Discours de démission

De La Bibliothèque indépendantiste
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Discours de démission
3 août 1967



M. le Président :

L'honorable député de Dorion
Question de privilège
M. François Aquin

M. Aquin :

Monsieur le Président, je me lève sur une question de privilège. Vendredi dernier, j'ai donné ma démission comme membre du groupe parlementaire libéral et comme membre du Parti libéral. Je n'ai pu, en conscience, approuver la déclaration du parti concernant le voyage du président de Gaulle sur la terre du Québec. Le voyage du président, les propos qu'il à tenus, la franchise avec laquelle il est allé au fond des choses constituent un événement historique et un pas en avant dans l'accomplissement de notre destin.

Après avoir connu l'occupation du conquérant, la tutelle de l'étranger et les trahisons de l'intérieur, le peuple québécois considère depuis quelques années que l'État du Québec est l'instrument unique de son progrès. À cet État québécois manque l'affirmation internationale, affirmation aussi vitale pour un peuple que l'est pour un homme le besoin de communiquer avec les autres. À cet État québécois manque la maturité d'un statut constitutionnel propre qui lui donnerait tous les outils nécessaires pour transformer sa situation dans le sens de l'humain et dans le sens de la liberté.

Le général de Gaulle n'est pas venu ici pour nous dire quoi penser ni quoi faire. Il est venu offrir l'appui de la France à la marche de notre évolution nationale. Pourquoi refuser la main tendue? Pourquoi brandir le mythe du Québec abandonné par la France, mythe qui a été fabriqué pour masquer la francophobie de nos notables et pour absoudre un conquérant qui pendant près d'un siècle a empêché par la force toute communication avec la mère patrie? Pourquoi chercher refuge dans le juridisme classique de l'ingérence diplomatique? Pourquoi s'effrayer de la réaction des forces qui veulent garder le Québec en servitude? Je suis de ceux qui ont accepté la main tendue. Charles de Gaulle a compris les aspirations profondes du peuple québécois désireux de libération et d'affranchissement. Il a saisi le tréfonds du drame vécu par nos compatriotes qui sont pauvres dans un pays riche, citoyen de seconde classe dans leur propre cité, forcés de travailler dans la langue des maîtres, étrangers sur le sol même de leur patrie, déchirés entre ce qu'ils sont et ce qu'ils voudraient être.

Au cri de « Vive le Québec libre! », c'est de l'âme de tout un peuple opprimé et brimé qu'est montée soudainement comme une réponse l'acclamation triomphale du 24 juillet. Il devenait exorcisé, ce mot de liberté, qu'avant certains osaient à peine murmurer, ce mot de liberté qui appartient pourtant à l'humanité, qui appartient aux nations, qui appartient à l'homme.

Ce jour-là, le président a révélé le Québec à beaucoup de Québécois et il a révélé les Québécois au monde. La prise de conscience de notre situation ne peut que coïncider avec celle de tous ces autres peuples du tiers monde qui, eux aussi, marchent vers leur réalité. Il en est des peuples comme des individus. C'est en creusant leur propre liberté que peu à peu le chemin s'ouvre vers les autres. Le président de Gaulle, en consolidant l'unité culturelle de la francophonie, a plaidé depuis longtemps la cause d'un nationalisme moderne, nationalisme progressiste, ouvert et pacifique qui l'emportera un jour ou l'autre sur le nationalisme bourgeois, territorial et guerrier des puissances colonisatrices. Cette cause, il l'a de nouveau plaidée sur toutes les routes du Québec. Et notre peuple, dont on se plaît si souvent à nous dire qu'il est noyé dans une mer de 200 millions d'anglophones, notre peuple s'est tenu debout. Il n'a pas craint les remous, il n'a pas craint les ressacs.

Il a répondu avec enthousiasme au message de décolonisation. Évidemment, pour ceux qui détruisent un peuple au Viêt-nam et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre de soi-disant accords militaires, pour ceux qui tuent à Aden et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre du Commonwealth, pour ceux qui oppriment en Angola et pour ceux qui les cautionnent dans le cadre de l'OTAN, pour ceux que scandalise la soi-disant ingérence d'une parole fraternelle, mais qui préfèrent l'envoi d'armées ou la livraison d'armes, la présence même du général de Gaulle en Amérique était un reproche vivant et ses paroles devenaient inacceptables.

Monsieur le Président, je voulais dire à mes collègues comment j'ai vu, comment j'ai compris, comment j'ai senti au plus profond de mon être les événements que nous avons vécus et qui préfigurent de grandes choses pour notre destin au Québec et notre destinée dans le monde. La prise de conscience du peuple, comme peuple et comme peuple dans le monde, commande le respect de l'homme qui a apporté ici l'étincelle. Elle commande aussi notre solidarité à tous, bien au-dessus des frontières partisanes autour du chef de l'État du Québec.

Celui-ci, vendredi dernier, a été, je le dis, égal à la situation dramatique que nous vivons et il a agi comme un véritable chef d'État.

Vous comprendrez qu'il m'était impossible, dans l'optique de ce que j'ai dit, d'approuver la déclaration du parti de l'opposition. Reproche voilé mais direct au président de la République française, attaque partisane contre le chef de l'État du Québec, surenchère électorale, la déclaration dont je me suis dissocié avait de plus l'effet de cautionner le geste du gouvernement fédéral et de rassurer par le gel antidémocratique des options constitutionnelles du parti, de rassurer la réaction américaine et canadienne. La solidarité partisane, l'efficacité dans un parti, le souci d'une carrière individuelle sont des objections qui ne tiennent pas lorsque, dans l'histoire d'un homme, se pose la question fondamentale d'agir suivant tout ce qu'il est.

Je siège maintenant ici seul, libre de tous les partis mais l'heure approche où chaque homme libre au Québec devra aller au fond des choses et dire le fond de sa pensée. Jamais n'a été aussi pressante l'œuvre de la libération du Québec, prisonnier d'une constitution tombée en désuétude et qui, tout en étant une entrave pour nous, est devenue un tremplin pour le gouvernement du Canada. Abandonnons ces masques du statu quo que sont le changement de la Constitution canadienne et l'évolutionnisme conservateur du statut particulier. Ce n'est pas en points d'impôt que l'on bâtit le destin d'un peuple. Par-delà les arguties et les juristes et les experts fiscaux, au plus profond de lui-même, le Québec a choisi la liberté.

La liberté suppose que l'État du Québec possède en propre la totalité des pouvoirs essentiels à transformer radicalement sa situation économique, sociale et culturelle. Il y a plus d'un chemin vers la liberté, mais si l'incompréhension des communautés avec lesquelles nous sommes encore prêts à négocier d'égal à égal ne nous laissait d'autre option, demain il nous faudra choisir l'indépendance. Dans la construction de cette liberté, les structures économiques et sociales devront changer, devront transformer l'homme québécois et la femme québécoise, qui deviendront collectivement responsables de notre révolution dans la paix, dans la justice et dans l'amour.

Monsieur le Président, j'ai voulu expliquer les raisons particulières, mais aussi les motifs généraux qui m'ont amené à prendre une décision grave.

J'ai pensé au passé et au présent, mais surtout à l'avenir, car la vérité est dans l'avenir. Dans 25 ans, dans 50 ans, alors que depuis des décennies le Québec sera devenu une patrie libre, alors que, par-delà les sociétés colonisatrices révolues, il aura tendu la main aux autres territoires libres d'Amérique, d'Asie, d'Afrique et d'Europe, alors qu'il fera le poids de la mégalopolis française sur le sol des Amériques, des hommes et des femmes viendront dans cette enceinte et ils ne seront pas intéressés par les débats partisans que nous y avons tenus. À notre sujet, ils ne se poseront qu'une seule question : « Est-ce que c'étaient des hommes libres? » Vive le Québec libre!

Monsieur le Président, je vous demande le privilège d'occuper un autre fauteuil dans cette enceinte.