Appel à la justice de l'État (Sixième lettre à milord Sidney)
L'esquisse de tant de désastres publics, tracée dans le tissu de ces écrits divers, atteste, foi d'humanité naturelle et nationale, que la province de Québec a été tyrannisée, mais avec des traits si noirs, des caractères si atroces, qu'elle est autorisée par les Lois des nations, de se réclamer de la garantie des Puissances concernées dans le Traité de 1763, qui la remit solennellement, en apanage fixe et décidé, dans les mains de l'Angleterre; c'est donc au Canada en corps à en appeler au tribunal seul du premier, du plus cher de ces illustres garants, notre Auguste Monarque, intéressé solidairement, par sa gloire, à venger un cours de tyrannies déployées en son nom, par son représentant et contre les sentiments paternels de son âme, vraiment royale; c'est à cet appel au trône que vont sans doute concourir, d'une voix unanime, tous les Canadiens, une fois rendus à leur liberté naturelle et à eux-mêmes, par le rappel, si généralement proclamé, du gouverneur Haldimand, sous le règne de qui c'était un crime impardonnable d'État de gémir même sous le glaive de la douleur, à moins qu'à la face, non seulement de l'Angleterre, mais de l'Europe entière, instruite aujourd'hui de leurs oppressions, ils ne rougissent pas de s'afficher pour un troupeau vil et servile, à être mené en laisse, ou lié à la chaîne d'une galère; et alors ils cesseraient d'être Canadiens.
Mettre sous les yeux d'un souverain tel que le nôtre, l'image parlante des calamités de son peuple, c'est avoir excité puissamment son cœur et prévalu triomphalement sur sa bienfaisance royale de les amender plénièrement. Au reste, je n'ai aucune prétention aux lumières d'un politique ou d'un homme d'État, à qui je ne tiens que par les humbles liens d'une individuelle subordination; je ne décide donc point, si (après une si authentique déclaration de griefs publics, si graves, si bien circonstanciés et si évidemment revêtus des caractères augustes de la vérité) cette enquête générale ne devient pas, pour le gouvernement, un devoir immédiat et de moment, à raison de l'honneur du roi et de celui de la nation, qui, attaqués dans leur essence par l'existence, réelle ou présumée, de faits de cette trempe, sont en souffrance et en échec, par le moindre délai, ou de vérification ou d'amendement. La défense de ces deux grands objets est ici confiée à la garde officielle et spéciale de milord Sidney; c'est à moi à m'en reposer, avec tout l'État, sur la profondeur de sa sagesse, l'activité de sa fidélité et la chaleur de son patriotisme; voilà, en somme, tout ce qu'un individu Canadien était autorisé de représenter à nos maîtres en faveur de la généralité de ses compatriotes, dont la cause, à titre patriotique et social, constitue une partie de la sienne.
Il ne me reste plus qu'à réduire sous un simple coup d'œil et en miniature, la nature de mes droits, si bien établis, si pleinement justifiés, dans l'histoire lamentable de mes malheurs. Milord, un despotisme fougueux, déchaîné et foulant aux pieds toute équité naturelle et civile, m'a, de son autorité seule, d'usurpation, confiné à Québec durant 948 jours, dans le sein des horreurs de la plus désolante captivité: victime ainsi sacrifiée à la violence, j'ai appelé à ma défense et à mon aide, par les plus solennelles réclamations, l'interposition des lois de la province; mais la voix de la justice provinciale a été trop faible pour se faire écouter, respecter et obéir: j'ai remonté jusqu'à l'autorité primitive et souveraine de l'État; mais l'État même, avec tout le poids de son crédit, n'a pas mieux réussi à faire lâcher prise au tyran. Je me suis rabattu sur l'entremise des ministres et secrétaires d'État, dont j'ai réclamé la protection par deux députés, que j'ai successivement envoyés, à grands frais, à Londres, du fond de ma prison: ces agents immédiats de la couronne ont parlé en ma faveur; mais s'élevant de supériorité usurpée au-dessus de ses supérieurs légitimes, loin de se relâcher un moment de ses violences, le général Haldimand s'est fait un point de gloire de vengeance maligne d'appesantir sur moi de plus en plus la rudesse de ses coups.
Cependant, milord, dans le noir tissu de ces indignes oppressions, une fortune des plus brillantes en Canada a été ruinée de fond en comble; plus de 20 000 liv. st. m'ont été arrachées des mains durant le long cours de ma détention. Quelques tristes dépouilles, quelque misérable squelette de mes biens, avaient échappé et survécu à un si déplorable enlèvement. Réduit à ces faibles restes, j'ai volé dans cette capitale que je ne pouvais suspecter liguée de complot avec Québec pour consommer ma ruine: depuis neuf mois révolus que j'épuise ici toutes les ressources de la justice, des sollicitations, des dépenses, qu'ai-je gagné? Quelques déclarations vagues, ambiguës, indéfinies, quelques variations, qui, dans leur double apparence, ne me présagent qu'une bien sinistre catastrophe définitive. À propos, milord, ce fut le 18 et le 20 de mars dernier que votre seigneurie, en personne, m'assura de sa propre bouche du retour du général Haldimand: ce ne fut que quelque temps après cette déclaration ministérielle que les premiers vaisseaux firent voile pour Québec: les nouvelle de cette ville viennent de nous parvenir; mais elle sont bien éloignées de nous annoncer le départ de ce gouverneur. La venue de son député dépose évidemment en faveur de sa continuation de résidence dans la colonie. Ce calcul simple n'est point, milord, une irruption, une attaque contre la véracité de votre seigneurie: non; sans doute que quelque mystère d'État, caché et d'incident, justifie dans le fond la gloire de votre probité: mais cette justification, sur qui je ne m'avise pas de former le moindre doute, n'est est pas un pronostic moins certain de délais; et ces délais ne peuvent être que les avant-coureurs de ma perte. Comment me soutenir longtemps dans cette capitale sans des ressources en main qui soient suffisantes pour amener, à point nommé de Québec, un nombre de témoins, que le triomphe de ma cause appelle nécessairement dans les cours de judicature de Londres?
Eh mais! serait-ce un complot forgé de cabale pour sauver le coupable par la destruction, préliminaire et anticipée, de l'innocent déjà tant opprimé? Était-ce donc là cette lente, cette frauduleuse justice, ou plutôt ce déni de justice, que nous avaient promis la capitulation jurée à Montréal, en septembre 1760, le Traité de Fontainebleau de février 1763 et la Proclamation de Sa Majesté en octobre 1763, l'Acte solennel du parlement en 1774 et enfin la commission et les instructions nouvelles, remises par le ministère au général Haldimand en 1778? Tous ces actes ne nous assuraient-ils pas, tout d'une voix la liberté des citoyens et de l' habeas corpus, ainsi que la protection constante, prompte et fidèle, des lois? Si les serments des souverains, les concessions les plus solennelles de Sa Majesté, les promesses les plus authentiques du parlement, les engagements les plus juridiques des ministres, ne sont que des gages mal assurés pour nous de la jouissance des droits que le contrat social nous adjuge, quel fondement reste-t-il à notre confiance publique et nationale? Je tremblerais, milord, d'approfondir des scandales d'État de cette force; mais au moins, au nom de toutes ces autorités respectables qui sont ici mes garants, je me crois autorisé de proposer à votre seigneurie les importantes questions qui suivent.
Le général Haldimand est-il définitivement rappelé?
Son arrivée dans cette capitale est-elle une époque que mes mesures d'État, prises depuis longtemps, puissent raisonnablement nous promettre sou peu?
Si les intérêts de l'État, toujours supérieurs aux intérêts particuliers, conspirent à le confirmer encore dans sa place, Sa Majesté, dans le conseil de sa justice et de sa sagesse, a-t-elle décidé, à la réquisition de votre seigneurie, de le faire jugé dans la colonie, par un juré intègre et choisi, après une enquête juridique dans la province, comme elle l'ordonna vis-à-vis d'un de nos anciens gouverneurs?
Milord, c'est une réponse pleine, catégorique, claire et juridique, qu'au nom de la constitution et de toute la nation, je demande en réitération à votre seigneurie sur des points si importants. Toute l'Europe attend cette réponse pour prononcer si l'Angleterre est encore le séjour de la liberté, de la droiture, de la justice et des lois; ou si l'esprit de tyrannie, qui s'est émancipé avec tant d'audace à Québec, n'émane pas d'un organe primitif, dont la politique le souffle sous main et l'autorise. Pour moi, tant qu'il me restera un souffle de vie, je l'emploierai à demander sans relâche la justice qui est due à mon honneur et à ma fortune; et si je venais à échouer, mon dernier soupir serait une plainte vive et amère de ne pas l'avoir obtenue.
J'ai l'honneur d'être, avec un profond respect,
milord,
de votre seigneurie,
le très-humble et
très-obéissant serviteur,
Pierre du Calvet.
L'auteur donnera, en son temps, au public, la suite des évènements qui vont se passer à Londres et à Québec.
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