Appel à la justice de l'État (Quatrième lettre à milord Sidney)

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Appel à la justice de l'État
1784

Épître à milord Sydney.



Frontispice | Avertissement | Préface | Table des matières | Introduction | Lettre au roi | Lettre au prince de Galles | Première lettre à milord Sidney | Seconde lettre à milord Sidney | Épître au général Haldimand | Troisième lettre à milord Sidney | Quatrième lettre à milord Sidney | Lettre aux Canadiens | Questions du baron Masères | Cinquième lettre à milord Sidney | Sixième lettre à milord Sidney | Lettre circulaire | Errata


Milord,

Thomas Townshend, vicomte de Sydney

Hier, lundi, j'eus l'honneur de recevoir, sur les dix heures et demi du matin, un billet en forme de lettre qui me signifiait que votre seigneurie serait charmée d'avoir une entrevue avec moi, à son office, entre une et deux heures après midi. Mon respect me fit voler à l'assignation quelques minutes avant une heure; le moment de l'audience arriva enfin sur les deux heures après midi. D'après la première annonce, je m'attendais à jouir de la préférence et de l'entretien de notre digne ministre en personne; mais à mon introduction, j'aperçus que je n'aurais l'honneur de le voir et de converser avec lui que par député; respectable député à la vérité car c'était l'honorable M. Townshend, votre fils, milord.

Ce jeune gentilhomme ouvrit la conversation en m'annonçant, d'un air à demi-triomphant, la venue de M. Haldimand à Londres: cette veille nouvelle, donnée comme fraîche et sans être demandée, me surprit un peu et m'alarma même. Je pris la liberté de m'enquérir du temps qui serait probablement marqué par l'arrivée de ce gouverneur. « Dans un moi et demi, ou dans deux et demi, » me répondit, d'un air assez embarrassé, M. Townshend. Mais, ajoutai-je, pourrais-je savoir la date de l'ordre donné et dépêché pour son retour? La première époque déciderait assez sûrement de la seconde. « Je n'en sais rien, » reprit M. Townshend; « mais l'ordre a été certainement envoyé » -- Il s'arrêta à cette sombre explication, comme pour en méditer profondément les conséquences: puis, se reprenant brusquement lui-même, « Non, Monsieur », dit-il, « ce n'est pas un ordre; c'est une simple permission. » Je répliquai qu'il ne pouvait donner une assurance positive et fixe de l'arrivée du général Haldimand s'il ignorait le temps où l'ordre qui ordonnait de son retour avait été expédié; et qu'ainsi, sur des principes si variants, je ne pouvais compter sur rien d'assuré.

À cette réflexion, M. Townshend se tut. Ce jeune seigneur n'est pas encore ministre; c'est-à-dire muni d'une ample provision de réponses ajustées d'avance à toutes les questions sans se compromettre. Mon respect, d'ailleurs, pour sa personne, qui assurément prévient en sa faveur et sur celle de son illustre père, était bien éloigné de chercher à l'embarrasser; je crus le mettre à l'aise, pour la réplique, que de lui adresser une proposition dont la solution ne dépendait que de lui-même: pour ma satisfaction personnelle et pour une autre qui m'est aussi chère, mais plus respectable, celle de mes amis, je le suppliai de me donner par écrit ma déclaration sur la venue du général Haldimand. Une tierce personne était témoin de la conversation, sans doute pour un conseil d'attente, tout préparé: elle fut en effet consulté, autant du moins que j'en puis juger; et sur la négative je fus débouté de ma supplique. Je me levai sur ce refus qui sapait toutes mes espérances de sûreté d'intelligence, en le priant de s'intéresser auprès de milord Sidney, pour une réponse, par écrit, aux demandes de mes dernières lettres: il eut la bonté de me promettre, avec un retour obligeant, sa recommandation pour le succès de cette nouvelle requête, et après un remerciement de ma reconnaissance, je pris mon congé et je partis.

Voilà, milord, une des plus singulières audiences, qui dans la situation présente de mes affaires ait jamais pu m'être accordée. Je confesse que la haute idée que j'avais conçue de la sagesse et de la droiture de votre ministère, n'avait pas préparé ma créance à un pareil évènement; car la politesse et la popularité qui distinguent votre seigneurie, me permettront sans doute de m'expliquer avec cette franchise, cette liberté vraiment anglaise qui tient bien à tout homme d'honneur, qui parle à un ministre animée des mêmes sentiments.

Milord, quel a pu être le but de cette entrevue, requise de moi, sans l'avoir sollicitée et sans même que je pusse m'aviser de la suspecter? M. Townshend ne m'a donné, au nom de famille de votre seigneurie, aucune autre information que le retour du général Haldimand, à Londres; mais, le 18 et le 20 du mois de mars et le 5 d'avril dernier, votre seigneurie m'avait donné de sa propre bouche cette identifique assurance. Pour ajouter foi aux paroles du père, je n'avais pas besoin de l'attestation du fils; j'ose même dire plus, c'est que si quelque raison pouvait me faire suspecter le témoignage du premier, ce serait le témoignage du second; car les variations et l'inconsistance ne sont pas assurément les symboles de la vérité. Le 18 du mois de mars, votre seigneurie fixa l'arrivée du général Haldimand aux premiers jours de juin; le 20, à la fin de juin; et enfin, le 5 d'avril elle la renvoya jusqu'au mois d'octobre. Enfin monsieur votre fils la rapprocha hier à un mois et demi ou deux et demi d'ici, c'est-à-dire, vers les commencements du mois de juillet ou un peu au-delà de la mi-août. Sur quoi dois-je donc aujourd'hui compter, ou sur l'éloignement assigné d'abord par le père ou sur le rapprochement substitué en dernière instance par le fils?

Avec de semblables variances, les mois peuvent s'allonger en années, les ressources de ma fortune s'épuiser à Londres et le général Haldimand n'y arriver que lorsque, par subtilités, on m'aurait arraché des mains les armes pour le poursuivre dans les tribunaux.

Milord, une circonstance positive semble me faire entrevoir cette sombre et mystérieuse prolongation du temps; c'est le déni constant de spécifier la date de l'ordre expédié pour le retour du général Haldimand. Votre seigneurie s'est constamment refusée à cette explication décisive; refus confirmé aujourd'hui par l'ignorance sur ce fait, ou réelle ou de commande, de M. Townshend: ce refus pourrait ne paraître, peut-être, qu'un fondement à des conjectures et à des soupçons; mais je suis heureux que monsieur votre fils m'ait fourni des preuves concluantes de la certitude de ces soupçons.

Après un moment de réflexion, rassise et délibérée, M. Townshend m'a intimé que le retour du général Haldimand n'était pas d'ordre mais de simple permission. Oh! pour le coup, voici une revirement de scène assurément de mystère tout-à-fait impénétrable à la probité, jusqu'ici informée, qui la contemple. Serait-ce, milord, que le général Haldimand aurait sollicité l'agrément de la cour pour un voyage à Londres, au gré de ses désirs? car le terme « permission » ne peut s'entendre que sous ce jour. Dans ce cas, son retour et le temps de son retour sont tous les deux à son choix: il n'a pu concevoir l'idée d'un tel voyage que dans des circonstances où il ne pouvait pas même se douter qu'un procès grave se méditait et se préparait contre lui à Londres: mais la publication de mon mémoire, déjà parti pour le Canada, en lui apprenant que les lois violées à Québec l'attendent à Londres pour se venger, altérera tout-à-fait son humeur voyageante et le dégoûtera par avance de cette capitale. Un tyran n'a pas l'âme assez grande, assez noble, pour se faire une gloire et un devoir d'aller, de lui-même, expier la tyrannie en offrant de plein gré la personne aux châtiments à qui la justice civile la condamne. Non, non, le général Haldimand est trop flatté de juger les hommes en despote pour venir en criminel se faire juger lui-même.

Que deviendraient donc alors ces assurances de son arrivée, d'abord vers les premiers jours de juin, ensuite vers la fin de juin, après vers le mois d'octobre et depuis dans le cours du mois de juillet ou d'août? Que deviendrait cet ordre prétendu expédié pour son retour? La droiture, la candeur, la franchise doivent souffrir ici de ces questions: mais mettons ces pauvres vertus souffrantes à l'aise et n'empruntons ici que la vérité de leur langage.

Milord, le général Haldimand ne vient point du tout, ou du moins n'est-il encore dans le cabinet aucun arrangement fixe, aucun parti décidé sur cet évènement. Les variations de votre seigneurie l'avaient d'abord assez annoncé et notifié. C'est sous ce triste jour que les avaient du premier coup considérées les sages amis à qui je les avais communiquées. Les nouvelles du temps justifiaient leurs sentiments: les papiers publics se taisent sur le rappel du général Haldimand; ils ne produisent à l'information publique, la nomination d'aucun successeur au gouvernement de Québec: le défaut de ces indices d'étiquette dans un changement effectif est décisif.

Sous ce jour, je conçois très bien le but du plan de mon entrevue d'hier avec M. Townshend. C'était de belles paroles par le ministère de qui on se faisait un jeu, peut-être un plaisir, de charmer et d'endormir pour quelque temps mes chagrins; c'était quelques faibles douceurs qu'on dispensait en passant au soulagement de mes infortunes et de mes douleurs. Mais, milord, un ancien magistrat qui a atteint la maturité de l'âge de 40 ans est-il fait pour être bercé par des sons vides de tout effet? Toute les douceurs de l'univers, excepté celles que la justice d'Angleterre me réserve, seraient-elles capables de tempérer l'amertume des agonies réitérées de 948 jours de captivité, les avanies de sept mois révolus de séjour dispendieux à Londres et la sensation douloureuse de la perte réelle et effective de plus de 20 000 l st. qui sont les fatales conséquences des deux premières?

Mais je ne semble ici parler qu'en particulier qui demande grâce au nom de la pitié. Ce n'est point par de si faibles mobiles que les gouvernements se meuvent et se conduisent aujourd'hui; il faut de plus puissants ressorts pour les remuer dans leur apathie politique. Eh bien! milord, c'est donc au nom de la province de Québec que je vous demande ici justice. Une foule d'infortunés plongés dans cette colonie dans les abîmes de l'humiliation et dans le centre des horreurs de l'indigence par la tyrannie; une foule de familles, privées de leur soutiens, ou par la fuite précipitée et forcée de leurs enfants, ou par la mort lentement amenée de leurs chefs, attendent leur vengeance civile de la mienne. Si le gouvernement me la renie, malgré les avances coûteuses que je fais pour l'obtenir, comment pourraient se flatter d'un plus heureux sort des malheureux qu'on a réduits à une impuissance totale? S'il n'y a pas plus de justice à espérer à Londres qu'à Québec, quel sera leur désespoir? Jusqu'à quel degré peut prendre l'essor et se porter le ressentiment de tout un peuple opprimé par un député et par les chefs? Voilà, milord, le vrai point de vue sous lequel doit être considérée ma malheureuse affaire: ma cause, je le répète, est la cause de toute la province de Québec et les sentiments qu'un déni de justice doit faire naître dans un particulier tyrannisé ne peuvent manquer de devenir les sentiments de tout un peuple, qui gémissant sous le poids actuel des mêmes oppressions, en viendrait comme lui à être destitué de tout remède. Pour la gloire de votre ministère, je souhaite que l'Angleterre ne fasse pas un jour la triste expérience de la solidité des réflexions que trace ici ma douleur à la justice et à l'humanité de votre seigneurie. Au reste, ma lettre aux Canadiens, qui s'imprime dans ce moment, attestera les malheurs de leur patrie, et que je ne réclame pas en vain la justice de l'État et pour eux et pour moi.

Mais peut-être, milord, que ma sensibilité se livre ici trop tôt à ces alarmes: eh bien! rien de plus aisé que de la rassurer. Le général Haldimand vient-il certainement à Londres? S'il n'y est pas attendu si-tôt, votre seigneurie ne peut-elle pas obtenir de S. M. l'ordre de le faire jugé en personne à Québec, comme le fut le général Murray sous le ministère de milord Egrémont, votre prédécesseur? C'est la réponse claire et nette à ces deux questions que j'ose demander ici par écrit à votre seigneurie, pour la pacification de tous les infortunés de la province de Québec: ce n'est pas ici un secret d'État dont je réclame la manifestation; c'est un témoignage en faveur de la vérité et de l'innocence opprimée. Un ministre juste, humain et vrai, tel que milord Sidney, ne peut ni se formaliser de la demande ni s'y refuser sans cesser d'être lui-même. Toutes les lettres que j'ai adressées à votre seigneurie depuis mon arrivée à Londres sont sous presse; j'y envoie dès ce moment celle-ci: pour la gloire de l'Angleterre, puissé-je avoir le temps d'en augmenter la publication par une favorable réponse!

J'ai l'honneur d'être, avec le respect le plus profond,
milord,
de votre seigneurie,
le très-humble et
très-obéissant serviteur,
Pierre du Calvet

À Londres, No 9, Cannon Street,
près de la bourse royale,
le 25 mai 1784.



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