L'AMI menace-t-il à la souveraineté des États?

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L'AMI menace-t-il à la souveraineté des États?
Montréal, le 4 novembre 1998




Source: [1][2] Conférence de Jacques Parizeau prononcée en marge de la campagne électorale, le 4 novembre 1998, au Cégep Maisonneuve.



Le 13 octobre dernier, M. Lionel Jospin provoque d'une seule phrase l'effondrement des négociations entourant l'Accord multilatéral sur l'investissement dont la dernière manche doit s'ouvrir à Paris le 20 octobre. Un pays, dit-il en substance devant l'Assemblée nationale française, peut transférer des éléments de sa souveraineté à un organisme international d'États, mais il ne doit pas transférer d'éléments de souveraineté à des intérêts privés.

C'est aller tout droit au cœur d'une question qui depuis quelques années, longtemps en secret, gênait bon nombre des 29 pays qui dans le cadre de l'OCDE avaient été appelés à discuter de ce qui était devenu le projet d'une sorte de grande charte des sociétés transnationales. Chacun des participants ajoutait des réserves, des formulations alternatives de principes nouveaux au fond mais se référant par analogie à de vieux principes de libéralisation.

Je vais moi aussi utiliser une analogie pour me faire comprendre. La libre circulation des voitures et des piétons est dans une ville un droit élémentaire, évident. Étendre cependant ce louable principe à la libre circulation de tous dans tous les logements de tous n'apparaît pas aussi évident. Et quand bien même les conseillers municipaux multiplieraient les réserves, en déterminant les heures de libre circulation, ou le nombre de personnes habilitées à pénétrer dans chaque logement par heure et par jour, cela ne changera finalement pas grand chose car le principe lui-même n'est pas acceptable, même s'il est parfait pour les rues et les trottoirs.

C'est cela que Lionel Jospin a dit : le principe est faux. Tout le reste s'est effondré en quelques jours. Le gouvernement fédéral canadien, participant réservé aux négociations, a pris acte. Le gouvernement du Québec qui au fond n'avait pas grand chose à dire dans toute cette question, statut de province oblige, a eu le bon réflexe de saluer immédiatement le geste de la France.

La préparation de l'Accord multilatéral sur l'investissement couronne en quelque sorte un mouvement de libéralisation des échanges amorcé au milieu des ruines de l'après-guerre, mouvement qui s'est poursuivi par les grandes vagues de déréglementation et de privatisation qu'ont connu certaines économies occidentales, et enfin, après la chute du Mur de Berlin, ce même mouvement s'est encore poursuivi par le placage de modèles du capitalisme libéral sur des économies qui émergeaient soudainement de systèmes intégralement planifiés et dont la connaissance des mécanismes de marché se limitait à la pratique du marché noir.

Le même principe de libéralisation, couplé à la révolution des communications, et appliqué à un énorme accroissement des liquidités monétaires dans le monde, va provoquer le saccage monétaire, financier et économique qu'ont connu tant de pays l'été dernier.

Entre les négociations de l'AMI qui se terminent en avril dernier par un renvoi à l'automne et l'échec d'octobre, il y a justement cette crise financière internationale.

La fièvre néo-libérale qui a tant accéléré la mondialisation débouche au bout du compte sur un incroyable aventurisme des plus grandes sociétés financières qui est comme une caricature des dangers que petit à petit on appréhendait dans l'intégration de plus en plus marquée des économies nationales. L'intérêt national, déjà noyé sous les flots d'argent spéculatif, disparaissait encore un peu plus derrière celui des sociétés transnationales.

Politiquement, la réaction aussi se préparait. L'arrivée au pouvoir de messieurs Blair, Jospin et Schroeder est aussi importante quant à l'orientation des esprits que l'ont été dans le sens du néolibéralisme l'arrivée au pouvoir de madame Thatcher et du président Reagan.

Le projet d'AMI devait couronner l'édifice que le néolibéralisme avait graduellement érigé. Le mot graduellement a ici une signification forte. Il s'agit des cinquante dernières années. Au nom de la libéralisation, les économies nationales ont été transformées, profondément. De ces changements, certains ont eu des effets dont on ne peut de bonne foi pas dire qu'ils n'ont pas amélioré de façon remarquable la condition humaine. D'autres se sont révélés des culs de sac, des égarements, des erreurs. Le processus de la mondialisation, c'est l'ensemble de tous ces aboutissements. Rien de pire pour éclairer l'avenir que de généraliser, de trop simplifier, de vouloir juger à la même aulne les avancées et les dérapages, les progrès et les dérives. Et pourtant, il faut le faire, ne serait-ce que pour être en mesure, dans un Québec qui prendrait enfin sa place dans le monde, d'en comprendre les règles de fonctionnement.

Je sais bien que je vais outrageusement simplifier les choses dans mes descriptions historiques. Cela est inévitable, j'essaierai seulement de ne pas caricaturer. Et mon point de vue est celui d'un homme de mon âge qui a vécu bien des événements que je vais maintenant aborder.

Commençons par les plus anciens. En 1933, 30 % des travailleurs de Montréal sont en chômage. La Grande Crise déferle sur le monde. Chaque pays cherche à protéger ses industries en réduisant ou en éliminant ses importations de l'étranger. À ce rythme, des secteurs entiers du commerce international tombent à rien. «Je bloque vos produits, vous bloquerez les miens. De blocage en blocage, nous nous enfoncerons dans la crise.»

L'Europe sortira de la guerre ruinée. Le terrible hiver de 1947, la nécessité d'importer de grandes quantités de charbon et de blé des États-Unis alors que l'on n'a plus rien pour payer va amener chacun à renforcer les contrôles des changes.

Qu'est-ce qu'un contrôle des changes ? Dans son principe, c'est simple. Chacun qui veut acheter à l'étranger doit s'adresser à la banque centrale pour obtenir les devises étrangères, habituellement le dollar américain, pour payer. Celui qui vend à l'étranger doit verser à la banque centrale les dollars qu'il a gagnés et obtenir en échange de la monnaie nationale. Les mêmes principes s'appliquent à celui qui veut acheter ou vendre des titres étrangers, à une compagnie étrangère ou nationale qui veut rapatrier ses profits. La banque centrale balance les comptes et si les sorties dépassent les entrées, elle coupe les sorties. Mais les sorties des uns sont les entrées des autres. À ce jeu, chacun perd, les sociétés s'appauvrissent.

Le Canada lui-même va être touché par le contrôle des changes. Il a traditionnellement affiché un surplus dans ses échanges avec l'Europe et un déficit dans ses échanges avec les États-Unis. L'Europe a réduit ses achats pour les raisons que je viens d'expliquer. On n'a plus ce qu'il faut pour payer les États-Unis. Le contrôle des changes canadiens sera établi en 1947 et il durera jusqu'en 1951, peu de temps si on compare ces quatre années à la durée des contrôles ailleurs.

Toute l'Amérique Latine, en fait le reste du monde, est au même régime. Techniques de protectionnisme : droits de douane et quotas souvent délirants, contrôle des changes tatillons et réducteurs, en tout cas universels.

C'est ainsi, pour être concret, qu'au moment de mon départ à l'étranger en 1951 pour y poursuivre mes études je passe à la succursale de la Banque du Canada, alors sise au square Victoria, pour obtenir l'autorisation de sortir le montant de ma bourse d'études.

Voilà comment se dessine l'arrière-plan de la libéralisation. Le premier geste sera posé par les États-Unis en 1947. L'industrie américaine a pris une formidable expansion pendant la guerre, l'économie américaine est indiscutablement la plus solidement expansionniste, la plus productive, en somme la plus dominante. Mais elle ne peut s'étendre dans un monde où le commerce est bloqué.

Le plan Marshall de 1947 est un geste inédit, révolutionnaire, d'une incroyable portée. Les Américains donneront aux pays d'Europe des sommes considérables en dollars américains, si rares là-bas, à la condition que chacun de ceux qui acceptent ces fonds offrent en retour des crédits en monnaie nationale d'un montant équivalent à leurs voisins.

Toute l'Europe occidentale accepte, le commerce reprend, les frontières s'ouvrent. Tous les pays soviétiques refusent le plan Marshall et chercheront dans la planification systématique une autre voie.

Le second grand tremplin de la libéralisation est mis en place la même année, soit en 1947. Il s'agit de la première négociation du General Agreement on Tariffs and Trade, le GATT, devenu depuis l'OMC, c'est-à-dire l'Organisation mondiale du Commerce.

Un ancien professeur à moi, disait autrefois que l'efficacité des organismes internationaux était inversement proportionnelle à la quantité de leurs publications. GATT publiait peu. Des rencontres de négociation avaient lieu à intervalles de quelques années. On négociait alors entre deux pays à la fois. Le Canada offrait à la France, par exemple, de réduire disons de moitié ses droits sur les transformateurs français si les Français réduisaient de moitié leur tarif sur le papier canadien. Dès qu'une entente était conclue, le nouveau tarif français sur le papier était étendu à tous les pays membres qui voulaient vendre du papier en France, et le nouveau tarif canadien sur les transformateurs était lui aussi appliqué à tous les pays membres qui voulaient vendre des transformateurs au Canada. C'est cela la clause de la nation la plus favorisée. Précisons encore, on n'est jamais assez précis en ces matières, que l'ancien tarif français sur le papier s'appliquerait toujours aux pays non membres. Même chose pour le tarif canadien sur les transformateurs.

Des échanges comme ceux-là, il y en a eu des milliers, à chaque conférence de GATT. Personne n'est obligé d'entrer dans le Club. Et personne n'est forcé d'y rester. Au fur et à mesure que le temps passe, cependant, il est en pratique impossible de quitter le Club. Les pays qui seraient tentés par la chose se heurteraient alors aux tarifs applicables aux non membres. Plus les droits de douane baissent à l'intérieur du Club, plus il est coûteux d'en sortir, et plus aussi on se bouscule au portillon pour entrer. Cent vingt pays sont membres de l'OMC aujourd'hui, trois fois plus qu'au début du GATT. L'entrée est cependant conditionnelle à l'acceptation par le postulant des règles de comportement commercial, s'appliquant par exemple au dumping, aux subventions aux entreprises et aux barrières non douanières.

GATT a été un levier formidablement puissant de libéralisation des échanges. En permettant d'autre part à des pays de se regrouper pour constituer des zones de libre-échange ou des marchés communs où les droits de douane étaient abolis, il a présidé à l'apparition du marché commun européen à partir de 1957, et de plusieurs autres accords commerciaux, l'ALÉNA récemment, et le Mercosur. Tout se passe comme si la libéralisation des échanges de produits était soumise à un régime à deux vitesses. Quelques groupes de pays atteignent rapidement le libre-échange, d'autres y vont plus lentement.

Ce mouvement de libéralisation a commencé à s'étendre aux services, entre autres aux services aux entreprises. Les services de communication, par exemple, le commerce bancaire, l'informatique, l'engineering, les services financiers et comptables, etc. On voudrait bien, aux États-Unis et en Europe de l'Ouest, que tout cela circule sans entrave à travers le monde. Dans ce cas, on ne parle pas de la nation la plus favorisée, mais de traitement national. Un pays s'engage à l'égard de l'Organisation mondiale du commerce à traiter les services d'une entreprise étrangère sur le même pied que les services d'une entreprise nationale. Et comme pour dispenser ses services il faut bien que l'entreprise étrangère s'installe, la clause du traitement national va comporter que l'on traite l'entreprise étrangère comme on traite l'entreprise nationale. Là apparaît une ambiguïté dont l'AMI va se nourrir. Mais n'anticipons pas.

Il y a un secteur d'activité dans lequel la libéralisation des échanges n'a pas fait beaucoup de chemin, c'est celui des produits et services culturels. La plupart des gouvernements protègent d'une façon ou d'une autre leur vie culturelle et cherchent à en assurer le rayonnement à l'étranger. De tels objectifs sont incompatibles avec le libre-échange. Il n'y a pas vraiment de compromis possible, à moins de réduire l'accent que l'on cherche à mettre sur le développement de la culture nationale. Une clause de contenu national à la radio ou à la télévision, l'obligation de doublage des films étrangers, la liste des outils du protectionnisme culturel est longue.

Dans l'entente de libre-échange, le Canada avait fait exempter les produits et services culturels de l'Accord. À l'occasion des dernières négociations du GATT, la France repiquât l'exception culturelle de l'ALÉNA et réussit à la faire accepter dans l'accord final.

Les Américains n'ont jamais vraiment accepté l'exception culturelle. Forts de leur prédominance dans le cinéma et la chanson populaire, convaincus que le produit culturel est un produit comme les autres, ils prirent leur revanche dans le projet de l'AMI : on n'y trouve plus l'exception culturelle. Comme on le verra, les pays peuvent faire inscrire des réserves qui ne s'appliquent qu'à eux et qui sont appelées à disparaître avec le temps.

Revenons au Québec et à l'ALÉNA. C'est grâce à l'unanimité politique québécoise obtenue pour appuyer un traité américain de libre-échange que M. Mulroney est parvenu à avoir la force politique nécessaire pour faire accepter le traité. On se souviendra que le premier ministre de l'Ontario voulait aller devant les tribunaux pour empêcher le gouvernement canadien de signer.

Le Parti québécois prit à cette occasion un leadership que le gouvernement de M. Bourassa, pourtant favorable au traité, hésitait à prendre, de peur de heurter de front l'opposition des grands syndicats, eux-mêmes très inquiets des conséquences du traité sur les conditions de travail et sur l'environnement.

Deux raisons militaient en faveur de la signature du Traité.

D'abord des raisons économiques. L'expansion des ventes du Québec vers le reste du Canada se développait bien lentement. Le marché américain, lui, pouvait absorber tout ce l'on voudrait y vendre si le prix et la qualité étaient bons.

Ensuite, si le Québec atteignait sa souveraineté, il est clair que les règles d'une zone de libre-échange protégeraient le Québec contre les représailles commerciales que le Canada anglais, fort mécontent, ne manquerait pas de vouloir exercer.

Sur les deux plans, le pari fut justifié. Aidées par un taux de change bas, les exportations du Québec vers les États-Unis ont augmenté de 8 % à 9 % par année depuis la mise en application du traité de libre-échange, alors que les ventes dans le reste du Canada ont baissé d'un peu moins que 1 % par année.

D'autre part, en dépit de tous les efforts verbaux du Canada anglais pour s'assurer qu'un Québec indépendant serait chassé de l'ALÉNA, on comprend partout, et singulièrement aux États-Unis, que le commerce total du Québec avec ce pays représente autant que le commerce total de nos voisins du Sud avec le Brésil, l'Argentine et le Chili ensemble. Et cela, à l'orée d'une tentative de réaliser une zone de libre-échange couvrant les trois Amériques.

En fait, à cause d'un créneau politique passager, le Québec a réussi à faire coïncider ses intérêts économiques et ses intérêts politiques. Une fois n'est pas coutume.

Revenons sur la scène internationale. L'explosion du commerce international dans le sillage des opérations de libéralisation donne une remarquable impulsion aux entreprises exportatrices qui, non seulement vendent à travers le monde plus facilement, mais y installent des succursales et des usines. L'accueil diffère grandement d'un pays à l'autre. Si l'élimination des contrôles des changes a permis une absolue mobilité des fonds entre les composantes d'une transnationale, cela ne veut pas dire pour autant que les conditions d'installation d'une entreprise sont les mêmes d'un pays à un autre.

D'abord, il y a eu après la Deuxième Guerre mondiale des vagues de nationalisation, non seulement dans les pays en voie de développement, mais aussi en Europe de l'Ouest. Les entreprises nationalisées disposent de monopoles, de conditions d'opération exclusives, de rapports direct avec les États auxquels les entreprises étrangères n'ont pas accès.

Mais surtout, les États réglementent les entreprises. Pour protéger le consommateur, pour protéger l'épargne accumulée dans les institutions financières, pour préserver les conditions de travail, pour préserver l'environnement. Mais aussi, on réglemente pour orienter l'activité économique dans le sens des priorités nationales. Et pour les mêmes raisons, on réglemente les investissements étrangers. Dans ce dernier cas, même les États-Unis n'ont pas échappé à la tentative de réglementer.

Dans ce cadre morcelé, fractionné, où l'intérêt national tel que le voit chaque gouvernement prend le pas, ou en tout cas devrait prendre le pas, sur l'intérêt privé, la montée de l'idéologie néo-libérale sera fulgurante.

Je savais bien, pendant les huit ans que j'ai passés à la tête du ministère des Finances, à quel point les banquiers avec lesquels je négociais étaient en faveur des opérations de privatisation et de déréglementation qui commençaient à apparaître un peu partout dans le monde, mais singulièrement en Angleterre où Mme Thatcher faisait, pour le monde occidental, figure de prophète.

C'est en quittant mon poste de ministre des finances pour réintégrer au début de 1985 l'École des HEC que j'ai été saisi par l'espèce d'universalité acquise par les idées néo-libérales. Quelques années de contact avec le monde académique avant mon retour aux affaires politiques ont achevé de me convaincre de l'intensité de l'alliance raisonnée des idées et de l'argent et du caractère résolument dogmatique du résultat de cette alliance.

Il faut éviter, bien sûr, de tomber dans l'autre dogmatisme, celui qui voudrait maintenir tout ce que la passé a produit. Une foule de nationalisations se sont révélées inutiles et coûteuses. Et il y a des méthodes tellement plus efficaces et plus légères pour intervenir dans le fonctionnement des entreprises si on le veut. Et puis les réglementations sont souvent marquées par une sorte de frénésie que tous les gouvernements reconnaissent en même temps que la difficulté d'en venir à bout.

Mais enfin, quelle que soit la technique utilisée, le développement économique et social a longtemps été marqué par une reconnaissance du fait que l'État doit encadrer les forces du marché, en particulier lorsque le marché, fut-il international, s'articule autour de quelques grandes sociétés.

Plus encore qu'un simple encadrement, l'État doit s'assurer que dans la société ou la nation, soient maintenus un certain nombre de centres de décisions, qu'en somme les décisions qui affectent la collectivité quant à son développement et à son bien-être ne soient pas toutes prises de l'extérieur. Chaque peuple veut, sinon déterminer son destin, au moins pouvoir l'orienter, l'infléchir.

Les Québécois francophones comprennent cette réalité mieux que quiconque. Jusqu'à la Révolution tranquille, littéralement toute les décisions économiques qui façonnaient leur vie étaient prises à l'extérieur du Québec. C'est grâce à une assez originale collaboration d'une nouvelle classe d'entrepreneurs et d'un nouveau secteur public diversifié et pouvant facilement être associé à ces entrepreneurs que les centres de décision sont apparus et que les Québécois ont commencé à maîtriser, non pas tous les paramètres de leur développement, car dans le monde d'aujourd'hui cela n'est jamais possible, mais au moins certaines des orientations.

Le projet d'Accord multilatéral sur l'investissement est en quelque sorte un aboutissement. La libéralisation des mouvements de capitaux à travers le monde et celle des investissements a fait des pas de géant depuis dix ans. Les pressions du Fonds monétaire international, la déréglementation systématique, la mode du «moins il y a d'État, meilleur il est», font que déjà l'investissement direct de l'entreprise, c'est-à-dire l'investissement de contrôle, a augmenté depuis dix ans bien plus rapidement que le commerce international lui-même. Lorsque des problèmes apparaissent entre deux pays au sujet de tel ou tel aspect de l'investissement transnational, ils négocient un accord bilatéral destiné à régler le problème, sans plus. Il existe déjà plus de 1600 de ces accords bilatéraux.

Dans le cas des mouvements de capitaux à court terme, leur masse à travers le monde a tellement augmenté que certains jours, des pays voient entrer ou sortir des liquidités qui représentent de vingt à trente fois le montant des transactions commerciales d'un même pays le même jour.

Ces masses d'argent deviennent un peu comme l'eau dans la cale d'un navire, un facteur d'instabilité permanente, capable en quelques jours de déstabiliser une ou plusieurs monnaies, et de plonger les pays visés dans une grave crise financière. On comprendra, soit dit en passant, pourquoi dans un tel contexte j'ai tellement insisté pour que le dollar canadien reste la monnaie d'un Québec souverain.

Comment l'AMI va-t-il définir l'investissement ? Dans le sens le plus large, c'est-à-dire les installations physiques, la propriété intellectuelle, les actions, les obligations, les titres monétaires, en somme tout.

Sur quels instruments l'AMI va-t-il s'appuyer ? Sur ceux que nous avons déjà vu apparaître dans le champs des échanges internationaux et qui sont maintenant acceptés comme s'ils allaient de soi dans n'importe quel champs d'application, la clause du traitement national et celle de la nation la plus favorisée. Donc, d'une part, l'investissement étranger sera traité exactement de la même façon que l'investissement national, même accès aux contrats, même accès aux subventions, même accès aux fonds publics pour se financer, même réglementation, même fiscalité.

D'autre part, le traitement accordé par un pays à l'investissement d'un autre pays sera étendu aux investissements de tous les membres du Club.

Le cadre étant ainsi tracé, il est clair que pour un nouveau pays en émergence qui deviendrait membre du Club, ou même pour plusieurs pays développés mais de petite taille, comme le Québec, qui ont adopté leurs propres formules de développement de leurs centres de décision, l'adhésion à l'AMI marquerait la fin de tout espoir d'infléchir leur développement, y compris dans le domaine culturel.

Il n'est pas étonnant d'ailleurs que dans bien des pays ce sont les artistes et les écrivains qui les premiers ont protesté contre l'AMI. L'exception culturelle de portée générale n'existe pas dans l'AMI. Chaque pays peut, s'il le désire, faire inscrire pour lui-même une réserve, une exception spécifique.

Un mot sur ces réserves. Elles peuvent s'appliquer à divers aspects du traité, être inscrites une fois pour toutes en annexe du traité. On ne pourra, par la suite, en ajouter; les exceptions ne pourront pas être multipliées par la suite; elles seront toutes négociables à la baisse, l'objectif affirmé étant de les faire disparaître au bout de quelques années.

Étant donné que dans un cadre pareil il est tout à fait possible que des pays découvrent qu'ils se font flouer et cherchent à se désengager, une clause de retrait a été insérée dans l'AMI. Mais une fois entré, on y est pour au moins cinq ans et demi, sans droit de retrait, et les investissements acceptés pendant ce temps restent assujettis aux clauses de l'AMI pendant quinze ans.

Laisser l'investisseur étranger fonctionner exactement au même titre que l'entreprise nationale, le laisser acquérir, fusionner, faire disparaître des centres de décision, les transformer ou les déplacer au besoin n'est pas suffisant.

Il faut en plus que les États signataires s'engagent à l'égard des investissements étrangers à une stricte neutralité. Explicitement, on interdit aux États d'exiger de l'investisseur étranger quelque obligation de résultat que ce soit.

Cela veut dire qu'il est interdit d'exiger d'un investisseur étranger :

  • un pourcentage donné de contenu national
  • l'achat des produits nationaux de préférence à des produits étrangers
  • l'établissement de la partie de la production qui sera exportée
  • un transfert technologique, un procédé de production, un savoir-faire
  • la localisation d'un siège social
  • l'obtention d'un mandat d'exportation mondial pour un produit
  • l'atteinte d'un certain niveau de recherche et de développement au pays
  • le recrutement d'un niveau donné de personnel du pays
  • une participation nationale au capital-actions.

En somme, même si en vertu du traitement national un État exigerait déjà de ses entreprises certaines de ces obligations, l'entreprise étrangère, elle, en serait dispensée.

En 1995, le président du grand groupe industriel helvétique-suédois ABB (qui, soit dit en passant, est solidement implanté au Québec) disait, et je cite :

«Je définirais la globalisation comme la liberté, pour mon groupe, d'investir où il veut, le temps qu'il veut, pour produire ce qu'il veut, en s'approvisionnant et en vendant où il veut et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales.»

Tout est dit. Tout est là. Bien d'autres grandes entreprises sont d'accord avec le président d'ABB, la Chambre de commerce internationale s'en est fait le porte-parole, et l'OCDE a monté le forum nécessaire pour que s'amorce, longtemps en secret, la grande charte de la transnationale.

On nous dira au sujet de cette interdiction des obligations de résultat que des exceptions générales ont été proposées, adoptées, que l'on a cherché à atténuer la portée du principe général. Sans doute. Mais revenons à mon analogie du début. Les conseillers municipaux ont limité les heures de libre circulation dans les logements et déterminé les quotas quant aux nombre de personnes qui peuvent visiter à la fois. Cela n'empêche pas le principe d'être faux.

Tout ce que je viens de décrire implique beaucoup d'obligations ou d'interdictions pour les États. Qu'arrive-t-il si des gestes posés par l'un ou l'autre de ces États donnent lieu à un différend, à un conflit ?

Si le conflit touche deux États, une procédure d'arbitrage est prévue. Dans une entente internationale, cela va de soi. Elle peut prendre bien des formes et j'en resterai là.

Si c'est une entreprise qui se croit lésée par un État, la procédure est fort intéressante. L'État ne peut pas refuser l'arbitrage. C'est le secrétariat de l'AMI qui nommera les juges. Et le jugement, y compris le versement d'indemnités pour compenser les dommages causés aux profits de la compagnie lésée, sera exécutoire.

Aucune clause analogue n'est prévue dans le sens inverse, c'est-à-dire si c'est l'État qui se croit lésé par une entreprise. Il faut lire les voeux pieux exprimés à l'égard des exigences que pourrait formuler un investisseur pour faire abaisser les normes environnementales. Rien n'est arbitrable dans ce cas-là. On indique simplement qu'il ne serait pas gentil pour une compagnie d'agir ainsi.

Si, au contraire, il s'agit de hausser ou de rendre plus restrictives les règles environnementales, on revient à l'arbitrage obligatoire, en invoquant le dommage causé aux profits des entreprises, et si un produit est interdit pour raison de protection de l'environnement, la clause en vertu de laquelle on ne peut exproprier sans compensation peut s'appliquer.

Cela peut sembler obscur, mais ce n'est que la généralisation d'une disposition de l'ALÉNA. (On n'a pas toujours fait assez attention aux dispositions de l'ALÉNA concernant les investissements, omnibulés, comme nous l'étions tous, par les flux commerciaux.)

En voici une application concrète. Il s'agit de l'affaire Ethyl, une compagnie américaine, seul producteur au Canada d'un additif pour l'essence, le MMT, un produit que pour des raisons de contrôle de pollution le gouvernement canadien interdit. Ethyl a intenté au gouvernement canadien une poursuite de 251 millions de dollars, en invoquant le fait que l'interdiction équivaut à une expropriation de ses avoirs. On a réglé hors cour pour 13 millions, mais la leçon a porté. Si l'AMI avait été adopté, un pays y penserait à deux fois avant de rendre plus sévère sa réglementation environnementale.

Il est temps de conclure. Les 29 pays réunis à Paris ont décidé d'annuler leur tentative d'accord sur l'AMI et de renvoyer le dossier à l'Organisation mondiale du commerce.

Qu'en fera l'OMC ? Jugera-t-elle nécessaire de faire une autre tentative au moins dans un avenir rapproché ? Une démarche de cet ordre est-elle d'ailleurs nécessaire ?

En tout cas, si nouvelle tentative il y a, elle se fera sur de toutes nouvelles bases. La plupart des pays voudront se garder la latitude nécessaire à l'élaboration de politiques économiques nationales. En tous genres d'ailleurs. Certaines politiques attirent davantage de capital étranger. D'autres, moins. À chaque pays de choisir. L'accent qui doit être mis sur la préservation des centres de décision nationaux est une question de société au moins autant que c'est une question d'économie. Et les pays les plus riches, aujourd'hui, ont accédé à ce statut par des voies qui leur sont propres.

Amener les États à renoncer à des éléments de leur souveraineté pour atteindre un surcroît de prospérité grâce à un investissement étranger qui augmenterait plus rapidement encore qu'il n'augmente aujourd'hui est une grande illusion.

Et enfin, après les crises monétaires et financières des derniers mois, il ne faut pas enlever aux États les moyens de se défendre. À cet égard, le Fonds monétaire international commence seulement à se rendre compte à quel point le chantage qu'il exerce sur tant de pays emprunteurs, pour les amener à tout prix à la libéralisation tous azimuts, s'est révélé dangereux pour la stabilité du système monétaire.

Il y a aussi quelques leçons à tirer de l'épisode :

a) Les jeunes dans la rue ont souvent tort, dit-on. Il leur arrive d'avoir raison. Dans le cas qui nous occupe ce soir, leur rôle d'éveilleur n'a pas été négligeable.

b) Internet viendra à bout des secrets les mieux gardés. À partir du moment où un groupe américain lançait le texte de l'AMI sur Internet, la résistance un peu partout dans le monde s'est organisée.

c) Au-delà des intérêts privés, l'intérêt public existe encore et l'intérêt national n'est pas encore noyé dans la mer de la globalisation.

d) À travers tous ces récents soubresauts, il aurait été important que le Québec ait une voix dans le concert des nations. On n'est jamais si bien servi que par soi-même.

On l'a échappé belle, mais on ne devrait plus avoir à prendre des risques pareils. Je m'arrête là avant que le Directeur général des élections ne me mette à l'amende...