L'union et la nationalité
Longtemps comprimé, étouffé au nom de l'intérêt public, l'attachement à la nationalité qui nous caractérise, semblait destiné à devenir un de ces préjugés qui peuvent tenir au coeur, mais que la raison devait proscrire comme une faiblesse, une erreur de sentiment. Personne n'osait réclamer en son nom, par l'intérêt pour une position à laquelle nous avions été conduits par une suite d'événements malheureux; position jugée profitable pour nous, lorsque tous les avantages qui pouvaient en découler devaient être obtenus à la seule condition de ne pas donner signe de vie comme nationalité. Elle était considérée comme un obstacle avoué à l'obtention de droits politiques; il fallait s'en dépouiller, en faire abstraction, sacrifice même; ne plus se considérer comme Canadien Français si nous voulions être quelque chose dans ce système d'organisation sociale; et ainsi, sous prétexte de la confondre, la noya-t-on dans le libéralisme. Le principe de la nationalité cessant d'être en honneur, puisqu'on la répudiait par intérêt, elle devait donc s'affaiblir, perdre de sa force morale et finir bientôt par s'effacer complètement. Aussi pendant près de dix ans nous avons vu son nom même oublié, et son sommeil fut si profond que son existence paraissait nulle.
Tant que subsista cet état de choses le peuple du Bas-Canada sembla saisi d'un engourdissement général qui paralysait chez tous l'esprit public. Cette torpeur existerait encore sans le cri de réveil heureusement poussé par des hommes généreux, amis de leur pays et dévoués à leur nationalité. Ils ont osé rompre le silence malgré sa profondeur pour élever la voix et ranimer le souvenir de cette nationalité, en prêchant une doctrine qui tendait directement à sa conservation. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait plus tôt. Pourquoi? Parce qu'il y avait des intérêts qui imposaient silence d'un geste menaçant; parce que l'expectative d'un bien-être politique toujours incertain nous rendait timorés, nous le pseudonyme de prudents; et les mauvaises conséquences pour en obtenir plus tard les avantages demandait notre mort nationale en échange de cette liberté politique constitutionnelle que nous avions si chèrement achetée avec elle. L'Union nous a causé des mots incalculables, elle pèse sur notre existence. Séduits, amusés en quelque sorte par les détails, nous avons pendant longtemps perdu de vue le but de cette mesure qui se révélait cependant tous les jours par cet envahissement d'idées et d'institutions étrangères sur nos idées et nos institutions; qui rendait chaque jour les premières désirables au milieu de cette confusion d'institutions, parfait dédale de lois, de mœurs et de langage qui nous imposant une double nationalité, tendait à rendre l'une nécessaire, l'autre inutile, c'est-à-dire à nous faire perdre la nôtre en subissant l'autre. Tel en effet fut le succès de cette œuvre machiavélique. L'Union fut faite dans le but de nous perdre et nous perd évidemment.
Soumis à cette idée d'impossibilité pour nous de la voir jamais détruite, on peut concevoir la résignation, on peut imaginer l'utilité, la nécessité du laisser-faire, du silence; on peut désirer que cette mort nationale nous arrive longuement, indirectement, et même on conçoit qu'un peuple puisse dans une telle position mettre la main à l'œuvre, comme le suicide dans un état de peine sans espoir; mais ce qu'on ne peut concevoir, c'est que cet état soit considéré comme le meilleur, le plus désirable par ceux mêmes qui en sont victimes, lorsqu'on peut trouver un moyen de rendre la vie à cette nationalité, ne fût-ce que la vie d'un siècle; ce qu'on ne peut concevoir, c'est qu'il se trouve de ces hommes qui préfèrent la fusion, la mort de cette nationalité pour avoir le plaisir de revivre et de ressusciter dans une nationalité étrangère.
La question de l'Union se pose ainsi: « voulez-vous l'Union avec tous ses avantages au prix de la perte de votre nationalité? » Car la condition qu'elle ne soit jamais un principe d'action publique, est qu'elle s'endorme complètement, et c'est là vouloir qu'elle meure. La nationalité est le principe de vie des peuples et quelqu'un l'a dit avec vérité, le silence d'un peuple, c'est la mort.
N'y a-t-il pas raison de s'étonner qu'il se trouve des hommes parmi nous, des hommes qui veulent maintenir un état de choses aussi destructif de notre vie comme peuple. Mais nous dira-t-on, vous allez réveiller les antipathies, les haines nationales. De grâce, dites-leur donc à ces cent mille de taire leurs préjugés plutôt que de faire taire les justes réclamations de six cent mille. Nous ne voulons qu'une chose: la conservation de nos institutions, de notre langue, de nos lois, de nos mœurs. Se trouve-t-il là quelque chose qui puisse irriter les susceptibilités nationales d'un honnête homme de bon sens? Pour obtenir cela, pouvons-nous ne pas respecter les nationalités et les mœurs étrangères aux autres? Toute l'histoire de nos luttes avec cette faction ennemie qui nous opprima si longtemps pour détruire cette nationalité, son éternel cauchemar, ne peut-elle pas se résumer par cette devise de la nationalité polonaise, liberté pour nous, liberté pour vous? D'ailleurs, serait-il décent que six cent mille individus demandassent à cent mille de leur enseigner leur langue, de leur imposer des institutions parce que parmi ces cent mille sont des criailleurs qui veulent se croire opprimés dès qu'ils ne sont plus oppresseurs? Ce ne sont pas là des considérations qui doivent nous faire taire nos principes.
Il est temps que le peuple connaisse tous ces maux que lui a faits l'Union; il est temps qu'on lui indique ceux dont il est menacé; il est temps qu'il en connaisse, qu'il en mesure toute la grandeur pour en demander la fin. S'il est unanime on ne la lui refusera pas. Ces événements qui éclatent sans cesse en Europe lui donnent des garanties de succès. La révolution française doit bouleverser le monde. Le peuple anglais écrasé sous le double poids de son aristocratie laïque et religieuse fera, lui aussi peut-être, un effort. Cette conflagration générale pourra atteindre l'Angleterre; elle doit suivre ou précéder un mouvement révolutionnaire en Irlande: et ce qu'on peut attendre de plus probable, c'est une guerre entre l'Angleterre et quelque puissance continentale. Avec un trésor épuisé, pour peu qu'on demande avec énergie, l'Angleterre ne sera pas tentée de nous refuser cet acte de justice lorsque, pour maintenir cet état de choses sans profit pour elle, il lui faudra des forces et des dépenses qu'elle pourrait si facilement éviter en faisant de tout le Bas-Canada une colonie qui pourrait lui donner au besoin aide, protection contre les ennemis du dehors et du dedans. L'heure du danger la rendra plus prudente et juste, mais il faut que le peuple du Bas-Canada puisse être prêt à demander lorsque cette heure arrivera; elle peut sonner bientôt, le calme peut ensuite se rétablir pour longtemps. Si nous ne savons pas profiter des circonstances, alors l'Union restera lors même qu'elle serait déclarée par tous impraticable, nuisible aux intérêts de tous indistinctement. Son maintien dépendrait de la volonté du maître qui, lorsqu'il est fort, s'est toujours montré peu soucieux des justes réclamations des faibles.
Mais cependant, tout en instruisant le peuple des maux causés par l'Union et son effet inévitable, il est bon de dire que nous appuierons toujours un ministère libéral au pouvoir: car nous en avons besoin aujourd'hui pour réparer les maux causés par ses prédécesseurs. L'agitation peut se faire en dehors de la politique ministérielle: et jusqu'à ce que le peuple soit unanime et la circonstance favorable, nous mettrons sous les yeux de nos lecteurs tous les faits les plus importants sur cet acte de spoliation de l'annihilation à la fois, espèce de brigandage politique que le siècle semble vouloir répudier et venger partout aujourd'hui. Il est temps de faire sentir et d'exprimer combien il nous pèse. Chaque jour passé sans attirer l'attention publique sur un sujet qui l'intéresse aussi vivement est un pas vers l'anéantissement de notre nationalité. Nous prendrons l'initiative. Nous voulons offrir notre faible secours à la nationalité canadienne. Quel que soit d'ailleurs notre peu de mérite nous aurons au moins celui d'avoir offert le premier appui, d'avoir hautement proclamé son nom.
Nous entrons dans cette voie après mûre réflexion, avec fermeté, et sans arrière-pensée, parce que nous sommes persuadés qu'elle est la seule qui puisse mener à bon port. Nous n'incriminerons aucun des nôtres; nous voulons le bien-être et le salut de tous. Faire prévaloir un principe de vie, principe de salut, question d'existence pour les Canadiens Français, voilà le but auquel la conviction nous fait tendre, sans qu'aucune considération puisse nous en détourner, et que nous chercherons à atteindre jusqu'à ce que la dernière planche de salut nous échappe.
Encore une fois nous le répétons, la nationalité peut unir un peuple; elle peut lui donner la vie, le mouvement et l'énergie dont il a besoin pour prospérer; la conséquence n'est pas que cette nationalité, parce qu'elle est unie, forte et active soit mal intentionnée, mal disposée et haineuse: non, nous croyons que la nationalité doit unir tous ses membres, nous croyons que la nationalité sera la bannière sous laquelle nous marcherons, nous en sommes convaincus. Que ceux qui attendaient des Canadiens Français aide, sympathie, concours dans cette œuvre de la réforme et du progrès ne s'effraient pas; l'appui qu'ils recevaient d'individus isolés, ils l'auront mais plus régularisé, plus continu, plus efficace, de ces mêmes individus unis en corps. Ceux qui connaissent le caractère canadien certifieront ce que nous avançons sur ce sujet. Ils diront en regardant le passé, en considérant le caractère de nationalité, que toute liberté trouvera chez elle l'hospitalité cordiale, franche et sincère, que le voyageur et l'étranger ont toujours trouvé dans nos foyers.
Notes
Source : Éditorial du journal L'Avenir, le 15 avril 1848, reproduit dans Le rouge et le bleu. Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille. 1760-1960 de Yvan Lamonde et Claude Corbo, octobre 1999, 584 pages ISBN 2-7606-1747-5
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