensuite refusé d'entériner l'Accord du Lac Meech qui allait assurer au Québec un minimum d'autonomie en matière de législation linguistique.

On peut prétendre que le peuple québécois n'a pas été traité comme une nation égale à la nation canadienne anglaise. On peut prétendre que la représentativité du gouvernement fédéral a toujours fait problème. Et on peut prétendre que sans une juste répartition des pouvoirs, l'autodétermination interne du peuple québécois n'est pas suffisamment assurée. Ces trois raisons, qui concernent toutes les droits collectifs du peuple québécois, lui donnent des justifications morales solides pour exercer son droit à l'autodétermination. Et tant que les droits collectifs des peuples ne seront pas enchâssés dans une Charte internationale, il faudra se rabattre sur un droit moral et non juridique à l'autodétermination.

Habituellement, lorsqu'il est question de considérer le problème de la sécession en dehors de la sphère proprement juridique, on s'en remet à la dimension politique sans tenir compte des problèmes moraux que cela soulève. Or il faut des justifications morales très graves pour motiver le recours à l'exercice d'un droit à l'autodétermination, lorsque celui-ci a pour effet de violer l'intégrité territoriale d'un pays. Il faut reconnaître ce problème, mais il faut reconnaître aussi que le Québec a de telles justifications morales. Il s'ensuit que même si l'on prétendait que, du point de vue juridique, la Déclaration sur les relations amicales ne permet pas de justifier le recours à l'exercice du droit à l'autodétermination, cela n'a pas pour conséquence de nous plonger dans une loi de la jungle livrée aux seules contraintes des rapports de force politiques. Admettre qu'il y ait un problème moral à exercer son droit à l'autodétermination qui déborde le cadre strictement juridique, c'est en même temps admettre qu'il puisse exister des justifications morales qui existent bien au-delà de ce qui est présentement admis sur le plan juridique par la communauté internationale.

Réponses aux critiques

En exerçant son droit à l'autodétermination, le Québec ne pose-t-il pas un geste irrationnel? Il est vrai que l'accession au statut d'État souverain n'est pas une nécessité en soi. Elle ne doit pas être le résultat d'un acte irréfléchi qui ferait appel à une vision romantique des choses. Mais elle s'impose rationnellement une fois que les autres options sont apparues inopérantes et impraticables. Les Québécois et Québécoises savent ce que c'est que de cohabiter avec un autre peuple au sein d'un même pays, et ils ont longtemps cherché un modus vivendi dans le cadre de la Confédération. S'ils choisissent en définitive d'exercer leur droit à l'autodétermination, c'est parce que c'est la conclusion rationnelle à laquelle il faut se résoudre.

Certains reconnaissent que le droit à l'autodétermination déborde largement la seule sphère juridique, mais ils ne perçoivent pas la dimension morale du problème et ne reconnaissent pas de droits collectifs aux peuples. Ils croient que les rapports de force politiques sont déterminants à cet égard. C'est sans doute la raison pour laquelle ces personnes vont chercher à imposer l'ordre constitutionnel canadien même si cela va à l'encontre de la volonté démocratique du peuple québécois. Elles vont prétendre que l'accession du Québec à la souveraineté politique est illégale, qu'elle ne peut se faire unilatéralement et que, dans le contexte d'une déclaration unilatérale d'indépendance, l'intégrité territoriale du Québec ne serait pas nécessairement préservée52.

Que penser de ces arguments ? On pourrait admettre qu'à certains des arguments moraux invoqués plus haut, on peut opposer l'ordre constitutionnel canadien, et la question pourrait être difficile à trancher. Mais en choisissant de rapatrier la Constitution sans le consentement du Québec et de son Assemblée nationale, le Canada a facilité en quelque sorte la résolution de ce dilemme. Même si on peut en principe opposer, au poids politique de certains arguments moraux, le poids politique d'un certain ordre constitutionnel, la balance penchera nécessairement en faveur des premiers si cet ordre constitutionnel est dans les faits illégitime parce qu'il a été imposé sans référendum et sans le consentement de l'un des peuples fondateurs et de son Assemblée nationale.

L'intégrité territoriale

L'intégrité territoriale d'un Québec souverain peut-elle être préservée ? Un rapport rédigé par cinq juristes internationaux stipule que53 :

1) L'accession à la souveraineté est une question de fait que le droit international constate.

2) Le droit à l'indépendance complète n'est autorisé qu'aux peuples coloniaux. Un État peut cependant réaliser l'indépendance complète s'il a la reconnaissance rapide des États souverains, s'il se montre capable de gérer son propre territoire et s'il fait adopter une déclaration d'indépendance de façon démocratique.

3) Les frontières internationales du Québec souverain seraient les frontières provinciales actuelles.

Patrick Monahan prétend que ces cinq auteurs arrivent à une « aussi étonnante conclusion » parce qu'ils s'appuient sur l'avis no 3 de la Commission d'arbitrage créée pour formuler des avis consultatifs sur les enjeux juridiques liés à la dissolution de la Yougoslavie54. La Commission en est arrivée à la conclusion qu'en l'absence d'entente contraire entre les parties, les principes du droit international public permettent de reconnaître aux limites antérieures le caractère de frontières protégées par le droit international55. Mais cet avis, soutient Monahan, ne vaut que pour le cas de la dissolution de la république socialiste fédérative de Yougoslavie, et non pour le cas du Canada. Après sa dissolution, un État n'a plus de personnalité juridique et par conséquent il ne peut pas avoir de revendications territoriales. Puisque le Canada ne s'est pas dissous, l'intégrité territoriale du Canada doit avoir préséance sur celle du Québec. Mais tout au long de son article, Monahan omet de mentionner un problème pourtant crucial : l'ordre constitutionnel canadien est justement devenu illégitime suite aux événements de 1982. On peut soutenir que le Canada a en quelque sorte perdu sa personnalité juridique sur le territoire québécois. La règle de l'État successeur doit donc prévaloir.

Les événements de 1982 nous fournissent donc une justification additionnelle de recourir à la souveraineté politique. Ceux qui parlent à cet égard d'obsession constitutionnelle ont un sens démocratique douteux. Ceux qui prétendent que le Québec ne peut pas accéder à la souveraineté politique sans l'accord du Canada devraient comprendre que le Canada n'aurait pas dû imposer un nouvel ordre constitutionnel sans l'accord du Québec. Puisqu'il l'a fait, il doit maintenant en accepter les conséquences. Les Canadiens et Canadiennes seraient de toute façon tenus de reconnaître l'expression de la volonté populaire des Québécois et des Québécoises. On peut s'interroger, en effet, sur le caractère démocratique d'un gouvernement canadien qui refuserait d'entériner la décision démocratique du peuple québécois et chercherait à le maintenir contre son gré à l'intérieur d'un carcan juridique qui, lui, n'a jamais fait l'objet d'une approbation explicite de la part des Canadiens et Canadiennes.

Conclusion

La souveraineté est la seule voie qui reste aux Québécois et Québécoises. De nombreux souverainistes ont été, à un moment ou à un autre, des fédéralistes convaincus. C'est face à l'intransigeance du Canada anglais qu'ils ont dû se résoudre à privilégier l'option souverainiste. Mais la plupart d'entre eux sont encore favorables à une association économique entre le Canada et le Québec, et ils voient en principe d'un bon oeil le fédéralisme à l'européenne. Par contre, l'option fédéraliste actuelle se résume, qu'on le veuille ou non, au statu quo. Après plus de trente ans d'échecs constitutionnels répétés, défendre le système fédéral actuel et n'être même pas en mesure de concevoir le caractère plausible et légitime de la souveraineté du Québec, c'est se braquer dans un refus obstiné à l'égard de tout changement. Cela équivaut à se ranger du côté de l'establishment, de la vieille garde, de l'inertie. En dépit de tous les échecs constitutionnels répétés, les tenants du NON ne sont pas encore capables d'accepter le caractère raisonnable de la position adverse, contrairement aux tenants du OUI qui conçoivent bien la faisabilité de principe d'un fédéralisme multinational. Les tenants du NON montrent ainsi leur dogmatisme.

Si le camp du OUI se présente comme « le camp du changement », c'est parce que rien n'est proposé comme projet par les tenants du NON. Certains ont signalé qu'il s'agit d'une position semblable à celle adoptée par les souverainistes à l'époque du référendum portant sur l'accord de Charlottetown en 1992. Ces derniers ne voulaient pas alors que leur option soit discutée, et c'est dans le même esprit que les tenants du NON prétendent ne pas avoir à discuter de leur option à l'occasion du référendum de 1995. Mais il y a une différence majeure. Les souverainistes avaient une option de rechange et voulaient seulement faire porter la discussion sur la question référendaire, tandis que les tenants du NON en 1995 n'ont pas de proposition de rechange.

Il serait illusoire de croire que le NON pourra donner lieu à une réforme constitutionnelle susceptible de satisfaire les aspirations du Québec. Il ne faut pas croire que des décisions référendaires n'ont pas d'impact dans la réalité. L'échec référendaire de 1980 a entraîné le rapatriement de la Constitution contre la volonté du Québec. L'échec de Meech a entraîné une nette remontée dans les intentions de vote souverainistes. L'échec du référendum de Charlottetown a entraîné l'élection de 54 députés du Bloc Québécois, et ensuite la victoire du gouvernement souverainiste à Québec. Comment peut-on penser que le Canada interprèterait une victoire du NON comme une volonté de changement, alors que les Québécois et Québécoises savent tous maintenant que le NON de 1980 a entraîné un ressac sans précédent ?

Il se peut qu'à la suite d'un OUI au référendum, le gouvernement fédéral déclenche des élections et que, fort d'un appui renouvelé de la part de la population canadienne, il cherche à négocier sur de nouvelles bases en concédant le minimum au Québec. En outre, on ne peut pas exclure la possibilité d'un second référendum pancanadien, qui chercherait à annuler les effets du OUI. Mais même s'il avait toutes ces conséquences, un vote favorable à l'option souverainiste placerait le Québec dans un rapport de force qui, pour la première fois, serait à son avantage. Aussi, il est désolant de voir des Québécois et Québécoises s'afficher sans réserve et sans nuance en faveur du NON.

L'option souverainiste constitue une option progressiste dans la conjoncture présente. Elle se démarque de l'ancienne gauche par son ouverture à l'égard du nationalisme, de la libéralisation des échanges, de la décentralisation, et d'une réforme des programmes sociaux qui tienne compte des générations futures. Mais elle s'inscrit aussi dans le prolongement d'une approche qui vise à tempérer le néo-libéralisme économique. Ce dernier se caractérise par son individualisme et il néglige l'importance de la communauté. Il vante les mérites de la globalisation sans nuance et sans souci de justice. Enfin, il présente l'économie de façon déterministe, comme s'il s'agissait d'une réalité contre laquelle les individus ne peuvent rien. L'option souverainiste, au contraire, accorde de l'importance à l'appartenance communautaire, à la solidarité, à la justice et à l'équité, et elle est animée par la conviction profonde que les individus peuvent imprimer leur volonté politique dans la réalité et influencer le cours des choses.

Le gouvernement fédéral n'a cessé de dire que les véritables problèmes concernaient l'économie et non la Constitution. La question nationale serait, selon cette perspective, à reléguer aux oubliettes, et la seule chose qui importe est l'emploi. Mais comme on l'a fait valoir à plusieurs reprises, la solidarité nationale joue un rôle crucial pour l'emploi. Elle permet la création d'une concertation entre les différents agents socio-économiques, et elle contribue à créer des synergies locales. Elle rend possible une meilleure collaboration entre tous. Elle joue un rôle dans la transmission des informations. Elle permet la mise en place spontanée d'une politique d'achat chez nous. Elle permet de retenir chez nous une main-d'oeuvre qualifiée. Tout cela ne peut que contribuer à favoriser l'innovation technologique et une agglomération des entreprises. Elle permettrait aussi de rapatrier notre dette et d'exploiter notre épargne nationale pour financer nos programmes. Cette solidarité nationale peut, en somme, contribuer à nous rapprocher d'une autre solidarité, celle qui cherche à combattre le chômage et l'exclusion. Il faut de la solidarité nationale pour espérer obtenir une solidarité conduisant au partage du travail, à une politique de plein emploi et à l'élimination des écarts entre les plus pauvres et les plus riches dans notre société. En somme, le nationalisme politique peut, lorsqu'il est démocratique comme c'est le cas au Québec, donner lieu à un nationalisme économique et nous aider à lutter contre le chômage et les inégalités.

Voilà donc quelques-unes des raisons qui nous poussent à favoriser la souveraineté du Québec. La souveraineté politique annonce la victoire des peuples contre les États qui cherchent à nier leur existence. Elle est une condition nécessaire pour qu'adviennent de véritables entités supranationales qui respectent le principe de subsidiarité. La démarche souverainiste québécoise est donc pleinement justifiée. Elle sera aussi pleinement légitime si, comme nous le voulons, elle reconnaît les droits collectifs des peuples autochtones et ceux de la communauté québécoise d'expression anglaise, et que ces droits soit enchâssés dans la future constitution d'un Québec souverain.

Nous croyons que les arguments qui précèdent prouvent le bien-fondé et le caractère démocratique de l'option souverainiste. Nous espérons convaincre les indécis ou les sceptiques qui se demandent s'il y a encore de bons arguments pour faire la souveraineté. Nous pensons même que nos arguments peuvent ébranler les convictions de nos concitoyens qui, jusqu'à maintenant, ont en toute sincérité privilégié l'option fédéraliste.

L'accession du Québec à la souveraineté politique n'est pas une panacée. Elle n'est pas la solution à tous nos maux. Le chemin est semé d'embûches, et il y aura des tiraillements et des épreuves de force entre les différents groupes dans notre société. De plus, le problème de l'assainissement des finances publiques se posera avec la même acuité que dans le système fédéral. Mais nous pensons que la souveraineté constitue en ce moment la seule option viable. Un NON affaiblirait considérablement et peut-être même irrémédiablement le Québec.

Les intellectuels doivent prendre part de manière active à ce débat décisif pour l'avenir du Québec. Notre rôle est peut-être modeste mais il n'est pas négligeable. Car si les intellectuels ont une fonction sociale et une responsabilité, n'est-ce pas justement d'intervenir dans les moments difficiles de l'histoire? Nous croyons à la souveraineté et c'est pour cette raison que nous lançons un appel à tous les intellectuels pour qu'ils se rassemblent autour de ce projet.

Notes

1. Nous voulons remercier pour leur commentaires Rose-Marie Arbour, Charles Castonguay, Pierre de Bellefeuille, Jean-Luc Dion, Gilles Dostaler, Bernard Élie, Alain G. Gagnon, Pierre Gendron, Pierre-Paul Proulx et Michel Sarra-Bournet.

2. Ce point de vue est développé par Michel Seymour, « La nation en question », Le Devoir, 7 et 8 juillet 1995.

3. Voir par exemple Vera Klopcic, « Le droit des langues dans l'ex-Yougoslavie », dans Les minorités en Europe, sous la direction de Henri Giordan, Paris, Éditions Kimé, 1992, 325-341; voir en particulier aux pages 326 et 327.

4. Dans la suite de ce texte, nous emploierons l'expression « Canadien anglais » pour désigner l'un des peuples fondateurs du Canada. Ce peuple se distingue du peuple québécois, du peuple acadien et des Premières Nations. Il est clair qu'il s'agit d'un groupe multiethnique et multiculturel qui inclut la minorité nationale canadienne-française. En somme, nous voulons désigner un peuple conformément à la définition proposée plus haut, et non une nation au sens ethnique de l'expression.

5. Stéphane Dion, « Les avantages du Québec fédéré », Choix, série Québec-Canada, Vol. 1, no 7, 1995, p. 22.

6. Voir « Les immigrants sauvent encore la mise », Le Devoir, 5 août 1994, p. A-2.

7. Voir Josée Legault, « Le Québec n'est plus maître chez lui », Le Devoir, 8-9 avril 1995, p. A-13.

8. Voir Charles Castonguay, « La progression de la francisation des allophones demeure très lente au Québec », La Presse, 2 juin 1994.

9. Voir Charles Castonguay, « La langue en question », Le Devoir, 11 janvier 1994.

10. Voir Charles Castonguay, « La progression de la francisation des allophones demeure très lente au Québec », La Presse, 2 juin 1994.

11. Voir Charles Castonguay, « La progression de la francisation des allophones demeure très lente au Québec », La Presse, 2 juin 1994.

12. Voir Marc Termote, L'avenir démolinguistique du Québec et de ses régions, Sainte-Foy, Les publications du Québec, 1994, p. 239.

13. Toutes les raisons mentionnées plus haut sont très souvent invoquées simultanément par Joseph Clark ; voir par exemple « A Decentralized Canada is Possible », Options politiques, IRPP, Vol. 16, no 3, 1995, p. 5.

14. Robert Lévesque, « Une saison par quatre », Le Devoir, 13 juin 1995, p. B8.

15. Voir Stéphane Dion, « Les avantages du Québec fédéré », Choix, série Québec-Canada, Vol. 1, no 7, 1995, p. 13.

16. Les Canadiens anglais sont très peu nombreux à admettre l'existence du peuple canadien anglais, mais l'idée fait lentement son chemin. Voir, par exemple, Philip Resnick, Thinking English Canada, Toronto, Stoddart, 1994.

17. Nous remercions tout particulièrement Michel Sarra-Bournet pour sa contribution à ce chapitre.

18. Cité dans Réal Bélanger, Wilfrid Laurier. Quand la politique devient passion, Québec, Presses de l'université Laval, 1986, p. 449.

19. Bouthros Bouthros-Ghali, « Unies mais souveraines », Le Devoir, 27 mai 1992.

20. Voir David M. Brown, « Efficiency, Capital Mobility, and the Economic Union », dans David M. Brown, Fred Lazar and Daniel Schwanen, Free to Move. Strenghtening the Canadian Economic Union, The Canada Round : A Series on the Economics of Constitutional Renewal, no. 14, John McCallum, Series Editor, Winnipeg, C.D. Howe Institute, voir p. 47-48.

21. Le Devoir, 18 août 1995, p. A2 ; voir aussi Pierre Graveline, Le Devoir, 24 août 1995, et l'étude no 5, réalisée par Charles Castonguay pour le Secrétariat à la restructuration.

22. Voir Bernard Élie, « Nationalisons la dette », Le Temps fou, no 4, juin-août 95, p. 13-14; il s'agit d'une version abrégée et résumée d'une étude faite pour le compte de la CSN; voir La dette publique du Québec, CSN, 11 décembre 1994.

23. Cité notamment par Richard Langlois, Pour en finir avec l'économisme, Montréal, Boréal, 1995, p. 127. Même si, dans la version publiée, l'étude ne contient plus ces chiffres, les conclusions essentielles restent les mêmes. Voir H. Mimoto et P. Cross, « The Growth of the Federal Debt », Canadian Economic Observer, juin 1991.

24. Voir Bernard Élie, « Nationalisons la dette », Le Temps fou, no 4, juin-août 95, p. 13-14.

25. Voir François Vaillancourt, « Les transferts fédéraux-provinciaux au Canada », Étude no 3, L'avenir dans un Québec souverain, Gouvernement du Québec, 1995.

26. Voir par exemple Stéphane Dion, Le Devoir, 3 mars 1995.

27. Voir David M. Brown, « Efficiency, Capital Mobility, and the Economic Union », dans David M. Brown, Fred Lazar and Daniel Schwanen, Free to Move. Strenghtening the Canadian Economic Union, The Canada Round : A Series on the Economics of Constitutional Renewal, no. 14, John McCallum, Series Editor, Winnipeg, C.D. Howe Institute, p. 67 à 72.

28. Voir par exemple Armand de Mestral, « La structure de l'association économique Québec-Canada », Choix, série Québec-Canada, IRPP, vol. 1, no 6, p. 4-20.

29. François Rocher, « L'environnement commercial d'un Québec souverain », Choix, série Québec-Canada, vol. 1, no 6, 1995, p. 21-47; voir p. 33. Certains mettent d'ailleurs en doute l'efficacité de l'enchâssement dans la Constitution de clauses garantissant la mobilité des capitaux, des biens, des services et des personnes; voir David M. Brown, « Efficiency, Capital Mobility, and the Economic Union », dans David M. Brown, Fred Lazar and Daniel Schwanen, Free to Move. Strenghtening the Canadian Economic Union, The Canada Round : A Series on the Economics of Constitutional Renewal, no. 14, John McCallum, Series Editor, Winnipeg, C.D. Howe Institute.

30. François Rocher, « L'environnement commercial d'un Québec souverain », Choix, série Québec-Canada, vol. 1, no 6, 1995, p. 31.

31. Michael E. Porter, L'avantage concurrentiel des nations, Paris, Éditions du Renouveau pédagogique, 1993, p. 19-20.

32. Voir le Guide de participation aux Commissions sur l'avenir du Québec.

32. Stéphane Dion, « Les avantages du Québec fédéré », Choix, série Québec-Canada, Vol. 1, no 7, 1995, p. 14.

34. Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993, p. 350-351. Voir aussi John Rawls, « The Law of Peoples », dans Stephen Shute et Susan Hurley (éd.), On Human Rights, the Oxford Amnesty Lectures 1993, New York, Basic Books, 1993.

35. Voir « The Distribution of Federal Spending and Revenue by Province: Implications for Ontario and Other Provinces », Paper number 1, vol. 1, préparé par Informetrica pour le ministère des Affaires intergouvernementales, Gouvernement de l'Ontario, novembre 1993.

36. Peter Leslie, dans « The Fiscal Crisis of Canadian Federalism », dans Peter M. Leslie, Kenneth Norrie et Irene K. Ip, A Partnership in Trouble: Renegociating Fiscal Federalism, Toronto, Institut C.D. Howe, 1993, p. 1-86.

37. Government Deficits and Surpluses by Provinces, 1992 », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994, p. 567-577.

38. Voir Pierre-Paul Proulx, « Les implications économiques d'un Québec souverain », Choix, série Québec-Canada, vol. 1, no 11, juin 1995, p. 21-36; voir spécialement p. 32-33.

39. « The Provincial Distribution of Federal Fiscal Balances », Canadian Business Economics, vol. 3, no 2, 1995, p. 3-22.

40. Pierre-Paul Proulx, « Les implications économiques d'un Québec souverain », Choix, série Québec-Canada, vol. 1, no 11, juin 1995, p. 33.

41. Voir Mansell et Schenkler, A Regional Analysis of Fiscal Balance Under Existing and Alternative Constitutional Arrangements, Calgary, University of Calgary, 1992. Pour une critique, voir Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995, p. 24.

42. Pierre-Paul Proulx, « Les implications économiques d'un Québec souverain », Choix, série Québec-Canada, vol. 1, no 11, juin 1995, p. 32.

43. Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995.

44. Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995, p. 56.

45. Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995, p. 56-57.

46. Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995, p. 58.

47. Claude Lamonde et Jacques Bolduc, Le partage des actifs et des passifs du gouvernement du Canada, Québec, Les Publication du Québec, 1995.

48. Marcel Côté et John McCallum, Québec/Canada: les coûts de la rupture, Montréal, Groupe Secor, septembre 1992.

49. Voir L'impact du passage à la souveraineté sur le déficit budgétaire du Québec, document soumis à la Commission Bélanger-Campeau.

50. Voir Une réflexion critique, Toronto, Institut C.D. Howe, 1991, p. 105-115.

51. La Presse, 14 et 15 mars 1995.

52. Ces positions sont exprimées notamment par Patrick J. Monahan, « La sécession du Québec: considérations juridiques et politiques », Choix, série Québec-Canada, IRPP, vol. 1, no 12, p. 4-24.

53. Rapport rédigé à l'intention de la Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté.

54. Rapport rédigé à l'intention de la Commission d'étude des questions afférentes à l'accession du Québec à la souveraineté, p. 14.

55. Voir la ,,Conférence pour la paix en Yougoslavie,,, Commission d'arbitrage, « Avis no 3 », p. 268-269, cité par Monahan, « La sécession du Québec: considérations juridiques et politiques », Choix, série Québec-Canada, IRPP, vol. 1, no 12, p. 15.


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