Appel à la justice de l'État (Questions du baron Masères)


Appel à la justice de l'État
1784

Questions remises et proposées, vers la fin de février dernier, à Messieurs Powell, Adhemar et de Lisle, députés de la Province de Québec, par M. le baron Masères, agent général de cette province, avec les réponses de ces Messieurs, données dans leur assemblée, le 13 mars 1784.





Serait-il agréable aux Canadiens que la loi anglaise de l'habeas corpus fût introduite solennellement, par acte du parlement, en Canada; afin que le pouvoir de mettre les hommes en prison, ne fût exercé que par des ordres par écrit signés par le magistrat qui les donne, et dans lesquels serait exprimée la cause de l'emprisonnement; et que les juges de la province eussent le droit d'examiner les causes ainsi exprimées par ces ordres, et, si elles n'étaient pas des causes légitimes d'emprisonner un homme selon les lois existantes dans la province, de faire sortir les personnes, ainsi détenues prisonnières mal à propos, dans leurs prisons, ou bien librement, et sans donner de caution, ou bien en donnant caution, selon que les lois le requerraient; et que toute cette procédure eût lieu tant pour les personnes qui seraient emprisonnées par l'ordre du gouverneur, ou du roi lui-même, que pour celles qui seraient emprisonnées par aucune autre personne quelconque?

Baron Francis Masères, procureur général du Québec, de 1766 à 1769

Deuxièmement, — Serait-il agréable aux Canadiens de faire rétablir, dans les cours de justice de la province, le droit d'avoir des jurés pour décider les faits qui seraient contestés entre les parties litigeantes en matières civiles, si les parties, ou l'une d'elles le demandaient, comme il existait dans la province depuis le mois de septembre 1764, jusqu'au premier mai 1775, que l'Acte du parlement de l'année 1774, pour le règlement du gouvernement de cette province, commença à y avoir lieu? – Et, si les jurés étaient rétablis dans les matières civiles, serait-il agréable aux Canadiens, qu'en rendant leurs rapports, ou verdicts, sur les faits soumis à leur décision, on exigeât d'eux qu'ils fussent, tous les douze, unanimes, ou plutôt qu'ils se disent l'être; ou leur serait-il plus agréable que la décision de neuf jurés, qui seraient d'accord, hors des douze, fût censée suffisante pour décider le fait en question selon leur sentiment, malgré l'opposition des autres trois jurés? – Et, en outre, serait-il agréable aux Canadiens que les jurés fussent payés par les parties litigeantes, ou par la partie qui demanderait d'en avoir, une somme modique, comme une piastre espagnole chacun, ou d'une demi piastre, pour les récompenser du temps et de l'attention qu'ils seraient obligés de donner à ces décisions?

Troisièmement, — Serait-il agréable aux Canadiens, que, pour faire agir les membres du Conseil législatif de la province avec plus de liberté et de zèle pour le bien de la province, et pour les rendre plus respectables aux yeux des autres habitants de la province, il fût ordonné de la façon la moins équivoque et la plus solennelle, par un acte du parlement, que le gouverneur n'eût pas le pouvoir de destituer aucun membre de ce conseil de son office de conseiller, ou même de le suspendre pour un temps, quelque court qu'il fût, sans le consentement de quatre cinquièmes parties des membres du conseil, c'est-à-dire, s'ils étaient vingt conseillers, de seize d'entre ces vingt; et, en tous cas, si les conseillers étaient moins en nombre que quinze, sans le consentement d'au moins douze conseillers; lequel consentement des conseillers, qui se joindraient au gouverneur pour suspendre un de leurs confrères, serait signé de leurs mains sur les registres du conseil, et aussi sur une autre copie qui serait donnée à la personne suspendue. Pourvu toujours que le roi lui-même conservât le pouvoir de destituer tel conseiller qu'il voudrait, quand bon lui semblerait, ou par un acte fait en son conseil privé, ou par ordre signé de sa main, et contresigné par le secrétaire d'État.

Quatrièmement, – Serait-il agréable aux Canadiens, que, pour rendre les juges de la province plus courageux à administrer la justice avec impartialité, il fût ordonné par un acte du parlement, qu'aucun d'eux ne fût amovible de son office de juge par le gouverneur de la province, sous quelque prétexte que ce fût; et aussi que le gouverneur n'eût pas le pouvoir d'en suspendre aucun pour plus d'une année, ni pour ce temps, ou pour aucun temps, quelque court qu'il fût, sans le consentement d'au moins douze membres du conseil législatif de la province, signé de leurs mains sur les registres du conseil, et aussi sur une autre copie qui serait donnée au juge suspendu : Pourvu toujours que le roi lui-même conservât le pouvoir de destituer le juge qu'il voudrait, quand bon lui semblerait, ou par un acte fait en son conseil privé, ou par un ordre signé de sa main, et contresigné par le secrétaire d'État.

Cinquièmement, – Serait-il agréable aux Canadiens, qu'il fût déclaré par un acte du parlement, que le gouverneur de la province ne pût jamais emprisonner aucune personne dans la province, pour quelque cause que ce fût; pas même pour les crimes les plus atroces et les mieux attestés: mais que le devoir d'emprisonner les personnes qui auraient offensé les lois, et mériteraient d'être mises en prison, n'appartînt qu'aux juges criminels, et aux commissaires de paix, ou en général aux magistrats de la justice criminelle? – Cette loi a lieu en Angleterre; car le roi d'Angleterre n'a pas le droit d'emprisonner aucune personne en Angleterre par son propre ordre, pour quelque crime que ce soit; pas même pour le crime de lèse-majesté, ou de rébellion, qui serait attesté sur serment par dix témoins oculaires, ou pour un assassinat qui serait attesté de même: mais, si on lui donnait des informations de tels crimes, il serait obligé de renvoyer l'affaire à son juge en chef du Banc du Roi, (qui est le grand tribunal de la justice criminelle en Angleterre) ou à quelque juge de paix, ou à quelque autre magistrat de la justice criminelle; qui, après les informations nécessaires, enverrait la personne accusée en prison, afin qu'on lui fît son procès, en temps et lieux convenables et légitimes, et, s'il y était convaincu par un corps de jurés, qu'on le punît après, ou par la mort, ou par tel autre châtiment que la loi aurait attaché à son crime. Par cette heureuse impuissance, où la loi d'Angleterre met le roi, d'emprisonner qui que ce soit, pour quoi que ce soit, par son propre ordre, elle évite deux grands inconvénients; savoir, premièrement, le despotisme, ou le pouvoir absolu d'ôter la liberté aux sujets de la couronne sans cause, et au simple gré du roi; et, secondement, la disgrâce personnelle du roi, qui résulterait de la cassation de ses ordres, comme illégaux et insuffisants, par des magistrats inférieurs: car, si le roi pouvait donner des ordres pour emprisonner ses sujets, il faudrait de deux choses l'une; ou bien l'ordre validerait en tous cas, et ne serait point cassable par l'autorité d'aucune autre personne; ou il ne serait point valide en tous cas, mais seulement dans le cas où le roi l'aurait donné pour une cause légitime, et sur des informations suffisantes; et dans cette dernière supposition, il faudrait que quelque magistrat inférieur eût le droit d'examiner si la cause était légitime ou non, et si les informations étaient suffisantes ou non, et de casser l'ordre du roi si la cause ne se trouvait pas être légitime, ou les informations n'être point suffisantes. Dans la première supposition, le roi serait le maître absolu de la liberté de tous ses sujets; et dans la seconde, le caractère personnel du roi pour la justice et la sagesse pourrait souffrir de disgrâce, par la cassation des ordres qu'il aurait lui-même donnés et signés: ce qui serait aussi un grand mal pour le royaume, aussi bien que pour le roi, quoique moindre que le despotisme horrible qui résulterait de la première supposition. Pour éviter ces inconvénients, le roi ne met jamais aucune personne en prison par son propre ordre; et il semble qu'il serait raisonnable de déclarer par un acte du parlement, que le gouverneur de la province de Québec ne pourra pareillement faire emprisonner aucune personne en cette province par son propre ordre.




On demande à Messieurs Powell, Adhemar et de Lisle, les députés Canadiens, leurs sentiments sur ce sujet, et les sentiments de leur constituants.

Ces cinq articles, si importants à la félicité et au salut de la colonie, furent débattus avec toute la maturité et le sens froid d'une politique éclairée. Messieurs les députés, guidés par leurs lumières et les sentiments vifs de leur patriotisme, les appuyèrent de leurs suffrages unanimes: en leur nom privé et dans leurs individualités respectives, ils allèrent même jusqu'à manifester le plus sincère désir de l'institution d'une Chambre d'assemblée, formée sur un plan général, seule mesure qu'ils reconnurent devoir placer l'administration heureuse du Canada sur une base fixe et respectable. J'étais présent à ces arrêtés: je goûtai une sensible consolation, de les communiquer à tous mes compatriotes par 36 exemplaires de ces cinq articles, que je leur dépêchai par les premiers vaisseaux: par les titres les plus intéressants, ils ne peuvent, sans doute, que les confirmer.

M. Masères, en proposant ces cinq articles, pourvoyait au plus pressé, c'est-à-dire à l'absolu nécessaire; eu égard au peu de concert qui régnait dans la province, il ne voyait pas jour à amplifier, avec espérance de succès, les objets des demandes présentes: mais si le patriotisme et la voix des intérêts communs venaient jamais à ramener tous les esprits à l'unité de sentiment, (révolution heureuse, que j'ose aujourd'hui me promettre du Canada) j'avance hardiment, que la félicité de la province exigerait au moins l'addition des trois articles suivants:

1. La représentation du Canada par la nomination de six membres, d'après le plan tracé dans ma Lettre à Messieurs les Canadiens.

2. La soustraction à l'autorité du gouverneur, du pouvoir de casser, ou même de suspendre les avocats, les procureurs, les notaires, et autres gens de loi, que sur les mêmes clauses stipulées pour le juge en chef.

3. La décision des corvées remise au jugement du corps législatif, et enlevée au gouverneur, qui par là serait privé des moyens de molester les pauvres agriculteurs, par des injonctions déplacées et arbitraires.




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