Mémoire sur la situation du Canada et des États-Unis

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Mémoire sur la situation du Canada et des États-Unis
4 janvier 1794



15. Nivôse. An 2 de la Rép. française Une et Indivisible.
Mézière, Américain, au citoyen Dalbarade, Ministre de la Marine.

CITOYEN,

En obéissant à tes ordres, je t'adresse un mémoire expositif de ce qui me concerne, de l'état actuel du Canada, et des dispositions des citoyens des États-Unis à l'égard de la République française.

Je suis né à Montréal, ville du Canada, le 6 décembre 1772. Mon père est de Dijon, et il y a 40 ans qu'il a laissé la France. L'éducation qu'il m'a procurée n'est pas des plus brillantes: un collège confié à d'ignares ecclésiastiques fût le tombeau de mes jeunes ans; j'y puisai quelques mots de latins et un parfait mépris pour mes professeurs. Sorti à 16 ans de dessous leur férule, j'eus le bonheur de faire la rencontre des oeuvres de Rousseau, de Montesquieu, et d'autres Philosophes amis des hommes et du vrai. Je ... leurs productions elle m'apprirent à connaître mes devoirs et mes droits; elle firent germer en moi la haine du despotisme civil et religieux. Pour la première fois l'existence me plût.

La révolution française luisît à cette époque; elle acheva ce qu'avait commencé chez moi la lecture. Dès ce moment toutes mes affections, tous mes désirs se rapportèrent à la liberté: son idée m'occupait jour et nuit; mon seul regret était de ne pouvoir que l'aimer.

La ville de Montréal renfermait une imprimerie dans son sein, mais les caractères ne présentaient au lecteur que des idées de nature indifférente, que des ordres arbitraires dictés par les délégués de la moderne Carthage: je la fîs servir à un usage plus digne de son institution; elle devint sous mes mains le véhicule de la raison et de la vérité. trop impuissant pour rien créer moi-même, je sûs goûter et faire apprécier aux autres les droits de l'homme proclamés par le peuple français. À cet effet je bravai les menaces du gouvernement, même le courroux d'un père honnête, mais faible par nature et timide par circonstances. On ne vit pas sans inquiétude le genre nouveau de papiers publics, ni l'intérêt progressif qu'ils inspiraient. La presse fût inquiétée, je fûs recherché et j'eusse bientôt été atteint si une résolution vigoureuse n'eut fait changer ma destinée. Dès l'époque de la Révolution, j'avais conçu un désir violent de passer en France; ce dernier événement me le fît réaliser. Je communiquai ma résolution à mes parents; elle les étonna au point de me laisser échapper de leurs bras sans m'offrir les moindres secours pour mon voyage. Mais la nature a pourvu à ce que l'homme le plus pauvre pût se soustraire à l'esclavage; elle lui a donné des jambes: les miennes me servirent si heureusement qu'après trois semaines de marche en mai dernier et un trajet de 500 lieues, j'arrivai à Philadelphie où le citoyen Genet, après avoir pris des renseignement sur mon compte, m'employa en différentes occasions, me faisant espérer mon passage en France sous peu de temps. La première mission dont il me chargea avait pour objet de me rapprocher du Canada, d'ouvrir une correspondance sûre entre ce pays et les États-Unis, de sonder plus particulièrement les dispositions des Canadiens, de leur faire passer des papiers patriotiques, des chansons, des bulletins de la convention et une adresse rédigée exprès pour eux. Mon ordre et l'échantillon de toutes ces pièces sont dans la possession du citoyen Bréard. Ayant rempli cette mission suivant mon rapport au citoyen Genet dont il a fait passer copie au Ministre de la guerre, ou des affaires étrangères, il m'adjoignit dès lors à ses secrétaires et une expédition ayant été projetée contre Halifax et autres possessions anglaises en Amérique, il me mit à bord de l'Éole commandé par le contre-amiral Sercey, en qualité d'agent politique de l'escadre destinée à cette opération. Les fonctions que je devais remplir, sont énoncés dans les instructions données par le citoyen Genet au contre-amiral Sercey. - L'expédition n'eut pas lieu et tu sais pourquoi. Le procès verbal qui a été rédigé à bord de l'Éole est le tableau fidèle des raisons qui on fait changer de direction à l'escadre. Dans le fond, ces raisons sont en partie assez justes: il n'était pas possible, sans exposer beaucoup les vaisseaux et les marins de la République, d'effectuer la partie essentielle des instructions du Ministre. La seule chose qu'on pouvait tenter, en égard à la saison, c'était d'intercepter le convoi de pelleteries qui venait du Canada et de rester en croisière pendant un quinzaine de jours. En me permettant ces observations, je n'entends point justifier le changement de direction, ni jeter aucun blâme sur le ministre. Je suis tout à fait étranger aux motifs qui ont déterminé ce dernier; j'expose simplement des faits. Mon ordre d'embarquement est aussi entre les mains du représentant Bréard. J'arrivai à Brest le 2 novembre (vieux style) et mon premier soins fût de me présenter aux représentants du peuple à Brest, auxquels j'exposai mon cas et qui m'accueillirent d'une manière digne des délégués d'un peuple généreux et libre. Ils me firent même l'honneur de m'employer dans leur bureau, jusqu'à l'époque à laquelle tu me demandas. Voilà pour ce qui me concerne.

Du Canada

Il est de petits détails relatifs au local du Canada, aux forces qu'y ont les Anglais et autres de même nature, pour la connaissance desquels je réfère au rapport que j'en ai fait au citoyen genet, afin d'éviter une répétition.

Le Canada n'a pas oublié qu'il fût fondé par des Français et quelques vexations qu'il ait éprouvées de la part des Bigots, des Cadets, des Descheneaux et d'autres insignes voleurs, il sent fort bien qu'elles provenaient uniquement du vice du gouvernement et non du caractère national. Il se rappelle qu'un roi le vendit et qu'un roi l'acheta. Cet horrible trafic d'homme n'a pu que lui inspirer de l'indignation contre la monarchie. Si l'on ajoute à cela les procédés inouïs du gouvernement britannique, depuis 1759; si l'on se rappelle que la féodalité telle qu'elle existait dans la coutume de Paris a été exercée en Canada; que la volonté du gouverneur de son Conseil faisait loi; que, jusqu'à l'époque de 1791, les corvées, les emprisonnements arbitraires, les assassinats même étaient commandés par le gouvernement; si enfin l'on compte pour quelque chose la haine dont les Canadiens ont hérité des Français contre l'Anglais, il ne sera pas difficile de se persuader l'horreur qu'ils éprouvent, l'indignation qu'ils conçoivent de se voir courbés sous son joug.

C'est à ces diverses considérations que les Américains furent redevables en 1775 des secours qu'ils reçurent dans l'intérieur du Canada, lorsqu'ils y pénétrèrent pour l'affranchir de l'esclavage. Vêtements, rafraîchissements, nourriture, les Canadiens n'épargnèrent rien pour des soldats qu'ils envisageaient comme des sauveurs. L'enthousiasme de la liberté avait tellement exalté les paysans qu'ils formèrent plusieurs bataillons à l'aide desquels les Américains s'emparèrent de plusieurs postes importants. C'en était fait du Georgianisme dans l'Amérique septentrionale, si une flotte considérable n'eut mouillé dans la rade de Québec, dans un moment où les Américains touchaient au terme de leur munitions et n'avaient pas assez d'armes pour opposer une résistance efficace.

La Révolution française fût connue en Canada; et les douceurs qu'elle promettaient firent apercevoir plus amèrement aux Canadiens leur séparation de ce grand État. Les papiers révolutionnaires nous parvenaient alors; plus d'une fois nous les arrosâmes de nos pleurs; plus d'une fois ils furent portés en triomphe dans des clubs et dans des sociétés particulières au sein desquelles nous chantions l'aurore de la liberté, ses progrès et la lutte contre les nuages épais de la superstition et de la tyrannie. De tels transports alarmaient le gouvernement, le peu de moyens d'instruction qu'offre le Canada lui avait fait croire que ses habitants ne devaient être que des automates, des êtres insensibles à leur état. Insensé! Il ignorait que les hommes de tous les pays apportent en naissant le germe de la liberté. Bientôt les Canadiens se levèrent ensemble pour demander une réforme. Après bien des contestations, l'Angleterre lui donna une forme de gouvernement calquée, à peu de choses près, sur le sien propre. Ainsi le Canada dût à la France, en 1791, une petite amélioration de son sort.

Mais ce nouveau gouvernement n'a pas satisfait les Canadiens. Le veto surtout leur a paru fort étrange; c'était, disaient-ils, donner et retenir à la fois. Et ils ne furent pas longtemps à en sentir les pernicieux effets. À l'ouverture de la première séance de l'Assemblée, il fallut déterminer quelle langue serait le texte de la loi; l'Anglais l'avait été jusqu'alors. Les Canadiens dont la majorité formait les deux tiers de l'Assemblée, représentants d'ailleurs la masse des habitants, insistèrent sur ce que le français fût la langue textuelle et l'emportèrent dans l'Assemblée. Cette langue française avait une grand tort aux yeux du gouverneur; elle avait la première proclamé les droits de l'homme; et que n'en devait-on pas appréhender pour l'avenir?... Aussi le veto fût apposé le même jour. Les Canadiens en ont appelé au gouvernement d'Angleterre (le Parlement) mais que peuvent-ils espérer de gens corrompus, serviles, adulateurs, dont l'or fait les opinions et les statuts?...

Il s'en suit donc que les Canadiens, ces descendants isolés du peuple français, sont malheureux, qu'ils ont le sentiment de leur malheur et qu'ils respirent haine et vengeance contre les Anglais. Mais sans armes, sans direction, sans appui, que peuvent-ils faire autre chose?

Je ne puis terminer cette partie de mon exposé sans exprimer le ferme espoir que j'ai de revoir le Canada, ma patrie, affranchie bientôt du joug de son imbécile tyran; il devra aux Français, comme les autres pays, son indépendance et son bonheur.

Des États-Unis d'Amérique

Les États-Unis d'Amérique sont, à n'en point douter, les alliés, les amis de la France. Leurs voeux pour le triomphe de ses armes ne sont point équivoques; ils ont éclaté en différentes occasions, dans leurs papiers, dans leurs places publiques, dans leurs sociétés. Au bruit des succès de la République, ils se sont réjouis et ont été transportés; au récit des trahisons et des perfidies dont elle a été la victime, un deuil général s'est fait apercevoir: jamais ils n'ont désespéré du salut de leurs alliés. L'arrivée du citoyen Genêt dans les États-Unis a été remarquable par la quantité d'adresses qui lui ont été présentées, toutes expressives de la reconnaissance des Américains envers la France et leurs voeux pour sa prospérité. Des fêtes publiques ont même été célébrées à cette occasion. Lors de la malheureuse incendie du Cap, les colons ont éprouvé en Amérique leurs douceurs de l'hospitalité la plus religieuse. Il a été pourvu à leur entretien et plus de 40 mille piastres ont été destinées à cette oeuvre pieuse. J'ai vu moi-même des particuliers se disputer le plaisir de loger dans leurs maisons des familles entières de ces infortunés.

Deux causes ont pendant quelque temps diminué la bonne opinion qu'avaient conçue les Américains de la Convention nationale, sans néanmoins affaiblir leur amitié pour le peuple français. La première, était la manière dont certains journaux (Le patriote entre autres) rendaient les débats de la Convention, attribuant à des haines particulières, ce qui n'était que l'expression d'un patriotisme ardent couvrant d'infamie, marquant même au coin de la scélératesse plusieurs député et n'omettant rien enfin pour persuader à l'Europe, au monde entier, que la Convention n'était pas libre etc.

La deuxième cause, est le peu de ménagement avec lequel certains membres de la Convention, et plusieurs écrivains, affichaient publiquement l'athéisme et cherchaient à anéantir totalement toute idée d'un Être suprême. Les Américains sont, peut-être plus que tout autre peuple, attachés aux opinions religieuses et l'expérience leur a démontré que leurs ministres (les presbytériens surtout) loin de faire servir la révélation au despotisme, en ont fait le boulevard de leur liberté. Ainsi, l'idée de l'athéisme se propageant en France d'une manière publique, relâchait les liens de cette estime, fondé sur une analogie de gouvernement, qu'ils portent aux Français. Mais l'épurement qui a été fait de la Convention, les mesures justes et sévères prises contre les journalistes désorganisateurs, la manière surtout dont s'est prononcé un des membres vertueux de la Société des Jacobins sur le système de l'athéisme, tout cela rassura sans doute leurs consciences timorées, et les nourrira dans l'estime et l'amitié due à des hommes qu'une seule et même passion anime aujourd'hui, celle de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

Il existe en Amérique deux partis opposés, l'un qui aime son gouvernement actuel parce qu'il a opéré la prospérité de tous les États et peut-être aussi parce que Washington en a proposé les bases; l'autre qui désirerait un changement, attendu que le gouvernement n'est pas assez populaire. - Presque tous les négociants et la plupart des cultivateurs forment le premier parti; le deuxième est composé d'une grande partie des artistes et de ces hommes oisifs et sans état qui ne peuvent que gagner dans ces sortes de changement. Il n'y a pas lieu à comparaison pour le nombre et pour les moyens; les fédéralistes l'emportent, ils auront le dessus, tant que Washington existera.

Malheureusement le citoyen Genêt parut trop lié avec les anti-fédéralistes. S'il survenait une contestation au sujet des traités entre le ministre et Washington, ceux-ci prenaient de là occasion de soutenir le premier, et d'improuver la conduite du second dans des écrits impropres qu'ils rendaient publics; ils y mettaient tant d'ardeur, que l'on imaginait qu'ils étaient encouragés par le citoyen Genêt et l'on craignait que des divisions et des troubles intérieurs n'en fussent les conséquences. Le rappel du citoyen Genêt était donc nécessaire; c'était le seul moyen d'ôter tout ombrage au gouvernement.

Voilà, citoyen ministre, ce que tu m'as demandé. Je serai toujours prêt à te donner de vive voix des renseignements sur ce que le défaut de mémoire m'aurait pu faire omettre. Il ne me reste plus qu'à savoir si je puis espérer d'être utile à la chose commune.

H. Mézière


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