Papineau. Son influence sur la pensée canadienne/Chapitre VII

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Papineau

Son influence sur la pensée canadienne

essai de psychologie historique
Chapitre VII. État du pays et de la société durant les années qui ont précédé la révolution




Table des matières | Dédicace | Introduction | Chapitre I | Chapitre II | Chapitre III | Chapitre IV | Chapitre V | Chapitre VI | Chapitre VII | Chapitre VIII | Chapitre IX | Chapitre X | Chapitre XI | Chapitre XII | Chapitre XIII | Chapitre XIV | Chapitre XV | Chapitre XVI | Chapitre XVII | Chapitre XVIII | Chapitre XIX | Chapitre XX | Chapitre XXI | Chapitre XXII | Conclusion


Le commerce et les affaires à cette époque se développèrent rapidement. La navigation absorbait toute l’attention des commissaires. Comme il n’y avait pas de chemin de fer à cette date entre Montréal et Québec, les bateaux se trouvaient les seuls moyens de transport. Montréal, par le Saint-Laurent, tenait la clef des Grands Lacs, et bien que Québec fût la capitale, notre ville [Montréal] s’affirmait déjà comme métropole. Gaspé, Rimouski s’appelaient « trois semaines en bas de Québec ». Il n’y avait pas d’exagération quand on s’y rendait en « waggine », au train de la Grise, par des chemins impassables, à travers des forêts inextricables, obligés de faire du portage souvent. Le port d’une lettre de Gaspé à Québec était de deux shillings, quatorze sous en plus si elle portait une enveloppe.

Montréal, qui était le Paris de la Nouvelle-France, s’étendait à peine jusqu’à la rue Sherbrooke. L’île était sillonnée en tous sens de petits ruisseaux qui partaient en cascades du mont Royal. Un petit cours d’eau traversait la ville en passant sur la rue Craig et s’allait jeter au Pied du Courant, en face de la prison. Sur la rue Desrivières, il y avait une source où on allait s’approvisionner d’eau fraîche, quand le porteur d’eau n’avait pas passé. Ce n’était pas le puits de Jacob, mais on y voyait de jolies femmes en toilettes claires qui échangeaient les petits potins du jour. — Aujourd’hui ces racontars se greffent sur des petits gâteaux qu’on avale arrosés de thé servi en de mignonnes tasses en porcelaine du Japon. — L’aqueduc, entreprise d’initiative privée, appartenait alors à M. Porteous, mais plusieurs avaient conservé leur puits ou s’approvisionnaient des porteurs d’eau. L’éclairage au gaz restait un luxe assez coûteux, seuls quelques magasins avaient adopté le nouveau système d’éclairage. Les lampes à pétrole n’étaient pas à la portée de toutes les bourses; la chandelle de suif qu’on mouchait à tour de rôle, grésillait et faisait éclater les bobèches de cristal, tel était le mode ordinaire d’éclairage. La ville n’était pas sûre quand les magasins étaient fermés.

Les voies de communications par eau et l’hiver sur la glace étaient les seules qui permettaient aux cultivateurs d’apporter leurs produits à la ville. Les chemins du roi mal pavés et mal entretenus faisaient le désespoir des habitants. Durant la mauvaise saison, quand les rivières sortaient de leur lit, on n’osait pas s’y hasarder. Le clair de lune ne passait pas inaperçu dans ce temps. Les travaux des champs comme les promenades étaient subordonnés à sa croissance et à sa décroissance. On consultait l’almanach, le livre des livres, pour savoir les phases de la lune et le traitement des maladies. The Quebec Almanach est une des publications les plus anciennes du Canada. La collection Gagnon possède un exemplaire incomplet de 1791. Après la mort de Brown en 1789, ces opuscules sont connus sous le nom d’Almanachs de Neilson. Fleury Mesplet publiait un Almanach à Montréal en 1778. Celui qui savait lire dans l’almanach était un personnage craint et respecté.

La construction de l’église Notre-Dame fut commencé en 1824. Newton Bosworth dans son livre Hochelaga Depicta constate que Montréal a tellement prospéré sous la domination anglaise qu’il a fallu construire un temple plus spacieux pour contenir tous les fidèles. L’église paroissiale actuelle est la seconde construite à Montréal, la première ayant été détruite par la foudre lors de la « grande noirceur » qui terrifia tellement la population que, cinquante ans plus tard, ceux qui racontaient le sinistre en avaient les cheveux « droits sur la tête ». C’était à quatre heures de l’après-midi du 7 novembre en 1819. Un formidable nuage noir s’amoncela au-dessus de la ville et l’obscurité devint si dense qu’on n’y voyait plus. Soudain, un éclair serpenta au-dessus de la croix de l’église et l’enveloppa dans une spirale de feu. Le tocsin sonna l’appel au feu et les citoyens malgré leur frayeur parvinrent à éteindre l’incendie au moment où la lourde croix s’écrasait sur le pavé entraînant la façade du temple.

Les imaginations étaient surexcitées parce que des sauvages avaient prédit qu’un tremblement de terre détruirait la ville. D’autres étaient sous l’impression que le mont Royal recelait un cratère. Les gens étaient alors trop simples pour ne pas attribuer à des causes surnaturelles ou à l’intervention de mauvais esprits tant vivants que défunts des accidents banals de la vie. Leur ignorance des phénomènes que l’étude des sciences naturelles a vulgarisés, comme les éclipses totales du soleil, l’apparition des cyclones et des trombes ou les secousses sismiques, fut cause que la population se crut rendue à sa dernière heure. L’an mille ne jeta pas plus de perturbation dans les esprits que « cette grande noirceur », qui semblait préluder à l’ombre éternelle.

Un autre incident provoqua tout un émoi à Montréal, ce fut la capture d’une baleine de quarante-deux pieds et huit pouces de long. La reine des mers n’en était pas à ses premières visites, s’il faut en croire ce que Le Spectateur canadien de Montréal, en date du 22 juillet 1813, publiait dans ses colonnes. C’est une déposition assermentée devant deux juges du Banc du roi : « M. Verrault, ancien marchand, et M. Joseph Favreau ont vu dans le fleuve un animal moitié homme et moitié poisson qui fendait à toutes nageoires l’étendue du lac Supérieur. » Leur témoignage diffère quelque peu. L’un prétend que l’animal avait les cheveux lisses et l’autre, légèrement bouclés. — « Mais on ne peut récuser le témoignage de ces hommes instruits, éclairés, d’une probité reconnue », dit L’Aurore de M. Bibaud. Une femme sauvage qui était présente à l’apparition du monstre défendit à MM. Verrault et Favreau de tirer sur lui, « parce que, dit-elle, c’est l’esprit du Lac. » Nous ne voulons pas mettre en doute la véracité ni l’honorabilité de ces témoins, ni prétendre qu’ils ont été victimes d’une illusion d’optique, ni rapprocher cette vision de la capture de ce cétacé nombre d’années plus tard, quelque reine de Saba qui poursuivait les Salomon de l’Atlantique, nous préférons croire avec Régnier que

Il y a des sirènes sur la mer !...

C’est en 1832 que le choléra asiatique, la forme la plus répandue de la peste, visita le Canada. Sur 4 420 cas, 1 904 furent fatals. Les décès se multiplièrent en si peu de temps qu’on enterrait plusieurs pestiférés dans une même fosse, sans cercueil et sans absoute dernière. Les gens fuyaient, poursuivis par le terrible fléau, qui les atteignait sur le chemin où ils tombaient pour expirer quelques heures plus tard, seuls et sans secours, comme des chiens atteints de la rage. Ce pauvre peuple sur qui la main de Dieu semblait s’être appesantie sans raison, car selon le témoignage d’étrangers de passage au pays, on se serait cru au Canada dans un immense béguinage, ne méritait pas un sort si malheureux. Respectueux des lois de la religion, docile et paisible, le gouvernement et le ciel semblaient conjurés pour le tenir dans une frayeur perpétuelle.

Thémis n’y allait pas de main morte, en ces temps-là. Témoin la liste suivante des sentences prononcées devant la Cour criminelle en septembre 1811 :

Charles Pite, Frédéric Costin, convaincus de Mesdemeanor en refusant de servir de jury — 5£ d’amende.

Patrick Coglin, William Ross, Michel O’Connor, James Cousins — amende de deux ans de prison.

Édouard Thomas, convaincu d’avoir obtenu des effets sous de faux prétextes — de rester six mois en prison et d’être pilorié durant une heure.

François Nopper, convaincu de parjure — d’être pilorié pendant une heure.

Harry Aldrick, convaincu d’avoir de faux argent — de rester en prison et d’être pilorié pendant une heure.

Joseph Morenci, convaincu de petit larcin — d’être fouetté derrière la charrette.

Charles Pchreever, convaincu de petit larcin — d’être fouetté derrière la charrette.

Louis Ménard, convaincu de petit larcin — d’être fouetté sur le Marché de la Haute-Ville.

William Hamilton, convaincu de petit larcin — d’être fouetté sur le Marché de la Haute-Ville.

J. Flammand et Jos. Délaurier, convaincus de petits larcins — d’être fouettés sur le Marché de la Haute-Ville.

H. Fitzpatrick, Jos. Loquette, convaincus de petits larcins — d’être renfermés dans la maison de correction et tenus à un travail pendant six et douze mois.

R. Hughes, convaincu d’avoir volé dans une maison la valeur de 40 shillings — d’être pendu vendredi le 12 novembre.

Sur une population dont les 7/8 sont d’origine française, les deux tiers de ces condamnés portent des noms anglais. Le général Murray avait raison de vanter les mœurs paisibles des Canadiens-français.

Elles étaient bien humaines, ces lois françaises, que nos pères voulaient conserver au prix de leur tranquillité ! Cette tunique de Nessus que nous gardons adhérée à notre peau parce qu’elle est un souvenir de la mère patrie, nous martyrise encore et nous n’avons pas le courage de l’arracher, car elle emporterait des lambeaux de notre chair. Notre langue, la pauvre, était bien crucifiée entre ces larrons. Quel miracle que cette résurrection !

LES FEMMES DU TEMPS DE LA RÉVOLUTION

Les honnêtes femmes n’ont pas d’histoire. Les écrivains du temps leur tournent des madrigaux assez galants, mais ils ne nous édifient guère sur l’action qu’elles ont exercées sur leur siècle. Les filles de Mme d’Youville et de Marguerite Bourgeoys formèrent cette génération de femmes admirables qui contribuèrent à l’affinement de la race. Les couvents furent le creuset d’où ce métal qui n’était pas sans alliage se débarrassa de ses scories. On sait qu’il fut un temps où, dans la Nouvelle-France, le nombre d’hommes excédait celui des femmes. Le gouvernement y suppléa d’une manière qui nous semble assez cocasse aujourd’hui; ce devait être au temps où le marché de Corneville octroyait des servantes au plus haut enchérisseur. Plusieurs centaines de femmes arrivèrent de France au Canada et des placards annoncèrent qu’un supplément féminin, de par le plaisir de Sa Majesté très chrétienne, serait mis à la disposition de ceux qui souffraient d’une disette de la côte supplémentaire...

Y’en a des brunes et des blondes
Y’en a des minces et de rondes
Y’en a pour tous les goûts

Cette cargaison inattendue causa tout un émoi dans la colonie. En moins de quinze jours, les célibataires et les veufs avaient épuisé le ravitaillement des intendants. Ce fut une noce formidable. Le gouverneur général distribua des bœufs, des vaches, des pourceaux, des volailles, des viandes salées et quelque argent aux nouveaux époux. La procréation intensive fut à l’ordre du jour. Des pensions, qui variaient de vingt-cinq livres à quarante livres, furent payés aux parents favorisés de dix ou de douze enfants. Comme le mieux n’est pas l’ennemi du bien, il se trouva des familles qui se glorifiaient d’avoir jusqu’à vingt-six enfants, chiffre fatidique, puisque le curé dont la dîme se composait du vingt-sixième minot, se mettait dans l’obligation d’élever ou de faire instruire le vingt-sixième enfant porté au baptême.

L’ardeur prolifique ainsi attisée donna les résultats que l’on sait. La population s’accrut en des proportions inouïes. Québec eut l’honneur d’être au premier échelon de production humaine. Heureusement, que s’il eut à souffrir d’exactions et de tyrannie, il n’a pas été atteint aux sources de la vie. En quelques années, il obtint une supériorité numérique sur les étrangers que le gouvernement importait dans la province, ce qui lui permit de lutter victorieusement pour le maintien de sa langue et de sa nationalité. Mais l’excès même dans le bien n’est pas approuvable. Si le patriotisme y fut pour quelque chose dans le peuplement intensif du Canada, — ce dont il est permis de douter — l’on aurait dû, il nous semble, procréer pour le Canada seulement. Dès 1868, Papineau déplore l’exode des nôtres vers la république américaine. Il porte à cinq cent mille le nombre des habitants du pays qui ont traversé la frontière. On ne saurait plus louer les femmes canadiennes d’avoir donné des hommes de profession au Canada, que de leur tenir rigueur d’avoir fourni des manœuvres à nos riches voisins. S’il est d’usage de lever nos verres en leur honneur le jour de la Saint-Jean pour leur faire gloire de ces merveilles de l’instinct génésique communément appeler l’amour, je crois qu’ont doit plus encore les louer de la qualité de leur descendance que de sa quantité...

Il est certain qu’un grand nombre de ces femmes à qui le roi de France confia la mission de peupler ses colonies furent régénérées par la maternité. En prenant racines en nos terres vierges et fortes, elles s’épanouirent en beauté et en énergie. Les Canadiennes françaises, quand elles furent frottées de lettres, devinrent des bouchées de prince. La reine Victoria faillit avoir pour mère une Française du pays, faite « duchesse Saint-Laurent », que le duc de Kent épousa morganatiquement et dont il eut des enfants. Ce dernier, rappelé en Angleterre pour des raisons d’État, dut épouser une princesse prussienne afin de donner un héritier au trône de la Grande-Bretagne. La veuve de ce mari trop vivant s’alla enfermer dans le monastère des Ursulines.

Les officiers anglais apprécièrent surtout les Québécoises dont les plantureux appas convenaient à leur tempérament sanguin. Le « péril rouge » menaça la ville de Champlain d’anglicisation. L’élite commença à bafouiller le langage de Shakespeare. Les couvents des Dames de la Congrégation reçurent des faveurs de la couronne d’Angleterre pour aider à la diffusion de l’idiome autrefois abhorré. Bientôt, il fut de mode de ne plus savoir parler français. Après avoir boudé le dialecte qui incarnait l’esprit tyrannique des vainqueurs, on se mit la langue en trente-six croches pour le parler. Quand Papineau et ses réformistes parurent, il était temps : la haute société québécoise était en train de passer à l’ennemi. On se plaignait de certains juges qui refusaient de rendre leurs décisions en français. D’autres ne permettaient pas à leur progéniture de s’exprimer au foyer dans la langue maternelle. Ceux qui voulaient se distinguer de leurs compatriotes affectaient de parler les dents serrées avec l’accent anglais. Ils changeaient l’orthographe de leur nom; ils imprimaient à leurs lèvres la morgue dédaigneuse caractéristique des fils de palefreniers et de jockeys qui venaient ici nous traiter en conquis. Nos Québécois mâtinés d’anglais ont perdu de leur valeur ancestrale — je parle de l’élite. Quant au peuple des banlieues et des campagnes, il n’a pas mêlé son sang à celui de ses maîtres et son langage a gardé le savoureux archaïsme des mots qui font image : « waggines », « bougrines », « fricots », « gueuletons », « traulées d’enfants », « chaises berçantes », « filles engagées », « ramancheux », « bacquaise », « hypocrite », en parlant de taie d’oreiller, « babiche », « peigne fin », pour dire avare, « bonne à rien », « flanc mou », paresseux, « huile de bavard », salive, « tire-bouchon de Sorel », ivrogne, « manche à balai » ou « planche à repasser », femme maigre, « beignet de Sainte-Rose », etc. Les « habits rouges » ne s’égaraient en dehors de la Terrasse et de l’Esplanade que pour aller pêcher le saumon rose à Gaspé et ils ne faisaient pas de conquêtes chez ces créatures simples qui les haïssaient d’instinct. Notre paysanne de Québec n’était pas la ruminante Maria Chapdelaine, elle avait de la vivacité et de l’enjouement, de la coquetterie aussi. Celle qui savait lire se passionnait pour les contes de fées. Geneviève de Brabant est un des premiers livres qui ont circulé dans les campagnes. Les « habitantes » ne pouvaient pas s’abîmer dans la lecture. Les travaux des champs et de la ferme absorbaient toutes les heures du jour. Condamnées par un reste de préjugé barbare aux plus pénibles corvées du ménage, elles tissaient sur des métiers en bois le lin et la laine, fabriquaient l’étoffe pour les vêtements de la famille et les catalognes multicolores qui recouvraient le plancher d’arcs-en-ciel. Elles filaient en chantant à pleine voix, ou piquaient des courtes-pointes faites de coton clair agrémentées de broderies en relief, d’un dessin naïf, mais qui mettait une note gaie dans la chambre à coucher dont les meubles simples étaient l’œuvre du chef de famille, dans les loisirs nombreux que lui laissent l’hiver long et bien ennuyeux, quand le plus proche voisin habitait à un mille de là.

Si l’homme acculé dans sa chaumière, comme un animal dans sa tanière, prenait peu soin de sa personne, la femme au contraire savonnait ses joues, lissait ses cheveux, et son ouvrage fini, à la place du tablier rayé étalait sur sa robe sombre un « cache-napette » blanc tout raide d’empois. Dans cette misère générale où le plus riche n’avait que le strict nécessaire, tout le monde s’assistait. Un mendiant n’était pas un homme dédaigné. Il était honnête, croyait-on, mais poursuivi par la guigne. La maîtresse de céans, sensible et bonne, lui donnait un œuf, un morceau de tarte, une tasse de thé, un « vaisseau » de lait caillé. Quand son homme n’était pas là, elle le faisait asseoir à table, remplissait son assiette jusqu’au bord. Les enfants respectueux assistaient au dîner de ce personnage hirsute, qui interrompait son repas pour se gratter à deux mains et dont les habits couleur du tas de fumier dégageaient une odeur aussi nauséabonde. Ce parfum suspect le trahissait parfois et le maître céans, comme l’ogre du conte, grognait après avoir humé de ses larges narines cette odeur qui n’était pas celle du gros chien berger couché sous le poêle.

— Ce sacré quêteux du deuxième rang est encore venu...

Le campagnard avait un défaut, il était jaloux. Il possédait la plus fidèle des femmes qui ne se doutait même pas que la bagatelle ou le flirt existât. Elle n’était sortie de sa maison que pour aller à la grand’messe le dimanche. Sa robe de noce n’avait pas eu de remplaçante et son visage tôt fané, couleur feuille morte, disparaissait dans une câline démodée qu’elle tenait de sa grand-mère. Sa taille déformée par vingt maternités successives se cachait sous un grand cachemire verdi.

Les annales judiciaires du temps font cependant mention de plusieurs meurtres commis par des maris jaloux sur la personne de leur légitime. Un nommé Dowie, entre autres, fut pendu à Montréal pour avoir assassiné sa jeune femme, en proie à ce démon de la jalousie qui semblait avoir élu domicile sur les bords du Saint-Laurent.

Combien ont été crucifiés par cette passion stupide dont on ignore la cause et qui relève de la pathologie ? Ces paysans dont la pipe ne refroidissait pas et qui passaient l’hiver à faire rôtir leurs crachats dans la bavette du poêle à fourneau finissaient par avoir l’esprit hanté de fantômes. La fumée de leur brûlot noirci d’un large cerne prenait les formes que leur prêtaient d’insatiables désirs. Ils confondaient le rêve et la réalité. Ces misérables chaumières retentissaient des éclats de scènes quotidiennes qui terrorisaient les enfants. Ils étaient jaloux de leur père, de leurs gendres, du voisin, du passant, des vagabonds, voire du curé. Ils passaient leur temps à écouter craquer l’escalier et les poutres, à fouiller de leurs yeux phosphorescents l’ombre qui s’accumulait dans les chambres et auteur des bâtiments. Ils séjournaient des heures à la cave, où souvent on les trouvait pendus ou la tête presqu’enlevée par un coup de fusil.

Les enfants n’en menaient pas large dans les intérieurs troublés. Les veillées étaient tristes. Les amoureux s’observaient d’un bout à l’autre du salon sans oser rien se dire. Mais la puissance d’attraction qui gît dans les cœurs comme dans l’aimant des pôles les faisaient se rapprocher à la longue. Ils avaient vu parfois le confesseur se couvrir la figure de son mouchoir, pour cacher, sans doute, la rougeur de la honte quand les aveux des pénitentes étaient trop scabreux. Ils se faisaient une sorte d’écran de leur mouchoir qu’ils tenaient chacun délicatement entre le pouce et l’index et ainsi abrités ils osaient se dire des choses tendres et peut-être risquer un baiser. Le cavalier se tenait en équilibre sur deux barreaux de sa chaise et guettait le moment de darder un regard enflammé dans les yeux de l’aimée. On tenait les jeunes filles sous séquestre et naturellement elles rencontraient leurs amoureux dans les bois, aux corvées, à la cueillette des framboises.

L’ennemi du paysan était le citadin. Ce beau garçon bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d’or, lui a toujours inspiré une terreur secrète. Le producteur a la haine innée de celui qu’il croit un parasite, un frelon mangeur de miel que les patientes abeilles extraient du suc des fleurs. Pourtant les filles de la campagne sont hypnotisées par ces jolis « messieurs », elles tournent vers lui leurs visages émerveillés comme des tournesols vers l’astre du jour.

Autrefois, le temps d’un homme n’était réclamé ni par la politique, ni par l’industrie, ni par la littérature. À tuer le temps, il finissait par se tuer un peu. L’homme a besoin d’une occupation forte qui le contienne. Il est comme l’eau, il lui faut une pente et une digue, sinon le fleuve utile, agissant, limpide devient un marécage stagnant et fétide. Ici, la direction religieuse barra la voie au fleuve, et le bouillonnement du plaisir contenu taquina constamment la digue. En dépit de ce qu’on appelle nos mœurs patriarcales, la femme n’était guère plus heureuse alors qu’aujourd’hui. Comme la matrone romaine, elle pouvait se parer de ses enfants, mais c’était une couronne bien douloureuse, où il y avait plus de gouttes de sang que de fleurs.

Les intellectuels d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, aimaient à faire de jolies phrases, mais c’est un agrément qu’ils contestaient au beau sexe. Une correspondante du Spectateur, dans le premier exemplaire de ce journal, signe du nom d’Adélaïde une lettre charmante écrite dans une langue correcte et qui donne des détails intéressants sur la société du temps. Aussi, le rédacteur s’empresse de rabattre l’éteignoir sur l’éclat de cette jeune pensée, il insère, dans une note, qu’il est malheureux que l’épistolière « soit trop loquace ». La jeune fille n’a pas récidivé.

Les dames de la société s’occupaient alors comme aujourd’hui de bonnes œuvres. Elles organisaient des bazars, tandis que leurs seigneurs et maîtres causaient chevaux et courses. The Ladies Benevolent Society, fondée en 1832, à la suite de l’apparition du choléra asiatique à Montréal, dans le but d’assister les veuves et les orphelins laissés dans la misère par leurs soutiens naturels, donna du secours à 1 200 personnes. L’asile des orphelins protestants avait pour directrices Mmes Duncan Fisher, Macdonnell, Ross, McCord. Plusieurs Québécoises formèrent une société pour promouvoir l’instruction dans la province. Les œuvres d’assistance publique catholiques avaient à leur tête des femmes remarquables. Leur bienfaisante action s’exerçait collectivement avec la discrétion que comporte la vraie charité. Les religieuses ont été appelées les abeilles de l’Église. Rien n’est plus vrai. Ces artistes anonymes ont construit de petites cellules blanches, régulières comme des alvéoles, d’où chaque âme qui s’envole laisse couler un rayon d’or. Éducatrices, infirmières, contemplatrices, missionnaires, leur dévouement fut infatigable. Elles en ont été récompensées dès ce bas monde, puisqu’une grande partie de l’île de Montréal leur appartient. Après avoir habité d’humbles maisonnettes en bois ou bâties à chaux et à sable, au bord de l’eau, leurs somptueux convents dominent des hauteurs de l’antique Ville-Marie. Seigneuresses de Montréal, elles se recrutèrent d’abord parmi les meilleures familles de la métropole. Il n’était pas rare en ces siècles de foi de voir une héritière du plus grand nom dire adieu aux pompes de ce monde pour venir s’enfermer en ces saintes maisons et se consacrer au service du Seigneur, ce qui explique la distinction de manières et de sentiments, la politesse et le langage soigné des religieuses de ces institutions.



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