Observation sur l'état actuel du Canada et sur les dispositions politiques de ses habitants

De La Bibliothèque indépendantiste
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Observation sur l'état actuel du Canada et sur les dispositions politiques de ses habitants, soumises,
au citoyen Genêt,
ministre plénipotentiaire de la République française près les États-Unis d'Amérique.

Citoyen,

Le Canada divisé en deux provinces (Haut et Bas-Canada) contient un étendue de près de 200 lieues. Pour conserver et défendre la possession de cette partie de l'Amérique, les Anglais n'ont pas plus de 6,000 hommes dans les circonstances actuelles, plusieurs bataillons étant passés ce printemps dans les Îles. Ces troupes sont partagées entre Québec (la capitale) l'Île-aux-noix, sur le Lac Champlain, St-Jean, Chambly, le Détroit, Gaspé et MisshilimaKinac. Le gouvernement persuadé de l'insuffisance de ces troupes pour garder le Canada, a fait lever depuis la déclaration de guerre de la France contre l'Angleterre, plusieurs bataillons de milices. Mais ce serait une bien faible barrière à opposer dans un cas d'invasion; car outre la jalousie qui règne entre les miliciens contre leurs officiers qui sont tous des petits-maîtres, il est notoire que les Canadiens ne se soucient point du tout de laisser leurs occupations pour défendre des postes que le Roi, disent-ils, a seul intérêt de conserver. Et le gouvernement se méfie tellement de l'esprit insurrectionnel qu'il n'a point encore donné d'armes aux miliciens, se réservant à leur en distribuer à temps.

Les Canadiens doivent à la République française la constitution un peu moins arbitraire que leur première, qui leur a été donnée en 1791[1]. Dans l'une et l'autre province province du Canada, il y a une chambre basse, un sénat héréditaire et un lieutenant gouverneur avec un veto mignon : et c'est ce corps hermaphrodite qui est chargé de faire les lois. Dans la province du Bas-Canada, la plus ancienne et la plus peuplée, la chambre basse est presque toute composée de Canadiens et l'on y compte 3 Français nés qui sont de vrais républicains. C'est avec plaisir que j'ai vu l'hiver dernier cette chambre, en opposition avec le gouvernement, ordonner que la langue statuante serait la langue française, étant celle de la majorité. Nonobstant le veto foudroyant opposé par le gouvernement, la chambre a tenu bon et a appelé au parlement d'Angleterre de ce sot veto. Quelle sera l'issue? ... On l'ignore.[2] Mais il est fort à présumer que si le veto n'est pas levé, les Canadiens n'auront aucune répugnance à secouer le joug de leur tyran hébété.

Tableau illustrant le Débat sur les langues tenu dans le premier Parlement du Bas-Canada le 21 janvier 1793

Indépendamment de ce motif qui m'induirait à bien espérer des Canadiens, il y a en a une infinité d'autres qui se tirent de la manière oppressive dont ils ont été traités de tout temps par le scélérat de gouvernement anglais. La première année après la cession, on a vu des pères de famille, des citoyens de considération immédiatement pendus, sans la forme de procès sous le simple soupçon de non-royalisme et le sang de ces infortunées victimes qui coule encore dans quelques Canadiens, en demande vengeance. Des paysans ont été arrêtés et inhumainement fouettés, dont le seul crime était de n'avoir pu ranger du chemin leur voitures affaissées dans la neige sous une énorme charge, pour faire place à un officier anglais qui promenait une prostituée. Des propriétaires de maisons qui tenaient fortement à leur propriété pour y avoir reçu les derniers embrassements de leurs pères expirants, en ont été chassés par l'infâme Haldimand, sans aucune indemnité quelconque et les ont vu servir à l'ornement des avenues du château de cet homme impérieux. Des corvées de quinze jours ont fait perdre à l'artisan les moyens de subvenir aux besoins journaliers d'une famille. On a vu les Anglais en possession de toutes les charges lucratives tandis qu'à peine on en accordait quelques unes d'honoraires aux Canadiens. Enfin outre mille autres circonstances locales, les Canadiens voient avec la plus grande disposition à la vengeance leurs ports fermés à toutes les nations, l'Angleterre exceptée et leur commerce de pelleteries et de grains monopolisé par cette mère marâtre qui fixe à son gré le prix de ces objets et force le Canada de recevoir en retour ses marchandises et ses vivres.

C'est à cette disposition à la vengeance que les Américains, dans leur dernière expédition contre le Canada furent redevables de l'hospitalité qu'ils y éprouvèrent. Le major Brown n'avait qu'un petit nombre d'hommes avec lui et se trouvait sans vivres et sans argent, quand il reçut ordre du Congrès de s'avancer vers les frontières. À peine fût-il entré dans la colonie qu'il trouva partout des secours et des amis. Secondé par les Canadiens, il s'empara successivement des différents postes et bientôt les colonels Livengston, Duggan et Hazen commandèrent des corps considérables de miliciens canadiens : tellement que c'est était fait du Canada pour George l'hébété, s'il ne fût inopinément arrivé dans la rade du fleuve St-Laurent une flotte anglaise portant huit mille hommes de troupes aux ordres de Bourgoyne : ce qui, joint au défaut d'armes et de munitions que le Congrès avait promises et qui ne paraissaient point, fit abandonner la partie aux Américains.

Depuis cette époque, le scélérat de gouvernement anglais, au lieu de se concilier les habitants par la douceur, les a encore aigris par de nouveaux actes d'oppression. Les partisans des Américains ont été obligés de fuir et ceux qui sont restés, ont été envoyés liés en Angleterre. On a confisqué les biens des uns et des autres et les tribunaux ont poussé la rage royale au point de débouter des particuliers de leurs actions, sur le seul principe qu'on les soupçonnait rebelles et méritant par conséquent de perdre leurs biens. Cazeau, du Calvet, Jautard, Mesplet, Lusignan et plusieurs autres encore vivants éprouvèrent ces horreurs.

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Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789

L'on pourrait objecter l'ignorance des Canadiens comme un obstacle à devenir libres, leurs prêtres, leurs préjugés. À ceci je réponds qu'on a une idée très imparfaite des habitants. Ceux des villes sont en possession de tous les ouvrages philosophiques; ils les lisent avec passion, ainsi que les gazettes françaises, la Déclaration des droits de l'homme et les chansons patriotiques. Ils apprennent celles-ci par coeur pour les chanter à l'ouverture d'un Club de patriotes où l'on comptait l'année dernière plus de 200 citoyens. Ce club a même défié le gouvernement en discutant publiquement les affaires de la France, ce qui, la veille, avait été défendu par une proclamation. Les prêtres dans les villes sont regardés comme ils doivent l'être, je veux dire, comme d'infâmes imposteurs qui font servir le mensonge à leur intérêt; et on regarde passer cette engeance avec aussi peu de respect qu'un troupeau de cochons. Je ne parle point de cette autre caste d'hommes méprisables et méprisés qui se stylent nobles; les misérables n'excèdent pas en nombre la dizaine et leur ignorance et leur gueuserie font pitié. Enfin, j'ose dire que la Révolution française a électrisé les Canadiens et les a plus éclairés en un an sur leurs droits naturels qu'un siècle de lecture n'aurait pu faire. Même depuis la déclaration de la guerre de la France contre l'Angleterre, tel est le progrès que les Canadiens ont fait en raison, qu'ils ne craignent point de souhaiter publiquement le dessus aux Français. Chaque jour, ils s'assemblent dans les villes par petits pelotons, se racontent les nouvelles reçues, se réjouissent quand elles sont favorables aux Français et s'affligent (mais ne désespèrent point) quand elles leur sont contraires.

Je jure que les Canadiens aiment les Français; que la mort du tyran Capet n'a indisposé que les prêtres et le gouvernement qui craignent la transplantation d'une guillotine en Canada. J'affirme que les Canadiens se feraient plutôt hacher que de tirer un seul coup de fusil sur des Français qui viendraient leur offrir la liberté; je dis plus, je dis qu'ils la recevraient avec reconnaissance et qu'ils se montreraient dignes d'en jouir par leur courage à la défendre. Il y a dans la seule province du Bas-Canada soixante mille Canadiens vaillants et robustes, et en état d'écraser, au moindre signal, toute la rapace anglaise qui n'excède pas (les troupes comprises) le nombre de 24,000 hommes.

Mais pour une plus grande certitude de succès, au cas qu'il plût à la République française d'affranchir ses frères, il serait très aisé, au moyen de personnes sûres, de faire répandre dans le Canada une adresse à la portée de tous les habitants où on exposerait au peuple les maux qu'il a soufferts depuis la cession; l'oppression du scélérat de gouvernement anglais; leurs frères inhumainement sacrifiés à ses soupçons et à sa vengeance, leur commerce monopolisé avec une coquinerie sans pareille; enfin l'absence des arts et belles lettres qu'on attribuerait à la politique homicide de l'Angleterre. À ce tableau on opposerait une peinture des avantages que le commerces et les lettres recevraient de l'ouverture des ports du Canada à toutes les nations; des douceurs qu'il y a à se faire la loi soi-même, sans être sujet au veto insolentissime d'un capricieux vaurien qui ferme la bouche à tout un peuple; des charges auxquelles les Canadiens participeraient sous une constitution libre; enfin, on leur promettrait la protection des Français, si, se levant comme eux de leur léthargie, ils voulaient courageusement faire succéder la souveraineté de leur nation à la souveraineté de George 3 (et le dernier, j'espère) qui, suivant les témoignages même de son parlement et de ses médecins, est un idiot, un non compos mentis. Mais il faudrait prendre garde de ne publier cette adresse qu'au moment même où des forces françaises seraient sur les frontières du Canada; car en la donnant trop tôt, on courrait le risque de voir s'éteindre dans l'intermédiaire l'ardeur qu'elle aurait pu faire naître.

Voilà, citoyen ministre, l'état et les dispositions des Canadiens. J'aurais pu particulariser les forces anglaises, en spécifiant les différents forts; mais il suffira d'observer qu'ils sont à peu près les mêmes qui existaient sous le gouvernement français, à l'exception de Québec, la capitale, aux fortifications de laquelle il a été ajouté depuis.

Si je n'ai pas mis d'ordre dans ma narration, je me flatte qu'au moins elle ne manque pas de candeur ni d'impartialité. Au cas que vous eussiez besoin de plus amples détails, je les donnerai de vive voix et je serai à toute heure du jour à votre disposition. Si un des sentiments généreux, fruit de l'intérêt touchant que prend la France au bonheur des peuples, engageait la Convention nationale à briser les fers honteux dans lesquels gémissent des fils de Français, vendus par un roi, citoyen ministre, vous récompenserez mon civisme en me fournissant l'occasion de me joindre à leurs braves libérateurs, de les venger, ou de mourir en combattant glorieusement pour la liberté et l'égalité. Je n'ai point d'autre passion que celle-là, si l'on n'en excepte cette estime sincère qu'on doit à la vertu et au patriotisme proclamés par la voix publique; et la reconnaissance due à un homme qui m'a accueilli comme un frère et m'a efficacement prouvé, par sa conduite, que je ne courais pas après un fantôme, quand je laissais mon pays, sans aucune autre ressource que mon courage, pour venir chercher dans les bras des Français la liberté dont je ne voyais aucune trace en Canada.

12 juin 1793, l'an 2 de la République française
Henry-Antoine Mézière

Notes

  1. Voir la communication entre Grenville et Carleton pour s'en convaincre.
  2. L'issue a été de faire de la langue anglaise la langue statuante, mais de permettre une traduction française.