Appel à la justice de l'État (Lettre aux Canadiens)

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Appel à la justice de l'État
1784

Épître aux Canadiens.



Frontispice | Avertissement | Préface | Table des matières | Introduction | Lettre au roi | Lettre au prince de Galles | Première lettre à milord Sidney | Seconde lettre à milord Sidney | Épître au général Haldimand | Troisième lettre à milord Sidney | Quatrième lettre à milord Sidney | Lettre aux Canadiens | Questions du baron Masères | Cinquième lettre à milord Sidney | Sixième lettre à milord Sidney | Lettre circulaire | Errata


AVERTISSEMENT.

La lettre suivante est adressée à tous les habitants du Canada, tant anciens que nouveaux sujets. M. du Calvet est persuadé que 24 ans de cohabitation commune dans la province, doivent avoir aboli tout titre de distinction: d'ailleurs l'unité d'intérêt les associé tous, et les réduit à une seule classe, sous le nom général de Canadiens, comme habitants du Canada, autrement appelé la province de Québec.

Récit des malheurs de l'auteur

Mes chers concitoyens,

Me voici depuis sept mois révolus dans le sein de cette capitale d'Angleterre. Ce n'est point le sentiment vif de mes infortunes individuelles qui seul m'y a conduit et qui m'y fixe. Les calamités intolérables, sous le poids de qui gémit en esclave la province de Québec, sont un des principaux mobiles de ma démarche. Je me dois d'honneur personnel à moi-même, une réparation authentique et éclatante des indignités accumulées par la tyrannie sur ma personne; mais le patriotisme, ce point d'honneur national, ne me dicte pas une loi moins stricte et moins sacrée d'essayer de toutes les voies à la portée de mes moyens pour abattre et exterminer ce despotisme en fureur, qui a déclaré et intente tous les jours une guerre si funeste contre la liberté et la félicité de mes concitoyens. Je commence par l'histoire succincte de mes infortunes et du succès des voies que la protection des lois m'a ouvertes pour venger avec éclat les violences de mon persécuteur; et je conclurai par étaler sous vos yeux les ressources puissantes que la constitution et la présente situation politique de l'Angleterre vous préparent pour briser les chaînes qu'un tyran étranger n'a forgées contre vous que parce qu'il n'a jamais saisi l'esprit noble et libre de la nation chez qui il s'est intrus et pour vous assurez par vous-mêmes d'un sort national, à l'abri désormais des atteintes de ses semblables: mes efforts ne sont point ici divisés parce que les intérêts sont d'identité; ma cause est celle de la province de Québec comme celle de la province de Québec est la mienne; aussi osé-je me flatter que le triomphe de l'une sera l'avant-coureur et l'annonce du triomphe de l'autre.

Vous avez tous été les témoins oculaires et les spectateurs effrayés des péripéties sinistres par le ministère de qui le despotisme s'est fait un jeu barbare de diversifier les scènes de ses fureurs, déchaînées contre ma personne: la narration d'ailleurs en est distribuée par échantillons et par parcelles dans le tissu divers de cet appel et réduite en corps d'histoire dans mon mémoire: les redites ne sont pas faites pour un homme sensé qui respecte les moments d'un public éclairé et qui ne se défie pas du cœur de ses semblables. Je suis enfin trop accablé de matière douloureuse pour ressasser les mêmes plaintes et ne faire retentir ici que des accents à l'unisson: mais les événements, quoique les plus simplifiés dans l'exposition, ne décèlent pas les causes des faits, qui, dépouillés des principes qui les ont produits, laissent après eux une obscurité qui souvent offusque la vérité et la justification des innocents qui la réclament; c'est donc à moi de répandre la lumière sur tous les allégués, et de mettre mon innocence sous un jour si brillant, qu'il ne reste plus à mes ennemis que la honte et la confusion de l'avoir sacrilègement attaquée.

Ma nomination de juge de paix date de l'époque même de l'impatronisation des Anglais dans la colonie en vertu du Traité de Fontainebleau: le gouvernement avait donc appris de bonne heure à estimer le caractère de ma personne: j'en appelle ici à vos propres cœurs sur le retour honorable dont je payai cette consistance publique. Le tribunal d'un juge de paix était, dans l'aurore de son institution, une cour de judicature où étaient jugés et décidés en première instance non-seulement tout attentat contre la paix publique, mais toute cause de propriété qui n'excédait pas 3 liv. 15 shillings. Je me fis un système invariable d'être non le juge, mais le médiateur et le pacificateur de mes concitoyens: dans plus d'une conjoncture, je ne balançai pas d'acheter moi-même leur réconciliation, et d'en payer le prix à l'offensé, ne laissant en partage au coupable que le retour peu dispendieux de son cœur à la vertu. Sur ce plan d'administration, moins judicielle que paternelle, j'aurais cru déshonorer le personnage de conciliateur d'accepter jamais d'autre honoraire que l'honneur de l'administration même. Les épices mêmes du clerc de mon office ne furent jamais comptées que de mes deniers.

Guy Carleton, premier baron Dorchester, Gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique, commandant en chef des forces britannique en Amérique du Nord

Le désintéressement d'un juge, qui se pique surtout d'être père, annonce l'impartialité et l'équité de ses jugements. Trois mille sept cent causes décidées à mon office dans le court intervalle de trois mois, sans jamais être renouvelées par appel forment un monument authentique de la gloire que je n'ose ici revendiquer que pour apprendre à mes ennemis, qu'un bienfaiteur public ne méritait ni leur persécution ni leur haine. Mon impartialité à administrer la justice compta quelques imitateurs: mais ce ne fut pas là le sort de mon désintéressement. Je ne prétends pas inscrire en crime contre mes collègues de s'être adjugé des droits d'office dans l'exercice de leurs fonctions: non, les fortunes, communément assez modiques en Canada, ne permettent pas toujours de donner l'essor à la noblesse et à la générosité du sentiment; mais la cupidité d'ascendant, hélas! que trop dominant chez les hommes, vint bientôt multiplier de nombre ces taxes publiques et les amplifier de quantité. Les peuples foulés gémirent; leurs clameurs redoublées s'élevèrent de toutes parts. Il fallait, ou devenir traître au bien public ou se déclarer contre la malversation d'une poignée de collègues: mon choix, dans l'alternative, ne fut pas suspendu un seul instant. C'était à la généralité de mes compatriotes à qui je me devais de préférence: je mis donc sous les yeux du gouvernement l'histoire circonstanciée des abus introduits, dont des informations exactes ne justifièrent que trop la véracité. Le développement de l'injustice produisit bientôt la suppression des juridictions civiles assignées d'abord aux juges de paix. La réforme était outrée: il ne fallait que supprimer les mauvais juges; c'était la faute de la politique réformatrice et non la mienne: aussi cette légère altération de gouvernement, peu heureuse dans ses conséquences publiques, ne me rendit pas les cœurs qui m'avait aliénés mon zèle pour la sage dispensation de la justice. En vain le gouverneur Carleton, son lieutenant-gouverneur M. Cramahé et le juge en chef M. Hey, me firent par leurs lettres, que j'ai publiées, des compliments sur une si heureuse révolution amenée par mes soins; ces compliments même aigrirent mes ennemis. Ce n'est pas la première fois que j'ai été la victime et la dupe de ma façon de penser et d'agir en citoyen.

Mais une si triste expérience ne m'a jamais fait dévier de cette ligne droite de ma conduite, marquée par la probité à tout homme d'honneur et par l'État à tout homme en place. Dans le commerce de la vie civile, le même esprit de bienfaisance a marqué de ses traits tous mes déportements: si les succès de l'affluence sont venus couronner mes essais, ma fortune a toujours été au service de mes amis. Je n'ai point borné l'étendue de mes générosités au cercle trop rétréci de l'amitié: toute l'humanité qui s'est trouvée à ma portée a partagé la mesure de mes dons. Je me suis fait un devoir de souscrire à toute entreprise dans la sphère de l'utilité publique. Le père de famille à la gêne, l'époux en détresse, n'ont jamais fait retentir en vain à mes oreilles les accents de leurs infortunes; le cœur intéressé et gagné ne les a jamais renvoyés les mains vides de chez moi. Une bienveillance si générale n'a pas, il est vrai, toujours été en ma faveur la mère de la reconnaissance; mais l'ingratitude d'autrui n'a jamais autorisé et n'autorisera jamais chez moi l'étrécissement de l'humanité et de la générosité. J'ai été dupe avec de tels principes; je le ferai sans doute encore: eh bien! si la gloire de l'esprit souffre de cette espèce d'inconduite, à l'exemple de Madame la marquise de Lambert, dans son Traité sur l'amitié, je m'en console sur la bonté du cœur qui en est l'âme. Pardonnez, chers concitoyens, l'exposition de ces sentiments: ce n'est point ici un vain étalage de pompe et d'ostentation; l'abîme d'humiliation et d'affliction où m'a plongé l'injustice de mes ennemis, laisse bien peu de ressource et de ressort à la vanité; mais au moins, me dois-je à moi-même d'apprendre à l'Angleterre, pour qui j'écris, les monuments personnels et domestiques, en vertu de qui je méritais un meilleur sort.

Car il n'est que trop vrai que les vertus les plus aimables, les plus justes de la société, ont, dans leurs effets, changé de nature vis-à-vis de moi. Ce sont deux procès gagnés par l'évidence de la justice même qui m'ont valu d'abord le ressentiment du juge et ensuite la persécution des militaires, l'inimitié de toute la judicature et enfin le déchaînement du despotisme d'un gouverneur ambitieux et bien cruel dans son ambition. L'enchaînement et la gradation inattendue de ces infortunes est ici un point digne d'observation et d'inspection pour tout philosophe qui étudie la science de connaître les hommes. Ne vous hâtez point de passer condamnation sur le détail qui va suivre; les plus puissantes raisons en justifieront la sagesse et la nécessité dans le contexte.

En 1770, une sentence juridique avait condamné M. Moïse Hazen à me rembourser de la somme d'environ 50 l. st., dont il était, suivant des titres bien constatés, mon redevable. La main-levée de cette dette active dépendait, pour moi, d'une exécution sur les effets de mon débiteur: je l'obtins; mais le shérif le refusa constamment à la mettre en valeur. Le juge insultant lui-même la sentence, en en abrogeant les conséquences, autorisa la résistance du shérif, tandis que la prédilection, peu d'accord avec les lois, approuva l'exécution en faveur d'un créancier subséquent sur qui j'étais en droit de l'emporter de préférence à titre de priorité de jugement. La justice, son bandeau sur les yeux, ne distingue point les personnes; une acception si partiale était donc à son tribunal un concussion positive et une rapine décidée. Le juge en chef, M. Hey, s'éleva contre l'injustice avec une animadversion sévère, contre le despotisme arbitraire que s'était arrogé le juge subalterne.

C'était l'ex-capitaine Fraser, (du sang du dernier Lord Lovat) qui, dans la guerre de 1756, rangé sous les étendards royaux dans le 60e régiment, avait essayé d'effacer par des services de marque les disgrâces domestiques de 1745 et 1746. Il dépouilla en 1765 le casque et la cuirasse pour endosser la robe longue. La passion ne m'aveugla jamais sur le mérite d'un ennemi à qui je ferai toujours gloire de payer le tribut d'hommage qui lui est dû. Le capitaine, aujourd'hui le juge Fraser, est une homme d'assez bon esprit quand il lui plaît d'en faire usage, doué d'assez belles connaissances, supérieures à ce que semblerait indiquer une jeunesse passée dans les camps et dans les armées: il annonce pas ses manières l'homme d'éducation; d'ailleurs, naturellement juste, quand la haine ou l'amitié ne dictent point ses arrêts. Mais c'est un homme à tics, à caprices, à petitesses; d'une délicatesse qui souvent s'offusque de son ombre; mais surtout si impérieux, si haut, que, s'il monte sur ses échasses (élévation d'accès convulsifs et d'habitude chez lui) du sommet de sa hauteur, il n'apercevrait plus le clocher de St-Paul que dans le fond d'une vallée.

Un juge enflé de sa grandeur personnelle, et entaché encore du levain de la fierté et du despotisme militaire, s'effara de se voir, à mon occasion, l'objet de l'animadversion de son supérieur en magistrature. Son ressentiment couva quelque temps sous l'amas des projets ténébreux de sa colère: un incident le fit tout-à-coup éclore et éclater. Un concours de charrettes, en action et en œuvre autour de la bâtisse d'une église nouvellement édifiée, dans la rue même où est située ma maison, embarrassa sa marche comme il conduisait en triomphe son épouse dans son cabriolet. Un homme qui, dans les délires habituels de l'amour-propre, imaginait que tout devait s'abaisser, s'aplanir et disparaître à sa présence, fulmina de rencontrer ainsi des obstacles sur son chemin. Le fouet à la main, et déjà levé, il se préparait à décharger le poids de sa furie sur un des auteurs; mais le charretier plus savant que lui dans l'art de manier cet instrument de sa profession et en attitude de déployer expérimentalement sa science, amortit d'abord, en brave Canadien, les premières fougues du furibond. J'étais alors à me promener avec des amis sur la galerie qui règne, à l'italienne, sur le frontispice de ma maison. Ma vue, en retraçant à son imagination d'anciens chagrins, donne une nouvelle existence et une addition de force à sa mauvaise humeur présente. Bouillant de courroux, il m'assaillit de paroles, mais sur un ton soldatesque et dragon qui attentait aux spectateurs, foi de politesse et d'éducation, que la violence de la passion lui faisait oublier et ce qu'il était et ce que pouvait être un égal en naissance et son collègue de magistrature.

Dans ces moments de crise où l'honneur est attaqué, un homme d'un certain rang se doit à lui-même, au moins de la résolution et de la fermeté: ce furent-là les interprètes de mes sentiments et les organes de ma réponse, mais sans emprunter le langage ni l'insulte, ni d'un corps-de-garde. Dans une conjoncture de parité à la mienne, le capitaine Fraser aurait trouvé dans son propre cœur la même réponse: mais elle fut dans ma bouche un crime si capital qu'il jura entre ses dents de se venger en donnant à son cheval le signal brusque du départ. Son imagination était si remplie des projets de sa vengeance contre moi que, quelques jours auparavant, dînant chez le colonel, aujourd'hui le général Christie, il ne put s'abstenir d'annoncer aux convives le genre d'exécution qu'il me destinait: Un juge à paix, dit-il brusquement, « a eu l'oreille coupée1; on coupera la langue à un autre. » C'est à-peu-près le châtiment affecté aux blasphémateurs. C'est ainsi que M. Fraser érigeait, dans la punition, un discours fier et résolu, adressé de représailles à sa personne, en crime de lèse-majesté divine. De sang froid, peut-être conviendra-t-il que le jugement était outré. Quoi qu'il en soit, à peine s'écoula-t-il quelques jours, qu'il vola chez moi pour être lui-même, en personne, l'exécuteur d'office de la sentence fulminée contre moi. J'étais encore alors sur ma galerie d'où il me somma fièrement de descendre. Je fus à lui dans l'instant; lorsqu'à mon approche, me saisissant d'une main au collet et faisant voltiger de l'autre une canne à balle dans le pommeau au-dessus de ma tête, il faisait mine .... Mais, d'un appareil si menaçant, il n'en résultat, pour l'événement, que deux coups de poing lâchement assenés. Le danger dissipant la surprise, l'indignation et le courage suppléant à la force, ce colosse2 presque désarmé et mal servi pour cette fois par sa longue chevelure, fut terrassé dans la minute, mordant à belles dents la poussière arrosée de son sang qui ruisselait à bouillons sur sa face, gravée par des entamures sur le pavé.

Au milieu des douleurs de la mêlée, il lui resta à peine un souffle de voix agonisante pour appeler à la défense de sa vie des amis respectifs qui accoururent pour nous séparer. Malgré le succès infortuné de la bataille, il n'en était pas moins responsable aux lois de l'attaque, assurément bien roturière pour un homme de naissance et d'éducation militaire; mais elle était son choix, il en était devenu par le sort des armes la victime éclopée pour longtemps. Je dédaignai une satisfaction légale et subsidiaire que la modicité de la fortune et la multitude de sa famille réclamaient bien mieux en sa faveur: car il ne sera jamais au pouvoir de mes ennemis de m'empêcher d'être généreux, même à leur égard.

Il s'en faut bien que le plaisir que goûte l'amour-propre au souvenir d'une victoire n'ait été ici l'âme de mon récit. Non, un triomphe acheté au prix de l'honneur d'autrui et compromettant l'assiette tranquille de son esprit n'est pas un triomphe pour mon cœur; et je respecte le bonheur étranger aux mêmes titres que l'équité naturelle m'autorise à réclamer que, dans l'occasion, on respecte le mien. Mais l'histoire de mon démêlé avec le juge Fraser est tracée sous toutes les couleurs, dans mon mémoire publié depuis peu. Quelques-uns de nos Messieurs Canadiens se sont formalisés, qu'après quatorze ans, je sois allé faire revivre dans les idées des hommes un évènement qui, pour l'honneur du Canada, devrait être enseveli dans les ténèbres d'un éternel oubli. L'animadversion est respectable, au moins dans son principe: elle ne peut partir que d'une bienveillance ou individuelle ou provinciale, qui s'intéresse à la pacification de la province et à la gloire des particuliers qui l'habitent: je lui dois donc une apologie, qui justifie ma publication, au tribunal du patriote et de l'honnête homme.

Portrait de Frederick Haldimand, Gouverneur du Québec de 1778 à 1786

Qu'est mon mémoire? Un factum où les avocats, chargés de ma défense, doivent étudier l'histoire totale de mes malheurs avec tous les tenants et les aboutissants, capables de répandre la lumière dans une cour de judicature, et de fixer l'innocence ou la criminalité au tribunal des jurés. Or les violences du général Haldimand, dans leur trame, tiennent d'origine à la passion de l'ex-capitaine Fraser, qui, peu content de lancer contre moi ses propres traits, vint, par succession de temps, à bout d'armer en sa faveur ses amis, et d'entraîner par leur ministère dans les complots illimités de sa vengeance, l'inconsidéré gouverneur, qui, dupe d'abord du ressentiment de ses subalternes, l'épousa depuis avec tant de chaleur qu'il n'en fit hélas! que trop, le ressentiment de son propre cœur. D'ailleurs, dans un pays libre, tel que l'Angleterre, pour qui j'écris, et où le despotisme ne marche jamais tête levée, mais s'essaie, tout au plus, de se glisser à la sourdine, on n'imagine pas aisément, qu'il ose ouvertement et insolemment établir son empire dans des domaines de la nation, régis sous les auspices de la même constitution, et munis des mêmes droits: isolées donc et dépouillées des causes étrangères qui les firent naître, les oppressions dont je me plains ne se seraient concilié, dans mon récit, que l'incrédulité de mes lecteurs où, si elles avaient porté la conviction dans les esprits, ce n'aurait pu être qu'à l'inculpation de ma personne qu'on aurait justement suspectée de les avoir méritées, par quelque inconduite, dérobée, par l'infidélité de l'amour-propre historien, à la connaissance du public: taire mon différend avec M. Fraser, aurait donc été trahir les intérêts de la vérité, les informations de la justice, et les titres les moins récusables de mon innocence: il n'est point d'équitable tribunal, où l'honneur d'un ennemi, à sauver aux yeux du monde, puisse exiger de moi de si grands sacrifices.

Le même esprit de censure s'est inscrit contre la publication des témoignages de quelques particuliers, qui, dans le cour des évènements, s'ouvrant confidemment à moi, se trouvent aujourd'hui compromis par la manifestation publique de leurs sentiments, qu'ils ne prétendaient communiquer qu'à moi-même. si c'est des égards, dûs à mes amis que la critique s'occupe ici, elle n'a qu'à se tranquilliser. Je réponds de leurs intentions; l'honneur, l'amour de la justice, le zèle de la vérité, sont tous prêts à donner, par leurs bouches, dans le centre de la judicature, leurs dépositions en ma faveur; l'honneur, l'amour de la justice, le zèle de la vérité, ne peuvent se formaliser que je les aie fait connaître d'avance. Quant à ces âmes vulgaires, chez qui la politique ou l'intérêt décident de l'équité ou de l'injustice, de l'amitié ou de la haine, ma cause n'a rien à espérer d'eux, ni rien à en craindre: elle n'a besoin que des services nobles et francs de la pure vertu, elle dédaigne de tout le reste. Voilà ma justification générale, pour toutes les animadversions de cette nature; la droiture ne peut manquer d'y souscrire de son approbation; c'en est assez pour moi. Je reviens à ma narration, ou je ne ferai désormais qu'effleurer les évènements, sur qui l'expérience des yeux vous a suffisamment instruits.

La guerre ouverte que la passion du juge Fraser m'avait intentée, ne finit pas à notre bataille, ou plutôt à sa défaite; elle prolongea encore longtemps ses fureurs; le 30 d'octobre de cette même année, 1771, j'étais à souper chez moi, dans la compagnie de quelques amis quand une grosse pierre, lancée avec impétuosité contre la porte vitrée de l'entrée de ma maison, brisant la glace, fracassant le barreau et perçant les volets de toile, vint tomber aux pieds des convives. À ce fracas je volai à la découverte des assaillants; mais à peine eus-je entrouvert la porte que je fus salué d'une décharge de pistolet ou de quelque autre arme-à-feu dont la balle, sifflant à mes oreilles et glissant le long de ma personne, alla s'imprimer et s'enfoncer de violence dans le côté de la muraille opposée. Le mauvais temps obscurcissant alors tout crépuscule et redoublant les ténèbres de la nuit me déroba la vue des assassins. J'avais et j'ai depuis découvert plus d'une fois, les domestiques du juge Fraser rodant à des heures indues autour de ma maison et qui s'échappaient toujours par une suite précipitée à ma découverte. Une suspicion corroborée par toutes ces circonstances aurait suffit, dans un cas similaire, pour s'assurer de ma personne et de celles de tous mes gens: mais la justice du gouvernement de Québec a deux balances, l'une pour les crimes et l'autre pour les personnes: si ce sont les crimes qui communément y inculpent les personnes, c'est est assez bien souvent de la qualité des personnes pour y absoudre des plus grands crimes; c'est le règne des personnalités et de la partialité où la vertu est bien exposée.

L'amas des neiges qui s'accumulent au milieu des rues de nos villes du Canada durant les longs jours de l'hiver, fait une loi de nécessité de pratiquer des tranchées autour de nos maisons pour ouvrir une issue à l'écoulement des eaux et obvier aux inondations des premiers dégels: le capitaine Gordon, dont le nom annonce l'unité de patrie avec le juge Fraser, versa, de son traîneau canadien, dans le fossé, en doublant nuitamment le coin de ma maison; c'est-là en Canada un accident de tous les jours auquel la plus légère inégalité de terrain peut donner occasion et qui rarement tire à conséquence: aussi les dames elles-mêmes s'en font-elles ordinairement une petite comédie et un jeu; mais la délicatesse et les petites formalités s'allient quelquefois avec les armes; le capitaine renversé, mais heureusement bien relevé, vola de grand matin, chez l'ami, où il avait passé la soirée pour lui étaler le récit de la piteuse aventure.

Adam Mabane, juge de la Cour des plaids communs du district de Québec

Cet ami était le juge Mabane, ami intime et grand partisan du juge Fraser et dont je me réserve à esquisser le portrait en original quand la phalange de la judicature, soulevée et marchant en corps d'après les traces militaires, viendra figurer dans le tissu de ma narration; il décida que le droit naturel ne m'autorisait pas de m'armer ainsi de précaution contre les inondations du printemps, quoique tous les citoyens jouissent sous ses yeux du même privilège et que j'eusse poussé la circonspection jusqu'à ne pas étendre ma rigole au-delà trois pieds. Ce n'étais pas dans sa capacité judicielle, et actuellement assis sur les tribunaux qu'il prononçait cette sentence partiale: il ne jugeait qu'en vertu de son inconséquence individuelle, vide alors de toute autorité pour sortir son effet; mais il n'en fallait pas tant pour inviter un militaire à la vengeance personnelle. L'officier vole sur le champ à un corps de garde; il détache un sergent et un piquet de soldats qu'il trouve sous la main: la tranchée est bientôt comblée; des piles de neige sont élevées en face de ma maison; la conséquence en fut une inondation immédiate de mes caves et la détérioration des liqueurs qui y étaient en dépôt.

Je présumai que la vue du dégât adoucirait la mauvaise humeur de l'auteur et amènerait sa bienfaisance à donner les mains à l'ouverture d'une nouvelle rigole; je l'invitai donc, à la première rencontre, de venir en être de ses yeux le témoin. Ma présomption faisait honneur à son cœur; mais elle ne me valut qu'une déclaration en bonne forme, de sa part, du plaisir délicat qu'il goûtait en apprenant de ma propre bouche qu'il était vengé de sa chute: je frappai inutilement à bien des portes avant d'être réinstallé dans ce droit que la nature donnait de sauver mes biens du naufrage: il me fallut réclamer enfin l'autorité du commandant en chef des forces de Sa Majesté dans la province, le colonel Johns; et avant même qu'elle décida en ma faveur, j'essuyai un nouvel acte de provocation et de violence de la part des troupes en garnison à Montréal.

Un détachement d'un quarantaine de soldats, tambours battants et fifres résonnants, allait, selon l'étiquette, relever la garde: au lieu de diriger leur marche par la route ordinaire de la rue, ils escaladèrent en conquérant ma galerie, paradant avec fracas le long de ma balustrade et brisant en passant quelques vitres et les contrevents. Une si brusque incartade sema la terreur et l'épouvante dans tous les quartiers de ma maison. Mon épouse, alors enceinte, en fut la triste et la dernière victime: l'épouvante la fit tomber en syncope: la fièvre, accompagnée d'un crachement de sang, la saisit; elle ne fit depuis que languir, dans le sein des douleurs, jusqu'au mois de décembre suivant, qu'elle expira dans toute la fleur de sa jeunesse. C'est ainsi que la galanterie militaire se joue impunément, en Canada, de la vie des sujets de Sa Majesté.

Un si lamentable évènement sembla amortir pour quelque temps la furie des conjurés; mais leur rage renaissante prit de nouveaux efforts et se signala par des attentats qui pour le coup défiaient hautement les lois. Durant la nuit du 8 avril, 1779, je fus éveillé en sursaut par le vacarme d'un assaut violent, qui se donnait du dehors contre ma maison: me précipitant, à l'instant, sur mes habits et sur mon épée, je volai jusqu'au milieu de la rue où je distinguai pleinement sept à huit hommes armés de haches et de casse-têtes, qui, exerçant toute la vigueur de leurs bras à taillader et hacher par morceaux les balustres de ma galerie, disparurent comme un éclaire à mon approche. J'atteignis celui qui se trouvait derrière et je le relâchai, comme il se réclamait à moi pour un passant qui n'avait été que d'accident le spectateur de l'outrageante scène qui venait de se jouer. Le silence de la nuit ayant repris son calme, je me flattai que le siège était fini: point du tout; les opérations recommencèrent et l'assaut fut renouvelé par deux nouvelles tentatives. J'en fus réduit à monter moi-même la garde, avec tout l'appareil dressé d'une vigoureuse résistance: mais les lâches n'étaient venus que pour abattre du bois sans danger; ils désertèrent du champ de bataille dès qu'ils suspectèrent qu'il était question de se battre.

L'aurore du jour vint enfin éclairer les tristes reliques des opérations de la nuit: soixante et deux balustres de ma galerie, charpentés et en pièces, couvraient les avenues de la rue de leurs débris et annonçait aux Canadiens les tragédies dont ils pouvaient être menacés chez eux. Quel gouvernement que celui où nos foyers domestiques ne sont pas des asiles sacrés pour la sûreté des personnes! Mais trêve de réflexions; les faits se succèdent ici rapidement les uns sur les autres; ils accablent autant par leur multitude qu'ils révoltent par leur indignités. C'est aux conducteurs de l'État à suppléer ici à l'inactive attention du gouvernement de Québec et à assurer au Canada un plus heureux avenir, à moins que les uns et les autres ne visent à réduire les nouveaux sujets de se retrancher dans leurs forteresses domestiques et de s'y tenir toujours prêt au combat; et alors que de ruisseaux de sang! .... Mais n'anticipons pas sur la catastrophe; j'en dis assez pour la prévenir, si on le veut, comme on le doit, au Canada, à l'Angleterre et à l'Europe entière, qui ne se doute pas d'une malheureuse colonie conquise ait été convertie par les conquérants en coupe-gorge général ou les citoyens ont à trembler pour leurs vies jusque chez eux.

Cinq semaines après tous ces attentats, huit à neuf soldats, armés de leurs baïonnettes, vinrent à deux heures du matin, non plus faire main basse sur les ornements extérieurs qui décorent le frontispice de ma maison, mais sur la maison elle-même: ils paraissaient pour cette fois résolus à s'y ouvrir de force un passage, ou par l'entrée ordinaire ou par les fenêtres; heureusement, les portes et les contrevents étaient en fer; ils ne purent les forcer sans vacarme et sans fracas: mes gens éveillés sonnèrent l'alarme et ces braves militaires lâchant pied, cherchèrent leur impunité dans la fuite. À l'époque de cette dernière attaque, j'étais allé faire un tour dans ma seigneurie de la rivière David; c'était là partout le même spectacle de dévastation et de désolation qui dégradait les avenues de ma maison de Montréal: trois de mes plus beaux chevaux avaient été massacrés à coup de couteaux dans mes écuries; les bêtes à cornes et autres animaux domestiques avaient été blessés et mutilés par les mêmes armes: l'image du dégât était peinte partout sous les plus hideuses couleurs.

Un des plus illustres et des plus vertueux pairs d'Angleterre, frissonnant à la lecture de tant d'assauts donnés chez moi, cherchant à soulager son patriotisme, me demandait froidement, si ma maison n'était pas construite dans l'enceinte écartée de quelque vaste forêt où quelque troupes de bandits, ou des bandes de sauvages brutaux, eussent pu ainsi aller l'assiéger, les armes à la main et la rage dans le cœur. « Non, milord », lui répliquai-je, « ma maison est située dans le centre même de Montréal; les sauvages, ces enfants tout bruts de la nature, ne déshonorent jamais dans leur raison le règne de la paix par les crimes de la guerre; les acteurs de ces tragiques évènements sont les hommes mêmes que la nation soudoie pour être d'office nos conservateurs et nos défenseurs. Ah! » reprit-il, d'un ton douloureux et lugubre, « il n'est que trop vrai, hélas! que nous sommes assez savants dans l'art de combattre vaillamment et de conquérir avec succès; mais nous sommes bien peu avancés dans la science pratique de gouverner ces conquêtes. Les mains à qui nous les devons d'origine immédiate sont celles-là même que nous choisissons communément pour les régir au retour de la paix; mais des mains si souvent teintes de sang, sont-elles donc faites pour guérir elles-mêmes les plaies qu'elles ont antécédemment faites dans les cœurs des nouveaux sujets? Le despotisme, dont les militaires prennent l'esprit et l'habitude au milieu des camps et des armées, ne continue-t-il pas à les inspirer quand ils gouvernent? Voilà le système manqué d'administration qui détruit tout le prix national de nos victoires; elles multiplient le nombre de nos sujets sans nous donner, dans la suite, peut-être un seul ami; j'espère que notre législature, après avoir concouru par sa sagesse à rendre nos armes glorieuses au dehors, s'étudiera à rendre nos conquêtes profitables au dedans, par le sentiment de leur bonheur, sagement concerté par la bienfaisance d'un gouvernement. » Passez-moi ce trait, hors d'œuvre peut-être, mais d'un cœur bien anglais et bien digne de l'être. Je reviens.

En résultat de toutes les violences, dont je n'ai fait qu'esquisser les horreurs, deux réflexions s'élèvent du sein de la surprise dans les esprits: Pourquoi le gouvernement de Québec n'a-t-il pas vengé avec éclat tous ces outrages flagrants, faits à sa vigilance et sa justice? Pourquoi, réparant cette coupable indolence de l'administration, n'ai-je pas déféré moi-même aux tribunaux de judicature, des transgressions publiques qui attaquaient la sûreté de toute la province? car les criminels n'ont pas pu tous échapper à mes recherches.

Je réponds: après deux attaques différentes, je dépêchai à l'éditeur de la gazette de Québec deux paragraphes respectifs qui annonçaient une rétribution assez considérable en faveur des intelligences légales fournies pour la découverte et la punition des coupables. La presse dans la province est sous la dictée arbitraire du gouvernement; l'autorité les supprima tous deux. Un gouvernement qui se refusa à la connaissance des criminels ne s'embarrasse guère de les punir; mais pourquoi cette indolence affectée? M. Théophile Cramahé, lieutenant-gouverneur à l'époque de ces deux suppressions, réside aujourd'hui dans le sein de l'Angleterre au voisinage de Richmond; il ne dépend que du ministère de s'éclairer sur ce mystère d'État; mais en attendant voici l'information que je dois moi-même à toute l'Angleterre: c'était un magistrat que le tribunal du public suspectait tout d'une voix, comme le coupable présumé de tant de violations. Il n'était d'ailleurs question que d'une victime canadienne, qu'on avait conjuré de ruiner, et même d'immoler. L'honneur de la magistrature, qui aurait été terni par l'enquête seule, était bien de toute autre conséquence, que la fortune et le sang d'un nouveau sujet. Ainsi du moins sembla le prononcer le gouvernement de Québec, par son inaction et son silence, à la face de toute une province.

Quant aux poursuites criminelles de tant de conspirateurs déchaînés que j'aurais dû, pour l'existence de la société, livrer en victimes à toute la sévérité des lois, c'est en effet une ressource de réserve pour tous les opprimés; mais comme civilement excommuniée, ma personne fait ici rang à part, dans la jouissance de ce droit de recours à la judicature que l'adroite vengeance de mon ennemi en chef avait bien su me couper d'avance et m'arracher subtilement des mains, du moins pour le succès. Sous les auspices de la recommandation de sa première profession, M. Fraser commença par armer contre moi, en faveur de ses passions, des légions de ses anciens collègues d'armes; par l'influence de l'ascendant de sa dignité présente, il finit par soulever contre moi l'infirme et débile bande de ses confrères à longues robes. Je l'appelle informe et débile relativement au nombre; car tout le corps de la judicature de la province de Québec n'est aujourd'hui qu'une petite coterie raccourcie et mutilée, un tripot diminutif de sept à huit membres, qui réduits à une stricte déduction, c'est-à-dire à leur juste valeur réelle, ne forment qu'une espèce de Trinité mimique en théorie, d'un seul juge en trois personnes.

René-Ovide Hertel de Rouville, juge de la Cour des plaids communs du district de Montréal

Mais cette Trinité, de si mince conséquence dans l'appareil, est formidable par l'étendue de sa puissance; car c'est sont autorité seule, (sans l'interposition des jurés, méconnus dans la jurisprudence française) qui décide en despote arbitraire, et en dernier ressort des propriétés, de l'honneur et des vies de plus de 100 000 sujets: j'ai dit, en dernier ressort; car la modicité des fortunes à Québec marque, presque du sceau de l'impossibilité générale tout appel, trop coûteux, à la juridiction d'Angleterre. Encourir donc la disgrâce et la persécution de cette épouvantable trinité, c'est ne pas être un seul moment assuré, je ne dis pas seulement de la plus ample fortune, mais de son existence même. On sent assez que la personne du majestueux juge Fraser, encore resplendissante de l'éclat toujours vivant de ses premiers lauriers, est le chef de ces formidables trinitaires: ses deux associés honorables (titre d'étiquette) sont M. de Rouville et M. Mabane. Je dois au Canada souffrant, et à toute l'Angleterre mal instruite l'esquisse de ces deux hommes, singuliers dans leurs espèces.

M. de Rouville est un gentilhomme canadien, mincement initié dans les mystères de la jurisprudence française et, à ce titre, personnage peu compétent pour la judicature; mais d'un génie si impérieux, d'un caractère si superbe, d'une humeur si identifiée avec le despotisme, qu'elle se trahit partout, non seulement sur les tribunaux de justice, où elle peut dogmatiser et trancher de la souveraine, sans contrôle, mais dans le commerce même de la vie civile, et jusque dans le sein de sa famille. Au reste, homme tout paîtri et boursouflé des prétentions de l'amour propre, préoccupé de ses prétendues lumières, entier dans ses jugements, intolérant de la plus juste et de la plus humble opposition, grand formaliste, partial, non seulement de système réfléchi, mais d'instinct, assez chaud pour ses amis, que j'appellerais plus pertinemment ses clients et ses protégés, mais tout de flammes et de volcans contre ses ennemis, que son âme, naturellement vindicative, ne juge jamais assez punis.

Tel avait éclaté M. de Rouville sous le gouvernement français, où, assis sur les fleurs de lys des Trois-Rivières, il se concilia l'estime de bien peu de ses concitoyens, la confiance et l'amitié de personne; aussi son élévation à la dignité de conservateur de paix, en 1775, et depuis de juge des plaidoyers communs à Montréal, fut-elle reçue comme un coup de foudre en Canada, pour qui elle était l'annonce et le précurseur du despotisme, qui allait désormais présider aux oracles de la justice, et y dicter les arrêts de sa partialité et de sa faveur. Les appréhensions publiques n'ont été, hélas! que trop justifiées par l'événement. Voilà ce Monsieur de Rouville, que la nature avait si fort rapproché de M. Fraser, dans la fabrique des âmes, toutes paîtries du levain du despotisme, que l'unité d'office lie d'intimité et de sentiments avec lui, et que des passions communes associèrent à sa vengeance contre ma personne. Ces deux amis se promenaient gravement ensemble dans la grande rue de Montréal, quelques moments avant que M. Fraser vint, non pas me présenter le défi en gentilhomme, mais m'assener des coups, en plébéien de la classe la plus ignoble; ils paraissaient enfoncés dans les abîmes de la plus sérieuse consultation; sans doute qu'on y décidait des arrangements de l'exécution, qui se couvait: c'est bien dommage que M. de Rouville ne vînt pas, de compagnie, partager les éclaboussures de la mêlée; peut-être aurais-je eu encore un demi-bras à son service, du moins l'aurait-il mérité à bien bon titre.

Le juge Mabane est un original si singulier, si unique, qu'il compte bien peu de copies: c'est un homme qui n'est jamais lui-même dans ce qu'il paraît au dehors; il ne s'offre partout qu'en masque; magistrat à Québec, et sage-femme juré à Édimbourg, c'est là qu'il a pris ses grades de docteur en jurisprudence française, dans les écoles de chirurgie. Chez lui ce n'est point communément le cœur qui décide de son amitié, ou de sa haine; c'est l'esprit national, et cette nationalité va d'autant plus loin dans ses vengeances qu'il imagine avoir toujours tout le corps de ses compatriotes à venger avec lui: si des intérêts de passion personnelle viennent encore s'allier et renforcer le ressentiment de nation, le dénouement de la scène vindicative ne peut se développer que par la ruine de la victime, ou par le désespoir éclatant du vengeur. Un tel personnage était le dernier homme, que la sage politique aurait dû montrer, surtout en place, dans une conquête. Son tempérament semble l'incliner vers la méditation, la contemplation; on le prendrait pour un philosophe, un être pensant: point du tout; ce n'est qu'un esprit inquiet qui se démène et qui s'agite; et son humeur bourrue et brusque, jointe à une mine naturellement grimaçante, annonce qu'il n'est pas toujours d'accord avec lui-même; comment le serait-il avec les autres? Ses inclinations pencheraient assez vers l'économie; mais il rassemble sur sa tête cinq à six places, la plupart de judicature: la vanité fait les honneurs de chez lui, il ne thésaurise point: en fait de hauteur naturelle, et d'arrogance impérieuse, il pourrait bien aller de pair avec ses deux collègues; mais l'intérêt le dénature encore ici, et le rend souple, flexible, rampant, surtout auprès des grands: il était né sans fortune; les places y suppléent, et la lui donnent; voilà ce qui en fait tout à la foi un des plus lâches et des plus adroits flatteurs, qui aient jamais obsédé les palais de la grandeur; c'est à la faveur de cette flatterie habile, qu'il s'était concilié les bonnes grâces des deux premiers gouverneurs; mais comme rien n'est naturel chez lui, et que tout n'est que circonstance, il trahit à leur départ la cause de ses deux protecteurs; sans doute qu'il prépare la même marche de tergiversation au gouverneur d'aujourd'hui, ce sera le comble de l'ingratitude; car M. Mabane est le conseil, le confident, et la règle du général Haldimand, qui n'est que la dupe de son subalterne, et ne gouverne qu'en second, sous la tutelle et la dictée de ce favori: je devais à la justice de ma cause le portrait achevé de tous ces juges; ma narration ne sera plus suspendue par des digressions de cette nature, que la nécessité seule a pu arracher à mon pinceau.

Voilà donc le trio redoutable qu'une querelle injuste dans tous ses points avait mis à mes trousses. Ils tiennent dans les mains les rênes de toute la judicature de la province; j'aurais eu bonne grâce de déférer les attentats déjà mentionnés à des tribunaux où les juges constituaient formellement ma partie adverse. Hélas! dans les causes civiles, où je n'avais à lutter en judicature que contre des individus étrangers, l'évidence la plus frappante des plus beaux droits ne me garantit jamais d'une défaite; et un procès intenté contre moi était l'avant-coureur invariable d'une sentence de condamnation, prévarication, dégradation de la justice, que mon avocat, M. Jenkins Williams, homme à quelques talents, élevé depuis aux premiers emplois, déplorait amèrement dans une de ses lettres, où il m'avisait ingénument, de renoncer pour jamais à me réclamer de la protection des lois civiles, sous une telle administration.

Voici l'extrait de sa lettre, publiée dans mon mémoire: « Je vous plains de plus en plus; car je vois toujours placés M. Fraser et M. de Rouville, (qui sont tous deux vos ennemis) pour juges à Montréal; je crois fermement que vous serez obligé de prendre le parti de vous arranger, et de terminer vos affaires de commerce à Montréal à cause de l'inimitié de Messieurs Fraser et de Rouville. » Quelle douloureuse situation pour un honnête homme de voir son innocence, son honneur, sa fortune et sa vie même livrés, sans ressource, à la merci de la rage de ses ennemis travestis en juges, c'est-à-dire ceux qui, de délégation de la part de l'autorité publique, devraient être en personne les défenseurs et les protecteurs de mon innocence, de mon honneur, de ma fortune et de ma vie? Quel encouragement à la passion, de me déclarer la guerre et m'accabler? Dans ces jours malheureux de la perversité humaine, la malice des hommes avait-elle besoin d'une telle invitation pour se mettre en action contre moi? Je laisse au jugement du public à pénétrer jusqu'à quels excès elle a dû se porter contre ma personne; et au cœur de tout honnête homme à faire l'honneur à l'humanité de les déplorer.

Exemplaire d'un numéro de la Gazette littéraire du district et de la ville de Montréal daté du mercredi 21 octobre, 1778

En proie à de si violentes oppressions, je ne pus me refuser à la consolation naturelle de soulager mon cœur en portant mes plaintes au tribunal de mes persécuteurs mêmes, dans une lettre adressée aux juges des plaidoyers communs de Montréal, que je fis insérer dans la gazette de cette ville: cette lettre n'énonçait que les accents douloureux de la souffrance, sur un ton, il est vrai, lugubre et lamentable, mais modifié et adouci par l'organe de la modestie, et réglé par la mesure de la modération elle-même: mais non; les simples soupirs sont des crimes au tribunal des tyrans; et il faut au triomphe de leur tyrannie, que la victime immolée exulte sous le couteau du sacrifice, et exalte la barbarie même des sacrificateurs. Je n'éprouvai que trop l'étendue de ces prétentions. À la publication de ma lettre, les juges des plaidoyers communs prirent feu; à un dîner donné par M. de Rouville à ses confrères, il sonnèrent l'alarme chez toute la judicature de la province, qu'ils prononcèrent sacrilègement outragés et foulée aux pieds, dans leurs personnes, à la dégradation de la couronne même, dont ils étaient les députés immédiats et les agents publics.

En conséquence, le procureur général intenta, à leur requête, au nom de Sa Majesté, une action criminelle contre ma personne, comme coupable de libelle diffamatoire; et ayant encouru, de fait, les châtiments affectés aux libellistes; cette accusation fut déférée à la Cour suprême de la province, le Banc du roi, alors sous l'administration de commissaires députés durant l'absence du juge en chef, M. Livius et jugée par un juré spécial, choisi par mes parties adverses dans la classe des plus notables citoyens de la ville. M. de Rouville, dégradé alors en accusateur, donna à la Cour sa déposition, qu'il corrobora du seau du serment le plus solennel: mais les jurés vénérables, qui n'avaient apporté sur leur sièges que l'amour de la justice et de la vérité, que des cœurs droits et vertueux, après quelques moments pour se concerter dans leur jugement, sans appeler même un seul des dix-sept témoins que j'avais à produire, n'hésitèrent pas un seul moment de prononcer, d'une voix unanime, l'accusation frivole, controuvée, dénuée de tout fondement, et de m'absoudre de tout délit.

Ce jugement attestait authentiquement, que mes dénonciateurs avaient, dans leurs témoignages, évidemment faussé la vérité, et que, s'ils avaient eu eux-mêmes à prononcer dans leur capacité ordinaire de juges, ils auraient violé la justice; les voilà donc flétris dans leur caractère public. M. de Rouville sentit toute l'infamie de cette flétrissure; partant, en forcené, de l'assemblée, il courut au milieu des rues de Montréal annoncer, avec ces gesticulations emphatiques qui sentaient son déclamateur ordinaire et son baladin, que M. du Calvet « ne tarderait pas à payer cher son triomphe, et que sous peu ils trouveraient les moyens de se venger de M. du Calvet, et de lui faire éprouver leur ressentiment. »

M. Mabane, en qualité de commissaire député, avait présidé à la Cour qui m'avait justifié. Le jugement des jurés avait donné un démenti formel au rapport préliminaire, et aux conclusions qu'il avait délivrées aux jurés par l'organe de M. Williams, devenu alors son collègue, comme juge commissaire et orateur véhément contre ma personne, à la surprise générale de l'audience et de tout le barreau réuni: au fond, M. Mabane n'était ici que simple accessoire à la honte de ses collègues; il s'érigea en général de la vengeance. Quelques jours après la décision, M. Mac Gill, négociant respectable et commissaire de paix, s'élevait dans une conversation contre l'iniquité des juges, qui m'avaient suscité ce procès. M. Mabane s'écria avec audace, « J'aviserai bientôt des moyens de réduire ce réfractaire à la judicature, et de le claquemurer, pour le reste de ses jours, dans l'obscurité d'une prison. » Les plus superbes potentats tempèrent, aux yeux des peuples, l'annonce de leur autorité par ces expressions modifiées, « Nous aviserons »: pour un échappé, un adjoint d'Esculape, un chirurgien de garnison, de la naissance la plus vulgaire, ce n'était pas assez que du langage politique et poli des rois: « J'aviserai; », voilà son terme: l'insolence de ce favori peint ici, d'un seul trait, sous toutes ses faces, le despotisme général qui taille, tranche et sabre tout dans la province. Quelle indignité, quel outrage à tout un peuple! mais le comble de l'indignité et de l'insulte publique est que ce nouveau despote, à lancette au lieu de sceptre, ait été en passe de réaliser ses insolentes menaces: car il s'avisa si bien, qu'entre l'annonce et l'éclat de son ressentiment, il n'y eut d'intervalle de séparation, que la distance de son arrivée à Québec. Dès son apparition dans cette capitale, ma perte fut jurée au château de St-Louis; et le général Haldimand, représentant d'un roi d'Angleterre, dupe des suggestions de la flatterie et de l'imposture, ne rougit pas de s'installer lui-même le général, le ministre en chef, des vengeances d'un infidèle chirurgien.

À peu près à cette époque, je fus appelé à Québec, pour une reconnaissance légale, dans laquelle je devais entrer à la Cour d'appel: l'obligation pouvait se contracter par procuration; mais ce n'était pas à mon représentant que la tyrannie en voulait; il lui fallait ma personne pour consommer le triomphe de ses injustices. Ici la catastrophe commence, et les foudres de la conspiration éclatent. Mon affaire de commerce terminée à Québec et à la veille de mon retour à Montréal, j'allai payer au gouverneur mon tribut de compliment, d'étiquette et de forme, en faveur de sa dignité.

La franchise et la bonne foi sont le caractère distinctif de la nation suisse; mais dénaturé par les suggestions et l'influence de son confident, M. Haldimand, en homme double et faux, me surchargea de politesses, tandis que, sous ces beaux dehors, il lâchait l'ordre en vertu duquel je devais être arrêté à la mi-chemin de mon voyage. Il semble à la raison et à l'équité naturelle que c'était, sinon au palais du gouverneur, du moins au sortir du château, qu'on aurait dû s'assurer de ma personne: mais, en fait de vengeance, la rage de la passion voit plus loin que la raison; et quant à l'équité, elle ne la connaît pas: il fallait à mes ennemis le plaisir délicat de me voir traîner mes fers à travers une bonne partie du Canada habité et marquer tous les lieux de mon passage de l'infamie de ma captivité: ce fut donc entre les Trois-Rivières et la pointe du Lac, que le rendez-vous fut assigné pour ma prise.

Je ne rappellerai pas ici les théâtres divers, où l'on me promena dans les prémices de mon emprisonnement: je les ai cités ailleurs; j'épargnerai donc à l'humanité de renouveler toutes ses douleurs, par l'exposition nouvelle de ces attentats, qui doivent aujourd'hui faire horreur à mes persécuteurs eux-mêmes: au moins, le raffinement de cruauté dont ils marquèrent successivement les longs jours de ma captivité, atteste-t-il, sur des faits parlants, leur sanguinaires intentions; ils n'étudiaient avec tant d'art le choix de mes supplices, que pour couper plus sûrement la trame chancelante de ma vie; ils auraient lu sur l'épitaphe de mon tombeau, l'acte d'impunité pour leurs barbaries: voilà la dernière consolation qu'ils croyaient se préparer; mais la Providence, de la même main dont elle éprouve l'innocence, tient souvent de l'autre, en réserve, sa conservation pour le châtiment des coupables.

Contre leur attente, mon existence résista toujours aux efforts réunis sourdement, pour la détruire par gradation. On se retrancha donc à se faire un système capital et suivi de ruiner de fond en comble ma fortune; car réduite aux seules armes de ses pleurs, l'indigence ne peut rien contre les tyrans, pas même en loi, où, si la justice elle-même ne coûte rien, les procédures pour la faire parler se paient au poids de l'or. C'est dans ces vues, que durant les longs jours de mon emprisonnement, on livra chez moi mes biens au pillage, sans jamais condescendre à la nomination d'un administrateur pour les régir. Ce ne fut pas assez: pour accélérer la consommation de ma ruine, on jeta un interdit général sur toutes les causes où j'étais en droit de me porter pour plaintif; mais on invita tous mes ennemis à me poursuivre en judicature, dans toutes celles où je ne pouvais figurer qu'en défendant, bien entendu qu'on se réservait le droit de me couper habilement tous les moyens d'une juste défense.

L'audace d'une telle injustice n'éclata jamais sous des traits plus noirs, que dans mon procès avec mon ancien commissionnaire: je ne le fais revivre ici, que pour le confronter avec la loi primitive qui le condamnait dans l'origine. Ce fut un dimanche, qui dans tous les |empires chrétiens, invalide, par solennité, toutes les procédures civiles, c'est, dis-je, dans ce jour sacré, qu'on m'intima dans ma prison une assignation pour comparaître en cour le lundi, quoiqu'une baïonnette en faction fut apostée pour combattre contre cette comparution; ce ne fut que le lendemain, dans la matinée destinée pour le jugement, que j'eus le temps de charger un avocat d'intervenir à ma place. L'homme de loi plaida son ignorance de ma cause, qu'il n'avait en mains que depuis quelques heures; et sur ce fondement de notoriété publique, il conclut par la requête d'un délai jusqu'au terme de huit jours.

Le furieux M. Mabane, un des juges, s'éleva à grands cris contre l'appointement de cette requête, prononçant dans sa colère, que quelques heures suffisaient à un avocat pour se mettre au fait d'une affaire de commerce, quelque épineuse et embrouillée qu'elle pût être, et que d'ailleurs la cour ne devait aucune concession judicielle, à un prisonnier d'État déjà sous les lois militaires de l'État. Sur cette jurisprudence de la nouvelle fabrique de sa passion, il conclut à me condamner sur le champ, sans appel même et sans délai d'exécution. Le général Haldimand, qui ne siégea jamais sur les tribunaux que dans ce jugement, ne rougit pas d'être, en président subalterne, l'écho d'une sentence si atroce, qui, dans l'exécution, m'enleva autour de 5000 liv. st. clairs de ma fortune dans cette affaire.

Puisque ce sont les lois françaises qui règnent aujourd'hui dans la province de Québec, je défie d'abord le général Haldimand de produire, dans toute l'histoire de France, un seul exemple d'un prisonnier d'État jugé pour une cause civile particulière, durant tout le cours de sa captivité: il est alors sous la garde, sous la protection spéciale du souverain, qui, tandis que d'une main, en chef de la nation, il s'assure au préalable de sa personne, pour la sûreté de toute la nation même, de l'autre, en protecteur, en père de ses sujets, individuellement pris, le protège contre tous les adversaires qui ne pourraient alors l'attaquer qu'avec une supériorité d'avantages, dont le priveraient les restreintes de sa captivité: c'est l'État en corps qui alors se plaint, accuse et requiert un jugement définitif; dans l'attente, nul tribunal qui osa pousser l'inconséquence et le disrespect jusqu'à faire précéder une vengeance particulière à la vengeance de l'État, assurément le premier en titre et sur les rangs, pour obtenir justice. Eh! de quoi s'avise le général Haldimand, de s'ériger en oracle de la jurisprudence française, s'il ignore la première loi de la constitution de France?

Mais c'est à son substitut, M. Mabane, que j'adresse ici, avec une indignation plus réfléchie et plus juste, mes plaintes et mes reproches, parce que le gouverneur n'est, en vertu de sa dignité, qu'éminemment juge, c'est-à-dire de titre, et non de jugement effectif, mon seul cas excepté: mais M. Mabane s'assied tous les jours, d'office, sur les tribunaux; il est coupable de trahison formelle envers la loi, s'il l'administre sans la connaître: en vertu du bill de Québec, c'est donc la jurisprudence française qui préside aux jugements; elle varie dans les lois de détail, mais surtout pour la nature des procédures judicielles selon les divers parlements de ce royaume; mais je défie ce juge français en masque, sorti des boutiques chirurgicales d'Édimbourg, de déterrer dans les annales diverses des judicatures françaises, une seule époque d'une cour se saisissant d'une cause commerciale et compliquée, à la réquisition d'une seule partie, fixant les moments de la plaidoirie, prononçant le jugement, ordonnant d'une immédiate exécution, récusant de faire droit à une interjection d'appel de la part de la partie adverse, et à sa réclamation de délai, pour l'instruction de son avocat, enfin consommant tous ces actes judiciels respectifs, dans le cercle bien raccourci de 20 heures. La judicature française châtie les brigands, mais elle ne copie pas leurs brigandages: des atrocités d'une trempe si noire ne sont faites que pour une infortunée colonie où le despotisme, dans son insatiable voracité, a tout absorbé, tout englouti, jusqu'à l'administration de la justice; usurpation contre laquelle je m'inscrirai avec bien plus d'énergie et de véhémence, quand je la considérerai, s'abattant d'un particulier sur la généralité de la province, qu'elle a inondée de ses ravages.

Tels sont les fruits empoisonnées du système de gouvernement pratique, adopté par le général Haldimand: l'exertion d'un tel plan, dirigée dans toute sa latitude contre ma personne, a été bien près de consommer la ruine de ma fortune, et la destruction de mon existence: n'importe; dans les accès d'une mauvaise humeur, qui serait peut-être ici bien pardonnable, il s'en faut bien, que l'équité naturelle, dont je fais hautement profession, n'aille approprier au cœur et à l'âme de ce gouverneur, toutes les prévarications exercées contre moi: je dis, à son cœur et à son âme; car sa personne reste toujours responsable à l'État, de ses erreurs de suggestion, et des écarts de sa surprise étrangère. S'il était homme à ne pas gouverner par lui-même, et à se laisser mener par la main, comme un enfant à la bavette, il est coupable de l'acceptation d'une place, qui n'était confié qu'à lui en personne, et dont il n'était pas gratifié pour la gérer par députés; mais au moins dans sa faiblesse, ses propres sentiments ont pu être préalablement, sinon vertueux, du moins, moins passionnés contre moi, c'est-à-dire moins criminels.

C'est pour lui conserver cette gloire personnelle, que j'ai commencé par notifier si solennellement au public, que dans ma persécution, il n'avait été d'origine que la dupe imbécile de son confident Mabane: celui-ci n'a pas manqué d'entraîner, à la suite de ses exemples, bien des compagnons et des suppôts de ses cabaleuses suggestions: la faction des Fraser et des de Rouville n'a pu que lui recruter des légions d'adjoints, blasphémant contre ma personne. D'ailleurs, le despotisme en chef enfante des phalanges innombrables de despotes en seconds, de servilité et d'imitation; l'intérêt, la flatterie, la terreur sont les enfants naturels du despotisme, tout faits et toujours prêts à applaudir aux excès de leur père. Un de nos gentilshommes d'une famille ancienne dans le Canada, et dont le nom figure dans l'histoire des Croisades, ce noble, dis-je, de plus de 500 ans, écho de M. Mabane, qui le soufflait, complimenta servilement le général Haldimand sur ma détention, justement due, dit-il, à un réfractaire qui avait osé braver la judicature de son pays. Me fallait-il donc plier, en victime insensible et stupide, sous la verge de quelques juges prévaricateurs et arbitres oppresseurs de mon innocence? Le lâche! le mercenaire, l'esclave du despotisme! Des milliers de siècles de noblesse ne suffiraient pas pour ennoblir une âme si radicalement enroturée par de si ignobles sentiments.

Enfin (et voici le dernier témoignage éclatant de la droiture et de la candeur qui sont l'âme de tous mes récits contre le général Haldimand) dans les jours orageux des discordes civiles, la politique publique, j'entends une politique sage et juste tout à la fois, se défie de tout et ne pardonne rien, pas même les apparences. Cette défiance et cette sévérité de concert sont la mère de la sûreté publique: je souscris de grand cœur à cette économie publique, légitimée par la nature du bien public, à qui l'intérêt particulier doit céder, quoiqu'elle m'ait coûté ma liberté. La calomnie m'avait noirci au tribunal du gouvernement, et dépeint sous toutes les couleurs d'un ami des Américains. Le gouvernement s'assura, par provision, de ma personne; cette détention n'était d'abord qu'un acte de sa sagesse précautionnée, qui veillait à la conservation de la province: jusques-là, le gouverneur Haldimand n'a été qu'un gouverneur vigilant et actif; mais voici l'époque précise où il a éclaté tyran et en tyran si notoire, que tous les subterfuges de la chicane et le raffinements de la sophisterie ne viendront jamais à bout de le laver et de l'absoudre.

Les soupçons ne sont pas des crimes d'État réels, mais seulement de présomption. Cette présomption n'autorise les voies de compulsion et de force, que pour quelques moments et jusqu'à la manifestation des crimes d'État; mais elle cesse dès que les soupçons, qui l'avaient fait naître, éclaircis et dissipés, font disparaître jusques aux apparences de criminalité: l'accusé est alors absous par voie de fait en vertu de l'éclaircissement et cesse d'être justiciable de l'État et conséquemment punissable par les lois. Cette définition de la loi de suspicion et la fixation des limites de son autorité, devaient donc en son temps être la garde de la personne; et elles mettent aujourd'hui la date à l'avènement de la tyrannie qui m'a opprimé. Cette loi, qui ne pouvait parler et déposer contre moi qu'au nom des soupçons, devint donc sans énergie et sans action contre moi, quand les soupçons eurent disparu sous l'évidence des informations; le général Haldimand commença donc à être mon tyran, dès que les lumières de la vérité l'eurent éclairé sur ses erreurs de présomption; il le fut donc bientôt ce tyran et, hélas! que trop longtemps. J'en appelle aux faits de notoriété publique, que je vais retracer ici, non pas pour sa conviction, (il y a longtemps que sa conscience est revenue de ses méprises) mais pour la honte de la trahison, faite à sa conscience par la continuation de ces violences, qu'il savait très-bien n'être plus justiciables au tribunal de sa raison.

Au moment de ma prise, je délivrai, en vertu d'une sommation au capitaine Laws, mon porte-feuille; j'y mis en bloc, sous une enveloppe générale, tous les écrits que je pris la précaution de sceller de mon cachet. Je chargeai mon militaire arrêteur de requérir, en mon nom, du général Haldimand, que l'ouverture juridique de ces papiers ne fût effectuée qu'en ma présence: ce gouverneur se lia, d'honneur solennel, de faire droit à une si juste requête et de respecter mon sceau en mon absence: mais il tint mal parole à cet honneur; car le porte-feuille fut ouvert de force dans les ténèbres, les agrafes brisées, le cachet rompu, les papiers visités et déchirés en partie et ce fut dans cet état de délabrement que le tout me fut relâché dans ma prison,3 sans recueillir d'autre fruit de ces procédés, incivils, illégaux et arbitraires, que la honte de l'incivilité, de l'illégalité et de la violence. Première information juridique, à mon honneur et à ma gloire.

Piquée d'avoir tristement échoué dans cette première tentative, la soif de la vengeance se reput des idées chimériques d'un plus heureux succès à Montréal. Des militaires de marque, tels que le brigadier général Maclean et le major Dunbar, beau-frère du juge Fraser, furent députés de compagnie avec deux commissaires de paix, Messieurs Mac Gill et Porteus, pour aller passer en revue tous les coins et les recoins de ma maison: toutes les portes de mes appartements s'ouvrirent à leurs fulminantes menaces; deux de mes bureaux, dont les clefs m'étaient restées dans les mains, furent forcés; des lectures les plus scrupuleuses et les plus sévères furent prises de l'universalité de mes papiers: on s'était promis de déterrer ces fameux prétendus originaux de mes supposées correspondances avec les Américains; mais il ne s'offrit à leurs plus minutieuses recherches, que des intelligences mercantiles, des monuments particuliers d'affaires domestiques, radicalement destitués de toute analogie avec la politique. La vérité se fit jour ici à travers la force des préjugés. Ces deux commissaires de paix ne figurèrent que pour la forme et ne furent que simples spectateurs; mais les militaires, étonnés et confus, confessèrent hautement que leurs découvertes n'avaient rien produit de ce qu'ils cherchaient: cette confession fut prononcé en présence de ma gouvernante, dont la déposition est aujourd'hui dans mes mains. Ce ne fut qu'après mon élargissement, que je fus mis au fait de ce nouvel acte d'inquisition, quand, mettant le pied dans ma maison, tous mes papiers s'offrirent à moi, dans un désordre et un renversement général, avec la soustraction de bien des contrats, obligations, notes promissoires et manuelles, dont je ne pourrai jamais recouvrer le paiement, par la perte des actes originaux qui en constataient le droit primitif. Seconde information juridique, à mon honneur et à ma gloire.

La voix de la renommée, qui enfle toujours ses rapports, surtout en fait de déclamations malignes et infamantes, avait publié que ma seigneurie de la rivière David était un magasin, regorgeant de munitions de bouche pour les Américains: 1 300 bœufs, un nombre égal de porcs, 30 000 minots de blé, en dépôt, n'y attendaient que le moment du départ, pour prendre à travers les forêts la route des colonies. Le capitaine Le Maître, aide-de-camp du général Haldimand, et M. Gray, commissaire de paix, furent chargés d'aller se saisir d'un si précieux butin, alors de grande ressource pour le Canada; ils visitèrent mes moulins, mes hangars, tous les lieux en un mot capables de receler une si belle capture: il ne se trouva pas un seul bœuf à moi dans toute l'étendue de mon domaine; ils n'y aperçurent qu'une ou deux ventrées de douze petits cochons, au service de mes gens; et ces 30 000 minots de blé se rabattirent à une centaine, qui était le produit des moutures dévolues au seigneur pour l'érection et l'usage de mes moulins. Frappés de cet échec, qui confondait si hautement les rapports de la calomnie, les commissaires prirent langue, et firent chez le capitaine de milice, de Maska, une enquête authentique auprès de mes tenanciers, qui, témoins oculaires et journaliers de mes déportements, se firent un devoir de reconnaissance de justice et de vérité, de payer le tribut de leurs hommages à ma personne, dont ils exaltèrent le désintéressement, la générosité, la probité, la fidélité, surtout, qui ne leur parla jamais en général, que le langage de cette fidélité, sans jamais entrer dans ces discussions politiques, qui sont hors de la sphère des paysans. Troisième information juridique, à mon honneur et à ma gloire.

Débouté de toute lueur d'espérance de jamais atteindre à quelque information défavorable pour moi, sur les lieux, ou vu de près, on devait me connaître; l'envie acharnée à me vouloir coupable se fit une misérable ressource d'en aller chercher et déterrer où j'étais à peine connu. Le jeune Dufort avait été arrêté comme il s'échappait de la province, cherchant, dans la fuite, le salut de sa liberté précaire et chancelante, sous une exécution légale, obtenue contre lui par un inexorable créancier: des militaires de la plus grande considération, ne crurent pas avilir leur caractère, que d'essayer de surprendre dans trois interrogatoires successifs, et d'extorquer des témoignages contre contre moi, par des questions captieuses, des assertions même frauduleuses, de ma prétendue exécution sur un gibet. Le prisonnier, plus ami du vrai que de sa liberté, et dédaignant de faire sa cour aux dépends de l'innocence, ne put jamais être amené, par tous les artifices, à me compromettre dans son évasion, dont il jura toujours que je ne pouvais avoir eu le moindre vent. Son père même, rendu à sa prison, vint se mettre de compagnie et sur les rangs, non pas pour suborner la probité de son fils, qu'il avait lui-même formée par ses leçons, mais pour l'inviter à ne rien receler des informations vraies qui pouvaient lui valoir sa liberté auprès du gouvernement; mais le prisonnier tint toujours ferme dans ses premiers allégués, qui m'absolvaient, en plein, de toute intelligence avec lui dans sa fuite. Il m'a depuis, en présence de témoins, fait délivrer son certificat par écrit, des divers interrogatoires qu'il a subis, des réponses uniformes qu'il confirma sur les serments les plus solennels et que j'ai déjà produits au grand jour dans mon mémoire4. Quatrième et dernière information juridique, à mon honneur et à ma gloire; je dis juridique: car pour les enquêtes secrètes, elle ont été multipliées à l'infini, et couronnées des mêmes succès; peu de portes en Canada, où on ne soit allé frapper, mais elles n'ont été ouvertes, que pour la justification de mon innocence.

Il y aurait en plus que de la fatalité ordinaire, plus que de l'aveuglement commun, si les rayons de lumière qui rejaillissaient de toute part, ne fussent pas venus porte le jour dans l'esprit du général Haldimand: son cœur sembla donc se ramollir et se radoucir. Il commença à ne plus parler de ma détention, que comme un de ces tristes événements, que le zèle qu'il devait à la cause de son souverain, c'est-à-dire la loi la plus stricte du devoir, avait pu seul arracher à la précaution de sa vigilance; il convint franchement que le résultat des plus sévères inquisitions, n'avait concouru, en aucune manière, à réaliser les premiers ombrages, fournis contre mon innocence au gouvernement; il ne balança plus même à confesser, que les premières démarches n'avaient été que les écarts de la surprise et de la méprise: j'ai sous la main des témoins et des dépositaires de ses sentiments, tous prêts à le mettre en contraste avec lui-même, et à le confondre, quand le manque d'honneur et de consistance l'amènera à se renier lui-même, en niant ses propres aveux; mais qu'a à faire ma cause de ces témoignages particuliers et secrets? Un évènement public et personnel l'a déjà décidée en ma faveur, dans toute l'Angleterre, en dernier ressort et sans appel, au tribunal de l'équité naturelle, précurseur infaillible du tribunal de l'équité civile.

Ce vertueux ami, qui m'honore par son amitié, autant qu'il illustre sa dignité de membre de la législature de la province, par cet assemblage de vertus sociales, qui le font les délices et l'ornement de ses concitoyens. M. Levesque, toujours aux aguets pour faire triompher mon innocence, par le recouvrement de ma liberté, sollicita cet élargissement, précisément à cette époque favorable où le feu de la persécution, abattu, avait ramené le calme dans les passions du général Haldimand. Mon sage négociateur renforça ses sollicitations usitées, par l'offre de se constituer lui-même ma caution, à la concurrence de quelque somme arbitraire, qu'il serait plu de statuer. Le gouverneur ouvrait alors son lever, lever mémorable par la reconnaissance authentique de mon innocence; émancipé par le moment, de la tutelle et de l'influence de ses perfides instigateurs, il sembla devenir ce qu'il devait être, c'est-à-dire un juge juste et humain; avec un air de satisfaction et de sérénité qui égayait visiblement sa contenance, il souscrivit galamment à la requête de mon digne ami, en ma faveur, en accompagnant cet acte de bienfaisance judicielle, de tous ces compliments obligeants, et propres à adoucir, à faire oublier même ses premières sévérités à mon égard.

Il appela sur le champ son aide-de-camp, M. Le Maître, qu'il dépêcha en hâte, dans la compagnie de M. Levesque, vers le lieutenant-gouverneur, M. Cramahé, pour lui intimer l'ordre de dresser l'acte obligatoire, qui devait immédiatement précéder ma liberté; (car il est à propos d'observer ici, que toutes ces expéditions générales de justice militaire, ne furent jamais marquées que du sceau du despotisme militaire, et toujours signées de la main de Hector Théophile Cramahé, par ordre de son excellence, le gouverneur:) la justice civile n'y intervint jamais par ses agents, et elle n'y figura jamais par l'économie réfléchie de ses procédures. Le lieutenant-général accueillit cette nouvelle, avec un enthousiasme et une extase, qui éclatèrent en ces transports, naturels à un bon cœur en liberté d'agir et d'être lui-même: « En vérité j'en suis bien aise, car il était honteux de tenir un homme comme M. du Calvet en prison et sans savoir pourquoi; » mais il se trouvait malheureusement occupé et l'affaire fut remise au lendemain.

Ce jour arrivé, M. Levesque se rendit à point nommé chez M. Cramahé où de concert avec M. Dunn, personnage de marque dans la province, l'acte d'obligation fut dressé; ils passèrent delà dans l'appartement de M. Cramahé, pour le signer en sa présence, et le munir de toutes les formalités légales; mais quel fut leur étonnement, lorsque ce lieutenant-gouverneur leur signifia, qu'il n'était plus question de mon élargissement, parce que « la girouette avait tourné » et que sur ce changement de vent, il avait reçu un contre-ordre du gouverneur pour suspendre ma liberté! Il ne donna alors aucun éclaircissement sur ce mystérieux et étonnant changement, dont la pénétration ordinaire de M. Levesque saisit très-bien la cause par des conjectures; il en fut pleinement éclairci, le dimanche suivant, 10 décembre 1780, au château de St-Louis, par le gouverneur lui-même tenant son lever en grand Gala, et dans son plus brillant apparat. « M. du Calvet, » lui dit son excellence, en allant à lui au travers de la foule, « M. du Calvet a eu l'audace de m'adresser une lettre insolente; je lui apprendrai, si c'est de ce style qu'on écrit à un homme comme moi, et je lui ferai bien changer de note. »

M. Levesque lui répliqua, « j'ai lui la lettre et je n'aurais jamais imaginé qu'elle fut sur un ton à irriter et offenser votre excellence; après tout, il faudrait pardonner quelque irrégularité, à un homme qui voit son tombeau creusé graduellement tous les jours, sous ses pieds, par les horreurs d'une prison, et sa fortune tombant eu décadence et en ruines, et s'écroulant tout à fait chez lui par l'inattention et l'absence. » M. Panet, avocat français, depuis juge des plaidoyers communs, appuyant de son suffrage ce plaidoyer de l'humanité. Provoqué par des apologies mal-assorties à sa passion, l'impérieux général Haldimand exhala sa fureur par cette arrogante et insultante réplique, « je n'ai pas ici besoin de conseil et d'avis; à moi seul le droit de juger; et je procéderai comme il me plaira. » Je défie le despote le plus jaloux et le plus fier de s'arroger un langage plus audacieux et plus superbe: il appert5 donc ici, par ce récit attesté depuis par une lettre de M. Levesque6, et confirmé par le témoignage de M. Cramahé7, que j'ai été détenu prisonnier depuis le 6 décembre 1780, (jour assigné pour mon élargissement) jusqu'au second de mai 1783, non plus en vertu d'une correspondance supposée avec les ennemies de l'État, ni d'aucune pratique contre la prospérité de la province, mais à raison d'une lettre, que, dans les agonies d'une âme en proie aux plus cuisants chagrins, j'avais écrite d'un style que le gouverneur jugea peu respectueuse et trop libre.

Cette lettre, publiée avec tout le tissu de ses particularités dans mon mémoire (page 116,) ne pourrait être insérée ici sans excéder les bornes resserrés que prescrit la nature d'une épître; mais au jugement de tout Londres, elle n'est, dans son ensemble, que l'expression de la douleur, aigrie à la vérité par les sensations les plus cuisantes, mais conduite dans ses accents par la politesse et mollifiée par la modération. En voici le trait le plus véhément, qui seul a pu rallumer contre moi tout le feu et les volcans de la passion du général Haldimand: « D'après ces principes, je dirai par représentation à M. le général Haldimand et à M. Crahamé, que s'ils n'ont pas projeté et juré ma destruction, et celle de ma famille, ils auront égard à la représentation que je vais leur faire, et ils ne me feront pas plus longtemps souffrir dans ma prison, ... l'une des plus dures prisons où je suis malade. »

Si tous les rois de la Terre, assemblée dans le Concile œcuménique, avaient (sans voie juridique, et sans assignation de corps de délit) décerné contre ma personne l'horrible nuée de châtiments, que m'a infligés de sa seule autorité, et de son unique mouvement, le haut et puissant général Haldimand, je n'aurais pas cru violer le respect dû à leurs universelles majestés, que de déférer des plaintes si modestes, à leurs tribunaux réunis. Ces monarques, faits pour le trône, et préparés par la nature et l'éducation pour y siéger, au nom de la justice et de l'humanité, pour la direction et le bonheur de toutes les sociétés nationales, auraient trouvé, dans leur destination officielle et publique, des excuses, des apologies même, pour une si légitime complainte. Le général Haldimand n'est que représentant de roi, de représentation bien éloignée; et encore n'est-ce que par intrusion, de passage, et par l'entremise de l'aveugle faveur. Cet homme, parvenu de hasard et contre nature, n'a pu recevoir, en naissant, que l'âme vulgaire d'un particulier, qui n'était pas né pour la grandeur; il n'a point appris, sous les leçons précoces de l'instruction, l'art d'être roi même par image et en peinture. Dans les délires de l'amour-propre ébloui, il s'est figuré, que sa dignité de gouverneur élevait la personne d'Haldimand, au-dessus des individus de la nature humaine, qu'il était délégué pour gouverner. Dans ses rêveries, il a cru sa grandeur personnelle outragée par les représentations d'un individu, qui devait disparaître et se taire devant un homme comme lui; et sur ces extravagantes prétentions, il s'est vengé à l'égal, au-delà même des rois. Mais je vais plus loin.

Je suppose que cette malheureuse lettre (je ne la qualifie de ce nom, qu'à raison des malheurs qu'elle a accumulés sur ma tête) eut réellement passé les bornes de la déférence due à un gouverneur, et fut allée jusqu'à outrager effectivement sa personne: mais la personne d'un gouverneur n'est pas l'État; on peut abhorrer de tout son cœur la première, et aimer tendrement le second: une insulte faite à l'une, n'est donc pas un crime de haute-trahison contre l'autre; ce n'est qu'un délit particulier, qui ressortit des lois civiles. La majesté des rois ne les met pas souvent à l'abri des écrits audacieux et insolents; mais ils rougiraient de se faire eux-mêmes juges et parties dans leur cause: c'est à leur Cours de judicature qu'il s'en remettent de leur vengeance, et c'est à elles à qui je devais être livré pour prononcer sur le délit de ma lettre. De quoi s'est avisé le général Haldimand de travestir en crime de lèse-majesté, une offense qui ne pouvait être tout au plus que de lèse-individualité, et de punir un prétendu offenseur particulier en criminel réel d'État? Pourquoi m'enchaîner, durant le long cours de deux ans et demi, dans une prison au nom de l'État, qui n'avait rien à démêler dans l'insulte supposée? Qu'il prépare, qu'il forge dans les ateliers ténébreux de sa fougueuse et vindicative imagination, pour ces questions, une solution claire et nette que la judicature d'Angleterre doit réclamer pour sa justification! Je l'en défie.

Mais sur quelles lois s'est-il fondé pour s'ériger ainsi en vengeur absolu dans sa propre cause? Est-ce sur les lois de France? Mais nul gouverneur des colonies françaises, qui osa venger par une captivité de deux ans et demi un disrespect contre sa personne, sans l'interposition de la judicature de la colonie, à qui, dans vingt-quatre heures, il doit rendre compte de toutes les voies de fait dont il pourrait s'aviser: s'il venait à s'arroger une autorité, dont la constitution de l'État ne l'investit pas, le parlement de Paris, qui est le parlement d'adjudication pour les colonies, prendrait fait et cause en main en faveur de l'opprimé contre l'usurpateur; il le sommerait jusqu'au milieu de sa garde de comparaître à la cour, ou en personne ou en procureur, pour y rendre compte de sa tyrannique administration. Dans ces occasions d'éclat, la sage politique de la Cour de Versailles ne favorise jamais ces despotes délégués, que trop enclins à mésuser de leurs pouvoirs; et elle croirait imprimer une tache ineffaçable à la gloire de sa justice, que de ne pas donner les mains à une sommation faite au nom de la félicité d'un corps du peuple, attaquée dans le lointain et gémissante sous les coups actuels de la tyrannie8.

Par le bill de Québec, l'Angleterre est engagée, de constitution, à nous reproduire, dans la province, l'image tout-à-fait ressemblante de la jurisprudence de France. Où est donc ce tribunal, représentatif du parlement de Paris, sauvegarde d'office et surveillant général du bonheur des Canadiens, préposé pour tenir en réserve les dernières foudres judicielles en leur faveur, contre le pouvoir exécutif, qui s'aviserait de vouloir établir chez eux le règne des brigandages arbitraires du despotisme? Eh, quoi! le bill de Québec ne nous aurait-il donc transmis qu'une judicature française, tronquée, mutilée et dépouillée de la seule ressource qui peut la mettre dans toute sa vigueur, et assurer sa fidèle exertion dans une colonie? c'est-à-dire que ce misérable bill nous aurait dévoués (garrottés, pieds et poings liés) à la discrétion de tout gouverneur, à qui il plaîra de nous écraser! Le gouverneur Haldimand avait donc raison, quand en plein lever, pour donner du relief à sa personne et à sa dignité, il érigeait sa volonté en règle seule de sa conduite, et en loi unique de la province!

Samuel von Pufendorf, philosophe du droit, historien et homme d'État allemand

« Mais », dit Puffendorf, « quand une législation nationale, loin de protéger formellement, par sa teneur, les peuples, conspire dans son essence, par une tendance immédiate et directe, à les fouler et les tyranniser, dès-lors elle cesse d'être loi, qui par sa nature doit être subordonnée au bonheur public; alors l'anarchie succède de droit éminent et positif; les sujets rentrent dans l'ordre de la nature, où il n'est plus de souverain, de législature, de ministre, et de gouverneur: replacés dans cette égalité universelle, qui était née avec eux, ils deviennent alors, individuellement, leurs seuls juges et leurs propres vengeurs. » Avant de soustraire le général Haldimand à la juridiction des lois, et d'imiter si mal, par cette soustraction, l'équité de la Cour de Versailles, que le gouvernement, en vertu du bill de Québec, doit nous représenter fidèlement, comme le dernier complément de la jurisprudence française sur les colonies, que le ministère pèse la triste révolution qui doit en être le premier fruit.

Mais la tyrannie du général Haldimand, dans mon emprisonnement s'étendit dans sa latitude subséquente à des transgressions encore plus atroces que la violation des lois françaises: j'offris, en faveur de mon élargissement, non-seulement la caution de mes amis, mais la séquestration de tous mes biens, que je soumettais à l'administration du gouvernement pour gages de ma fidélité: rejeté dans cette offre, j'en appelai au lois de la province; je me réclamai de la juridiction de mon souverain, pour être transporté en Angleterre, et y porter ma tête sur un échafaud si j'avais été un traître: enfin par la plus authentique sommation, je requis mon jugement dans la judicature de la nation. Mais le despote suprême, M. Haldimand, foula aux pieds toutes ces réclamations juridiques, et ces appels nationaux, contre la teneur de la capitulation de Montréal de septembre 1760, contre la bonne foi jurée au Traité de Fontainebleau le 10 de février 1763, contre la proclamation de notre souverain en octobre 1763. Tous ces actes nationaux nous annonçaient, sous l'appareil le plus solennel, la jouissance des prérogatives des citoyens naturels: et où est en Angleterre le gouverneur, qui osât priver un seul moment de sa liberté, un sujet dont il se constituerait de sa propre autorité le juge, sans l'intervention des tribunaux civils?

Mais la prévarication éclate sous un jour bien plus odieux, plus insolent, contre les instructions transmises en 1778 avec la commission au gouverneur Haldimand, par le ministre et secrétaire d'État d'alors, milord George Germaine: ces documents royaux lui enjoignaient de proclamer dans la colonie, l'acte de l'habeas corpus, qui, le 6 du mois d'avril dernier, n'y était pas encore remis en vigueur, du moins, à en juger par les lettres particulières qui nous y annoncent la continuation du despotisme. Ces règles d'administration publique, émanées immédiatement du trône, interdisaient à ce gouverneur, même dans ces temps de trouble, le pouvoir d'emprisonner un sujet sans l'avis et l'approbation du Conseil législatif; dans l'espace de trois mois, une proclamation et un jugement devaient justifier, aux yeux de la province, la détention provisionnellement ordonnée du coupable. Où est la bonne foi que méritent les traités? Qu'est devenu ce respect dû au souverain, surtout quand il veille au salut de ses peuples? L'Angleterre est donc ici insultée dans ses plus respectables têtes, et déshonorée dans ses plus beaux titres, sa vertu. C'est à elle à venger en chef cet outrage; pour moi, je ne suis que le second dans l'offense.

Après des attentats si hardis contre les autorités les plus sacrés, on doit s'attendre à tout de la part d'un général Haldimand; cette étude à entasser sur ma tête, de choix si ingénieux, tant de douleurs dans ma captivité, ne surprend plus: il était naturel à une tyrannie échappée et sans bride, de conspirer à ma destruction: si elle sembla s'arrêter dans sa course, suspendre les derniers coups d'éclat et révoquer son arrêt, les plus diaboliques vues furent l'âme de cette espèce de révocation. Le chemin de la fuite fut toujours ouvert à mon choix; c'était à coups redoublés d'oppressions que mes ennemis visaient à me forcer de m'y résoudre, à l'exemple de tant d'autres compagnons infortunés de mes disgrâces. Mon évasion aurait ratifié et confirmé les premiers soupçons de ma perfidie prétendue envers mon souverain; j'aurais emporté avec moi toute l'infamie réelle de ma supposée haute trahison; je n'aurais donc plus été, au tribunal public, qu'un fugitif flétri et déshonoré; la confiscation de mes biens aurait été le prix de cette flétrissure: enrichis de mes dépouilles, mes ennemis, qui étaient mes juges, auraient joui du doux spectacle de me voir errer d'asile en asile, sous les livrées de l'indigence en rebut à toute la terre, en horreur à tous les honnêtes gens, et surtout dans l'impuissance de leur jamais demander, avec succès, compte de mes malheurs; leur triomphe aurait été complet: mais une mince pénétration, et surtout les intérêts de mon honneur, me firent lire d'avance dans les cœurs, où se tramaient de si abominables complots; je me soumis donc à ma triste destinée, qui se serait accrue d'horreurs, que d'essayer à la finir par les voies que m'aplanissaient la malice et l'artifice. Par cette ferme résolution, malgré la soustraction de plus de 20 000 liv. st. à ma fortune, mes domaines et mes autres immeubles ont échappé à leurs entières usurpations; peut-être seront-ils des fonds suffisants pour faire pleurer, un jour, ces barbares qui se sont fait un jeu si cruel de rire de mes désastres.

Cependant, au plus fort de mes malheurs, l'amitié vint, par ses épanchements affectifs, adoucir la sévérité de mon sort; M. Levesque soutint constamment le caractère généreux de mon bienfaiteur et de mon patron à Québec et jusques sous les yeux du despotisme, qui, quoiqu'ennemi de ses vertus, n'osa jamais lui faire un crime et le punir de me servir. M. Dumas St-Martin, en liberté de donner enfin l'essor à ses sentiments, devint, par succession de temps, le père de mon fils, qui encore, sous les livrées de l'enfance, délaissé sous la tutelle de domestiques indolents et stupides, étalait sur sa personne le spectacle hideux de la nudité et de l'indigence et portait sur sa face émaciée, l'image peinte de la fin précoce qui le menaçait. M. du Chesnay (nom respectable, que je ne prononce ici qu'avec admiration) me délia sa bourse pour arrêter la vente de mes biens, que la perte de mes procès allait rendre inévitable: il accompagna ce service de ces manières obligeantes, de cette délicatesse prévenante, qui en amplifièrent le mérite au centuple; il m'obligea avec toute la noblesse d'un gentilhomme qu'il est, et qu'il mérite bien d'être, en venant me mettre la somme dans les mains, jusques dans ma prison même; il me reste d'un si noble procédé une dette de reconnaissance, que la durée de mon existence ne suffira jamais pour payer dans son entier.

Des amis rassemblés ranimèrent par des écrits9 touchants et par leurs pathétiques exhortations, mon courage, qui, abattu sous le poids de la calamité, était presque expirant et sur le point de se rendre. Une société des plus respectables citoyens m'offrit, après mon élargissement, une souscription de 2000 guinées, pour m'aider à me relever de mes disgrâces, par le ministère des lois; mais je ne serai jamais à charge à mes amis, que quand l'indispensable nécessité m'en aura dicté l'irrévocable loi: il me reste encore une petite fortune; j'hypothéquerai, j'aliénerai, je sacrifierai tout, pour arracher, au nom de mon honneur, de la justice nationale et judicielle d'Angleterre, une réparation que les titres les plus sacrés réclament pour moi.

Frederick North, comte de Guilford

Si j'échouais dans la poursuite d'un si noble dessein, eh bien! Messieurs, je ne balancerais pas alors de vous léguer solennellement mon fils; il était né pour une assez brillante fortune; mais malgré les défaites de son malheureux père, je suis sûr que dans votre humanité, votre générosité, et la noblesse de vos sentiments, il trouverait parmi vous plus d'un vrai père. Pour moi, je ne suis pas d'un caractère à mettre un si grand prix à une vie, qu'un flétrissure, quoique toute de présomption et d'injustice, empoisonnerait de ses amertumes: à mon âge, d'ailleurs, on doit avoir appris, au moins, à fini avec fermeté et avec courage.

La connivence de Londres semble me présager le besoin futur de ces derniers sentiments: ici le despotisme ne marche pas, comme à Québec, tête levée; mais il domine furieusement dans les ténèbres, et il se démène terriblement, pour se mettre un jour à l'aise et en liberté. À mon arrivée dans cette capitale, c'était le Lord North, qui, comme secrétaire d'État, présidait à l'administration de l'Amérique: sa seigneurie a la réputation d'être née à l'ombre des pavots de Morphée. La renommée, avec ses cents voix, n'en a souvent pas une pour la vérité; mais ici elle en est l'écho: malgré les efforts bruyants de mes visites, de mes écrits, et des sollicitations vives de mes protecteurs et de mes amis, je ne pus réussir à éveiller un seul moment sa seigneurie. Ce seigneur est aujourd'hui en disgrâce, et sans avoir à répondre qu'à lui-même de sa léthargie naturelle ou acquise: eh bien! il peut aujourd'hui reposer à l'aise, si cependant la voix de la justice, qu'il a si mal servie dans ma personne, ne vient pas troubler son repos.

Récit des malheurs de la province

Le ministère présent jouit, au tribunal du gros de la nation, de la gloire de la popularité; il m'a donné au moins quelques signes de vigilance et de vie, car il a parlé. Vous avez lu ses déclarations, ou plutôt ses variations. Je vous laisse à pressentir ce que semble préparer, et à vous et à moi, ce langage de la dissonance et de volatilité. Il n'est pas cependant hors de la sphère de la possibilité, d'éclairer sa politique, d'alarmer son patriotisme, et d'exciter l'une par l'autre, pour faire taire et calmer des soupirs, qui, quoique partant de loin, peuvent devenir bien funestes à tout l'État. Puisse l'astre heureux de l'Angleterre et du Canada, réunis, amener cet évènement, et supprimer, dans ses causes fatales, une nouvelle révolution, qui se couve et s'avance à pas bien rapides et précipités; car je viens maintenant à vous; et c'est ici pour moi la partie la plus intéressante de cette lettre: mes intérêts, il est vrai, me sont chers; c'est la nature elle-même, qui est la mère de cette tendresse; mais le patriotisme, cette vertu, ou plutôt cet assemblage de vertus plus fortes quelquefois que la nature, dans les grandes âmes, a marqué dans mon cœur une place de distinction pour les vôtres. Tels sont les sentiments qui ont guidé jusqu'ici mes démarches, et réuni mes efforts. Si jamais je pouvais réclamer quelque part dans la gloire de finir les calamités qui écrasent notre pauvre colonie, votre bonheur seul me consolerait de toutes mes disgrâces. C'est animé de ce motif, que, la plainte à la bouche, je fais mon entrée dans l'investigation de la situation présente de la province de Québec.

Qu'il est triste d'être vaincu, s'il n'en coûtait que le sang qui arrose les champs de bataille! À la vérité, la plaie serait bien profonde, bien douloureuse; elle saignerait pour bien des années; après tout, la révolution des temps la fermerait, la consoliderait à la fin: mais être condamné à sentir la continuité de la main d'un vainqueur, qui s'appesantit sur nous; mais être esclaves à perpétuité, sous l'empire d'un souverain qui est le père constitutionnel du peuple le plus libre qui soit dans l'univers; oh, pour le coup c'en est trop! serait-ce que notre lâcheté à disputer la victoire, en nous dégradant dans l'esprit de nos conquérants, aurait mérité la survivance de leur colère et de leur mépris? Mais ce furent nos généraux, en discordance avec eux-mêmes, qui se firent battre; mais nous, nous prîmes leur revanche, et nous lavâmes, l'année d'après, la honte de leur discordes, sur le même champ de bataille que nous marquâmes, à leur tour, par la défaite de ces ennemis qui les avaient défaits. Québec, il est vrai, ne retomba pas sous notre puissance par ce succès incomplet de nos armes; mais c'est qu'il faut du canon pour abattre les murailles d'une ville de guerre; et la prise antécédente de nos arsenaux, nous les avait arrachés d'avance des mains; et nous ne nous rendîmes dans la suite, qu'environnés de trois armées, et quand il ne nous restait plus assez de poudre pour fournir à une action d'une demi-heure: une telle reddition est la dernière période de la gloire, pour un peuple conquis. Le général, notre conquérant,10 vit encore au milieu de Londres; il peut rendre témoignage à ces circonstances glorieuses, que je cite ici autant pour son honneur que pour le nôtre; car la bravoure d'un ennemi fait la gloire de son vainqueur. Mais n'est-ce pas ternir tout le lustre d'une victoire, que de flétrir par l'esclavage les braves qui l'ont perdue? Qu'il apprenne donc à ses maîtres les titres que nous avons pour être respectés; il se le doit à lui-même, autant qu'à nous; car la province qu'il a soumise à l'empire britannique, n'a été, depuis l'époque de sa soumission jusqu'à ce jour, qu'une province d'infortunés et d'esclaves.

À l'époque de la cession, irrévocablement signée à Fontainebleau, la colonie, en vertu d'une proclamation, fut associée, de théorie royale, au corps des colonies sujettes de l'Angleterre; mais le pouvoir exécutif à Québec n'associa pas de pratique ses enfants à la jouissance des prérogatives des citoyens. La porte aux dignités publiques de leur patrie, leur fut pour la plupart constitutionnellement fermée; la nation, conquérante, par les mains de ses individus nationaux, envahit de volée et d'emblée presque toutes les places du pays conquis; c'est-à-dire, que par cette usurpation les Canadiens furent déclarés étrangers, intrus, esclaves civils, dans leur propre pays; c'est-à-dire, qu'on les assujettit à leur mise des impôts et des taxes de l'État, mais sans le titre primitif et fondamental, en vertu de qui seul, un État peut être autorisé, par le droit social, à imposer de pareilles obligations. Le code original des sociétés et des droits des nations à la main, nous analyserons bientôt la nature de cette excommunication civile, qui, de fait, n'est qu'une tyrannie positive, sur laquelle l'Angleterre, en corps, à commencer par le sénat et ses ministères, s'est étrangement aveuglée de théorie, et égarée de pratique.

Vers la fin de 1762, les sauvages de Missillimakinac, lassés de deux années de voisinage avec les Anglais, s'affranchirent à la sauvage de l'incommodité; c'est-à-dire, qu'ils coupèrent, sans façon, la gorge à toute la garnison, dont le commandant ne sauva sa chevelure et sa vie, que par l'humaine interposition d'un gentilhomme canadien11, qui lui avait fait plus d'une fois pressentir l'exécution; car c'est-là le sort que la judicature indienne adjuge, de volée, dans ses tribunaux, aux usures, aux fraudes, aux déprédations, aux brigandages. Une politique instruite et juste dictait, de commencer par extirper les causes, par la suppression d'un tyrannique monopole, avant de courir à la vengeance des effets, par le châtiment: mais en appelant sur le champ à son épée, le général Gage crut devoir au sang versé de ses compatriotes, de faire marcher un gros corps de troupes, à travers trois cents lieues, fermées de rochers, de forêts, de marres, de rapides, de cataractes, de précipices, de coupe-gorges, en un mot, où une poignée de sauvages en embuscade pouvait égorger à plaisir une armée toute entière.

James Murray, officier britannique, gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique

Chaque colonie fut taxée à sa mise proportionnelle de soldats. Les Canadiens avaient été, pour le grand nombre, élevés parmi ces peuples, compagnons de leur jeunesse, leurs amis de tous les temps, et même leurs parents, par le mélange de sang: il était de la dernière atrocité, de les mettre aux prises avec de si chers ennemis; pour s'inscrire avec légitimité contre leur enrôlement, ils pouvaient tous d'ailleurs se réclamer des dix huit mois, qui, à l'époque de cette expédition, venaient de leur être assignés à Fontainebleau, pour décider et arranger leur transmigration en France. Mais le général en chef prononça différemment. Montréal et les Trois-Rivières (encore alors sous des gouvernements particuliers) rejetèrent hautement de souscrire à cette décision. À Québec, le général Murray, l'ami, le protecteur et le père du peuple, n'eut que la peine de lui notifier ses inclinations; les Canadiens, de leur propre mouvement, volèrent par bandes sous les drapeaux de Sa Majesté, et formèrent une brigade de 600 hommes, la plus leste, la plus brave, en un mot la fleur et l'élite de toute l'armée provinciale.

Les généraux commencèrent par dégrader ces généreux volontaires en serviteurs, et en laquais, de tout le corps militaire, dont, en bêtes de somme, ils étaient chargés de voiturer sur les épaules les bagages dans les portages, de préparer les diverses cuisines, et d'effectuer à force de bras le transport en canots, sur la route. Un déluge de pluies, dégorgeant des nuages qui règnent dans ces climats assez fréquemment, nécessita l'armée à camper dans une île, sous des tentes. L'inondation présageait une submersion générale: l'épée sur la gorge, on forçait ces malheureux Canadiens d'ériger des digues, et creuser des tranchées, au péril imminent de leur destruction; tans que que les soldats anglais, assis tranquillement sous leurs asiles militaires, en spectateurs oisifs et insensibles, contemplaient avec un sourire insultant le spectacle de ces pauvres nouveaux sujets, dont on sacrifiait la sûreté à celle de l'armée anglaise, dont la conservation était sans doute d'une nature bien éminemment supérieure. Enfin le contre-ordre de l'expédition, de la part du général en chef (qui heureusement se ravisait) atteignit l'armée à-peu-près à la mi-chemin: les Canadiens furent congédiés; mais avec des vêtements tout déchirés par le mauvais temps, sans poudre, sans munitions de bouche, sans canots même, pour regagner leur patrie éloignée, que la plupart ne revirent qu'après avoir longtemps erré dans le labyrinthe des forêts, et encore par les soins bienfaisants de ces mêmes barbares (c'est le nom dont l'Europe qualifie les sauvages, nom qu'elle mériterait peut-être à plus juste titre qu'eux) que ces malheureux Canadiens étaient allés combattre, par l'ordre inhumain de leurs nouveaux maîtres. Justice, humanité, reconnaissance de conquérants! voies de nouvelle invention pour se concilier les cœurs de nouveaux sujets! Le journal du capitaine Robert, qui était de cette expédition, et réside actuellement à Londres, fourmille de traits encore bien plus noirs; mais je jette un voile sur toutes ces horreurs que l'Angleterre, au moins pour sa gloire, aurait bien dû venger, indépendamment des égards que méritaient les représentations du général Murray; mais la protection décidée dont ce digne militaire honorait ouvertement les Canadiens, lui valut la perte de son gouvernement. Silence sur tout le reste.

En 1764, en vertu de la stipulation de la législature, l'établissement civil assujettit le Canada à la juridiction des lois anglaises, que ses enfants ignoraient en substance, et qui leur furent administrées dans un langage qu'ils entendaient encore moins; aussi la province de Québec se vit-elle tout à coup en proie à une inondation de gens de loi, de la dernière classe, détachés et lâchés, ce semble, pour envahir arbitrairement les fortunes, et y dévorer à plaisir la substance des habitants. Ces sangsues publiques érigeaient périodiquement, avant l'ouverture des séances, les porches de la cour, en marché public, où les raisons pour et contre, à produire ou à taire à la barre de la judicature, étaient mises à l'enchère, et le prix convenu payé de la main, sans que les pauvres payeurs pussent s'assurer, par eux-mêmes, de l'exécution d'un contrat qui leur coûtait si cher. Le juge en chef, que le gouvernement d'Angleterre était allé déterrer et choisir dans les prisons de Londres, (sans doute, pour donner aux nouveaux sujets une idée de sa justice et de sa vertu, par l'échantillon) et intrus magistrat, dis-je, se mit de la partie et sur les rangs, pour partager ces dépouilles. Ses malversations furent poussées à de si criants excès, que le général Murray, par honneur pour sa nation, fut forcé de le casser de la charge par une sentence juridique, et de l'interdire pour jamais de toute fonction de plaidoirie, dans toute l'étendue de la colonie. Peut-être que la droiture et la bienveillance de mes lecteurs feront grâce au trait suivant d'érudition, qui semble si bien assorti et nuancé à la condamnation originelle des horreurs que je déplore ici.

Cicéron, grand homme d'État de la République romaine

L'orateur romain (titre le moins précieux de sa gloire, et qui serait bien plus pertinemment qualifié, le grand homme d'État de la République romaine) l'illustre Tullius Cicéron, dans une12 de ses épîtres (qui vaut dix de ses plus belles harangues) s'étudiait à former, pour une glorieuse administration, son frère Quintus, prêteur d'une des îles d'Asie. « Vous êtes parti », dit-il, « avec un assez bon fond de connaissance de la langue grecque; à la faveur de l'application la plus réfléchie, faites-vous un devoir d'en devenir un si habile maître, qu'on ne vous distingue plus, dans vos discours, des naturels du pays; c'est l'honneur de la patrie qui vous en dicte la loi; Rome est liée par sa gloire de faire aimer et chérir tendrement son gouvernement; le titre d'étranger (attesté à chaque articulation, quand, assis sur vos tribunaux, vous administrez la justice, et exercez le plus noble emploi de l'humanité, celui de juger les hommes) ne serait pas une qualité bien préparatoire à vous concilier les cœurs des sujets, en faveur des oracles que prononcerait votre bouche; croyez-moi, cher ami, il est douloureux à tout un peuple de s'entendre à chaque instant rappeler le souvenir amer d'avoir été vaincu. » Quelle finesse de tact, quelle délicatesse de sentiment dans cet illustre précepteur! Tous les écrivains de nos jours semblent s'être concertés en concile œcuménique de littérature, pour placer l'Angleterre en parallèle éternel vis-à-vis la République romaine; et la préséance est toujours adjugée à la première: je signe de grand cœur au jugement; mais pourquoi faut-il que Canada n'ait jamais eu à se louer des tendres exertions de la générosité, la noblesse, la bienfaisance, l'humanité, la douceur, l'impartialité de l'administration, qui dans ses conquêtes illustraient la République de Rome, sous les beaux jours de sa gloire et de sa vertu?

Avant l'ère de la conquête, le Canada dans son étendue excédait la grandeur de l'Europe; il se trouva tout à coup raccourci dans une sphère bien circonscrite, par une ligne de démarcation tirée en 1763 dans le cabinet de St-James, qui le dépouillait par ce rétrécissement de toutes les branches de commerce, de toutes les sources de richesses qu'elle répartissait libéralement à ses dépends sur toutes les colonies anglaises adjacentes. L'Angleterre a été dans la suite bien punie13 de sa partialité libérale. Les Canadiens ne s'aveuglèrent, ne se méprirent pas sur les vues anticipées d'un dénombrement si captieux dans sa politique; ils pénétrèrent très-bien que le gouvernement anglais ne visait d'avance, qu'à faire de tous ses colons un vil troupeau de laboureurs et d'indigents, qu'on pourrait gourmander en toute sûreté avec un sceptre de fer, et conduire à bride en esclaves: mais ils n'étaient environnés alors que de voisins, qui s'agrandissant de leurs dépouilles, étaient autorisés et invités par l'intérêt à les seconder; où trouver donc des amis, pour donner du poids à leurs humbles remontrances? Ces circonstances locales sont aujourd'hui furieusement altérées! Quoi qu'il en soit, les Canadiens soupirèrent-ils du moins bien amèrement dès-lors d'avoir été vaincus, et de ne s'être pas ensevelis tous vivants sous les ruines de leur patrie.

Enfin, dans l'année 1774, la scène de la politique administratrice du Canada changea de décoration totale; le bill de Québec vint prononcer, par l'organe de la législature, non pas la sentence fulminante, (le Parlement d'Angleterre est incapable, du moins intentionnellement, d'asservir) mais l'installation réelle, quoique non méditée, de l'asservissement de la province. Il est étonnant que la nature de cette législation, j'entends sa propriété ou son impropriété, ait été jusqu'à ce jour un ministère impénétrable à toute l'Angleterre; c'est-à-dire à ses plus respectables têtes, à ses plus grands politiques, et à ses plus savants hommes d'État. Les uns canonisent le bill de Québec, et l'exaltent jusqu'aux nues, comme le plus beau chef-d'œuvre de la politique qui soit jamais émané de la sagesse du Sénat britannique; tandis que les autres le foudroient, d'anathème, comme un monstre enfanté dans les ateliers du despotisme, pour la vexation complète de ses sujets: le singulier est, que ces juges en contraste entre eux, pour autoriser leurs jugements respectivement contradictoires, se réclament des jugements même des Canadiens, à qui ils approprient, de prétention, leur approbation ou leur condamnation respectives; l'illusion ne peut être dissipée que par une voix canadienne, qui, organe de toutes les autres, s'explique clairement sur les sensations agréables ou douloureuses qu'a élevées dans les esprits, la législation actuellement sur le tapis; cette voix canadienne, parlant d'après les cœurs qui l'animent, et qui ne peuvent s'égarer dans ce qu'ils sentent, ne peut être suspectée dans ses rapports.

Le bill de Québec réinstalle dans la province les lois françaises; il faut d'abord préfacer, que les législateurs ne se sont énoncés ici qu'en oracles obscurs, dont l'obscurité suffirait en théorie jurisconsulte pour priver de fait leur législation du sceau de la validité, et de la sanction de l'autorité nationale; car nous apprennent les docteurs de la loi, l'obscurité d'une loi décide de sa nullité (lex obscura, lex nulla); et en effet ce terme de lois françaises est ambigu et équivoque, qui n'offre à l'esprit que des idées vagues, indéterminées et indéfinies; il peut signifier ou les lois fondamentales, c'est-à-dire la constitution du gouvernement de France, ou seulement les lois civiles, c'est-à-dire la jurisprudence française; et c'est cette double signification, qui, mal saisie, a été la source primitive des calamités qui ont inondé et inondent encore tous les jours la province de Québec.

Dans cette institution nouvelle pour un domaine britannique, le Parlement n'a pu être animé d'aucune autre intention, que de nous replacer sous l'empire de la jurisprudence primitive, qui nous avait gouvernés sous la domination de nos premiers souverains, parce qu'il sait très bien, que son autorité législative ne s'étend pas au delà de cette restauration: cette jurisprudence, sans doute plus assortie aux notions précoces, dont nous avons été imbus par l'éducation, plus analogue aux titres primitifs de nos propriétés, et conséquemment mieux ajustée à leur conservation légale, enfin intimant de plus, une loi, au moins de convenance, de n'être administrée, que dans le langage naturel que nous tenons de l'enfance; envisagé sous ces traits, dis-je, le bill de Québec est en effet le plus beau chef-d'œuvre de politique, dont la sage condescendance de la législature ait pu gratifier nos besoins et nos goûts; ce bill nous a ouvert l'entrée des dignités publiques avec une réserve, il est vrai, bien partiale14 et de nationalité: n'importe; cette concession a été les prémices de notre naturalisation civile: à ce titre, le bill mérite le tribut de nos hommages et de notre reconnaissance, et nos cœurs ont bien su le lui payer: ce bill nous aurait élevés jusqu'au pinacle de la félicité nationale, si le pouvoir exécutif, ou de l'Angleterre ou de Québec, nous avait retracé dans la province une image parfaite, et nuancée de tous ses traits naturels de la jurisprudence française, mais sous l'administration éminente, sous les auspices et à l'ombre, toujours préservées, de la constitution d'Angleterre, que le parlement, par les limites constitutionnelles, prescrites à ses pouvoirs, ne pouvait pas nous enlever, et beaucoup moins y substituer une constitution étrangère, surtout mal entendue et mal conçue.

En effet, le Parlement d'Angleterre n'est pas le propriétaire, l'arbitre, le souverain de la constitution; il n'en est que le défenseur et le gardien: cette constitution est l'apanage inaliénable du peuple; mais le Canada constitue aujourd'hui une assez grande portion de l'empire britannique pour que ses enfants puissent réclamer, à titre, une part commune dans cet héritage national: et d'ailleurs, si 120 000 âmes sujettes de l'Angleterre, pouvaient, dans l'éloignement, être législativement privées de la constitution, quelques millions de plus devraient bien trembler pour elles dans cette île. De plus, notre naturalisation, notre incorporation nationale à l'Angleterre, a été proclamée solennellement par le rescrit royale de 1763: cette affiliation n'était, ni dans le souverain, ni dans le parlement, une concession de faveur, de pure condescendance, et de seule libéralité; non, c'est un état national et civil, qui, par les lois des nations et le droit des gens, est dévolu aux peuples conquis; tout doit céder à ces titres, fondés sur la nature des sociétés, dont je développerai bientôt les principes, sous leur plus brillant appareil. Il serait donc hors de la puissance parlementaire de nous arracher justement, de violence législative, à la constitution d'un empire, dont notre patrie fait une considérable annexe; ce ne furent jamais là ses vues dans le bill de Québec; beaucoup moins visait-il à nous asservir à une constitution si monstrueusement despotique, qu'elle n'existe dans aucun pays civilisé, et beaucoup moins dans celui d'où on a prétendu la tirer.

En effet la constitution de France, dont on a cru s'appuyer, n'est point une constitution toute dictée par le despotisme, et toute calculée pour lui, comme la censure nous la dépeint tous les jours, par les mains malhabiles de l'ignorance ou de la passion; elle est assortie d'un code de lois très-sages, très-humaines et toutes propres à faire fleurir et aimer un gouvernement. Une nation gouvernée par un système de lois dont le souverain jure à son sacre l'observation, n'est pas esclave; et un souverain qui s'avoue solennellement, le redevable de ces lois, n'est pas un despote: mais ce ne sont pas là les idées en Angleterre, où on se figure la France, comme royaume, où la volonté du monarque est l'unique loi de l'État; aussi au nom des lois françaises, réinstallées dans la colonie, en vertu du bill de Québec, s'est-on cru autorisé d'y ériger un despotisme, armé de tous les pouvoirs, qui en théorie étaient propres à le rendre formidable et tyrannique, et à l'inviter à l'être. En effet la puissance d'un gouverneur de Québec dévore, engloutit toute autre puissance dans le pays; il est universellement maître souverain de tout; à titre de généralissime des forces de Sa Majesté, il dispose en arbitre du militaire: par la dépendance sous qui rampent tous les membres du corps législatif, qu'il crée ou dépose à son choix, ils ne peuvent être que l'écho de ses ordres, s'ils ne veulent être sur le champ dégradés et cassés; le voilà constitué le seul législateur de la province.

Par le rétablissement des corps de milice, dont il nomme tous les officiers, il tient à la gêne et sous le joug les paroisses, qu'il accable de charges et de corvées au gré des ses caprices: enfin, en qualité de grand chancelier, président né de toutes les cours de judicatures, dont il place et déplace à son gré les juges, confirme ou casse par voie de fait les arrêts, c'est lui et lui seul qui en personne, ou par ses substituts, rend les oracles de la justice, selon qu'il plaît à ses passions de les dicter: pour comble de suprématie universellement despotique, sa personne est élevée au-dessus des lois; elle cite tout à son tribunal, tandis qu'elle n'est comptable ni de ses jugements, ni de ses déportements à personne. Un appel à la justice d'Angleterre, n'est qu'une belle théorie pour masquer d'avance les plus vilaines pratiques de l'avenir; c'est une politique de montre, pour faire plus à coup sûr, dupe tout un peuple innocent et crédule. Cet appel n'est que nominal et abusif; en effet la modicité de l'opulence en Canada, arrache radicalement des mains cette ressource d'ailleurs frivole; et s'il y restait encore quelque fortune, viendrait-elle s'épuiser graduellement, se consumer à petit feu et sans fruit à Londres, où le despotisme éloigné ne compte autour du trône, que des fauteurs, des palliateurs du moins, qui veillent à son impunité, par la connivence, qui l'invitent à s'émanciper et s'agrandir dans ses efforts par leur protection, et à se reproduire dans sa tyrannie par le triomphe que tout s'empresse de lui préparer. Mon exemple est ici de démonstration, et va désormais faire loi dans la province. Au moins osé-je défier ici l'œil le plus inquisitif, de déterrer dans les colonies française, un tel monstre de puissance, détaché pour les opprimer. Quel contraste! La France, cette prétendue patrie du despotisme, ne délègue vers ses colons qu'une autorité raisonnable pour les gouverner au moins en hommes; et l'Angleterre, cet empire de la liberté, ne déchaîne contre ses sujets éloignés, qu'une tyrannie gigantesque, armée de pied en cap, pour frapper à coups redoublés; et les assommer en brutes sans sentiments et sans âmes. Eh, de quoi s'avisent ces despotes français de rendre leurs colons heureux; vive la liberté qui n'en fait que des esclaves! Ici c'est le général Haldimand, au moins, qui parle.

Ici la satisfaction publique s'attend à la manifestation de faits éclatants, capables de justifier, de pratique, la véhémence de mes inculpations de théorie. Cette attente est de sagesse d'esprit, et d'équité de cœur: c'est à la satisfaire que j'ai consacré d'avance le long cours de ma captivité: je n'en ai pas consumé les moments à des spéculations vagues, d'une philosophie infructueuse et d'idée, ni à des rêves non digérés d'une vengeance mal combinée; non, mes yeux tous ouverts, je veillai à l'administration du général Haldimand; et mon journal a recueilli et compilé des matériaux suffisants pour former deux volumes in quarto de 600 pages chaque. Par quadruplicata, j'avais soin de dépêcher aux secrétaires d'État, par lambeaux, les évènements aux moments de leur avènement; car je savais que l'histoire des tyrans n'est jamais courte, si non par la durée de leur règne, (casualité selon le génie des peuples) du moins par la reproduction toujours renaissante de leurs tyrannies: et pour le triomphe de l'information, je ne devais ni embrouiller les matières par leur multitude, ni surcharger en bloc de lectures des hommes d'État, qui n'ont que peu de moments pour chaque objet. En attendant la publication de cette curieuse compilation, voici quelques traits frappants, qui, quoique offerts en miniature, peignent le général Haldimand dans toute la longueur de sa stature administratice.

L'histoire isolée de mon emprisonnement affecte, sans doute, remue, attendrit les bons cœurs, mais les gouvernements ne se piquent pas de tendresse; et dans nos jours inhumains, la première qualité d'un ministre, constitue dans une insensibilité radicale; et, à les juger tous dans la généralité par les faits, on les prendrait pour des êtres dépouillés (en vertu de la nature de leurs offices) de toute entraille, et qui font gloire de cesser d'être hommes; mais l'histoire de la captivité de tout un peuple, ou mis par bandes réellement à la chaîne, ou sujet de caprices, à être enchaîné en corps, alarme, doit du moins alarmer l'administration d'un pays, parce qu'une calamité, une oppression générale, est le symptôme naturel et ordinaire d'une révolution qui s'approche. Voilà l'horrible situation sous laquelle a gémi, et gémit encore la province de Québec: je pouvais y compter par centaines15, les compagnons de mes fers, tirés des classes les plus respectables des citoyens. Les inquisitions d'Espagne et de Portugal, au plus fort de l'exertion de leur fanatisme monacal, ne peuplèrent jamais leurs cachots infernaux avec plus de rapidité, que l'inquisition d'État établie à Québec, dans les derniers troubles, n'y emplissait les prisons militaires, de captifs. Le nom de Bostoniens, articulé même sur le ton de l'indifférence; que dis-je? le seul soupçon de ne pas abhorrer ce nom, constituait un crime d'État, qui décidait de la perte de la liberté des citoyens. On les enlevait par douzaine et plus à la fois, du sein de leurs familles, sans respecter les larmes d'un père, d'une mère, d'une épouse, des enfants, dévoués aux horreurs de l'indigence, par la privation de leurs soutiens et de leurs chefs: le Canceaux regorgea bientôt de la multitude de ces victimes; cette foule condamnée à une mauvaise nourriture, et à la malpropreté, produisit bientôt l'infection; l'infection engendra la contagion, qui aurait bientôt gagné Québec, sans la sage précaution de faire descendre le vaisseau jusqu'à l'Île d'Orléans.

Au milieu de ces horreurs, pour en amplifier ce semble les ravages, l'économie inhumaine du général Haldimand vint raccourcir les rations aux prisonniers. Le maître du navire, se souvenant qu'il était homme, crut devoir détacher tous les jours un captif, pour aller dans l'Île, mendier, au nom des infortunes de ses collègues, quelques secours pour le soulagement commun; bientôt ces malheureux n'étalèrent plus, sur leurs faces et leurs personnes, que le spectacle de la nudité, de la langueur, de la famine, et de leur dissolution prochaine. En vain, dans leur désespoir, cette troupe d'infortunés prisonniers, frappa-t-elle par une supplique commune, à la porte du gouverneur, et réclama-t-elle la justice du gouvernement: non; une trentaine expira dans les agonies, mille fois reproduites du plus affreux dénuement.

Un gros corps de prisonniers, d'une classe respectable de citoyens, avait épuisé toutes les ressources de leur fortune, à adoucir la dureté de leurs fers. Ils n'étalaient plus que des corps décharnés, dont la nudité forcée faisait horreur à la nature: quelques âmes, inspirées par l'humanité, se mirent à la tête d'une quête publique pour soulager de si touchants besoins; mais le général Haldimand n'était pas homme à ne faire que des malheureux à demi; peu content d'avoir rogné, d'avance, la ration affectée par l'État à ces prisonniers, il réprouva, sous les prohibitions les plus rigoureuses, cet acte de miséricorde citoyenne, et condamna ces misérables victimes à périr sans ressource, sous les coups toujours grossissants de la plus horrible indigence. Le malheureux André, resserré incognito pendant tout le cours d'une année et demi, fut réduit à trois quarterons de pain et quelques gouttes d'eau pour toute nourriture, sous un climat dévorant: tout usage de feu lui fut interdit durant la longueur et la sévérité de l'hiver, qui gelait les animaux mêmes dans les forêts. Sa femme déterra enfin le théâtre malheureux de sa captivité: elle accourut au secours de son époux avec quelques adoucissements, que ses larmes avaient mendiés dans sa douleur; mais elle fut rebutée, en lui reprochant comme un crime d'État de n'être pas née avec des entrailles aussi dures que le gouverneur Haldimand; et combien d'autres victimes emprisonnées ainsi dans les ténèbres, pour les soustraire à la connaissance et à la tendre bienveillance de leurs amis!

À propos, l'Europe n'a pas oublié la mémoire de l'homme au casque de fer, ce fameux prisonnier, relégué sur la fin du règne de Louis XIV, à la Bastille, avec sa face ainsi affublée de ferrailles: il n'ouvrit jamais la bouche pour parler, quoiqu'il affecta d'exhiber bien souvent une langue, à qui il démangeait de s'exercer. C'était assurément un homme du rang le plus élevé, car le gouverneur du château en personne le servait, tête nue, sur de la vaisselle d'or. Eh bien! il existe encore, du moins existait-il à Québec, à mon départ, un petit échantillon de ce célèbre casque de fer. On a confiné dans les appartements les plus exhaussés de la prison, un homme de considération, à le juger du moins sur quelques apparences, saisie à la volée; car la sentinelle avait ordre de faire feu sur lui, s'il lui échappait de s'exposer aux regards publics à travers les étroites ouvertures de la grille de la fenêtre. Les soupçons publics représentaient dans la province cet inconnu, comme un de ces gentilshommes français, qui dans les derniers troubles vinrent faire une apparition à Québec, et dont la mission reste encore un mystère politique jusqu'à ce jour. À la suite de tant de tragiques récits, une réflexion vient me frapper: la France, cette despote en chef, au jugement de l'Angleterre, crut devoir à sa gloire de verser sur un échafaud le sang du despote Lally; il s'en fallait bien cependant que les violences de Pondichéry n'égalassent, en nombre et en noirceur, celles qui se sont produites et reproduites à Québec. Quelle sera la destinée qui attend ces dernières? Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah!

Rappelez-vous, surtout ici, Messieurs, la catastrophe lamentable de l'infortuné Germain du Cap Santé, homme dont l'honnêteté reconnue méritait un meilleur sort: il était né avec une constitution robuste; quelques mois de domicile dans ce séjour ténébreux d'angoisse et de douleur, le précipitèrent dans des convulsions, qui annoncèrent sa dissolution prochaine; ce fut dans cet état où la nature lutte contre sa fin, que ce malheureux fut renvoyé chez lui: mais il était trop tard; quelques jours après, il rendit l'âme, dans des contorsions effroyables, entre les bras de sa famille, qui vomissait les plus terribles imprécations, non seulement contre l'auteur de tant de barbarie et de leur ruine, mais contre le gouvernement, qui avait pu fixer son choix sur un tel monstre, pour gouverner tout un peuple.

Cependant l'administration de Québec se lassa non pas de garder sous la clef, cette légion captive, mais de la nourrir; car il fallut en venir là, ou la massacrer tout d'un coup. La justice demandait que ces prisonniers fussent rendus à leurs familles, après une absolution juridique; avec leur liberté, ils auraient du moins emporté chez eux leur honneur, qu'ils n'avaient pas mérité de perdre: mais leur réhabilitation civile aurait été, aux yeux du peuple, une condamnation formelle de l'exertion du pouvoir qui les avait injustement punis: le gouvernement se fit une maligne politique, de se conserver, au moins de présomption apparente, la gloire d'avoir été justement cruel. On eut donc l'habileté de ménager, avec une artificieuse malice, leur évasion. Que dis-je? Les militaires les invitaient, les contraignaient même à la fuite: les uns s'embarquèrent à la sourdine pour des pays étrangers; d'autres, à travers l'obscurité des forêts, cherchèrent un asile dans le sein des colonies américaines, où ils résident encore; la plupart, par le chemin battu, se rendirent tranquillement chez eux, d'où le gouvernement ne fit jamais même mine de vouloir les relancer: apathie de l'administration, qui attestait non seulement sa faiblesse présente, mais encore l'injustice préliminaire, qui, sans titres légaux, les avait dépouillées de leur liberté: je dis, sans titres légaux; car dans les prémices, comme dans l'époque finale de tous ces emprisonnements, il n'y eut jamais de procédure civile, ni un seul jugement pour les justifier, même pour la montre.

La censure s'inscrit tous les jours, avec un plaisir affecté d'humanité, ou de malice, (cela dépend) contre ces fameuses lettres-de-cachet, qui, sous la dictée du despotisme, règnent en France; mais depuis plus d'un siècle et demi que durant la fondation de la colonie jusqu'à la conquête, on compte moins de ces emprisonnements d'emblée que n'en a produits une seule semaine de l'administration du général Haldimand. Dans ce long intervalle, les Canadiens, jouissants des douceurs d'un gouvernement effectivement modéré, cultivaient leurs domaines en paix, et en toute sûreté, sans avoir à trembler pour leur liberté. Infortuné peuple! de quel crime étions-nous coupables pour être vaincus? On a lu avec fureur l'histoire de la Bastille, nuancée de ses couleurs naturelles, ou d'emprunt et de fard (je l'ignore, n'y ayant jamais pris mon logement); mais à la Bastille, on n'y extermine pas les habitants, sous le couteau lent et mal aiguisé de la famine; on y expédie (assure-t-on) les accusés par voie de fait: eh bien! c'est humanité que de couper d'un seul coup le fil d'une vie souffrante; il n'est que le raffinement de la cruauté, qui puisse se délecter à faire goûter à longs traits les agonies réitérées de la mort, avant de la donner tout à fait.

La douleur est un siècle, et la mort un moment. - GRESSET.

Le 21 d'octobre 1776, l'officier Osleby, seul héritier de sa famille, (dont le père, dit-on, occupait une des premières dignités militaires), fut poignardé, en plein jour, d'un coup de baïonnette dans l'estomac abord d'une frégate, où il avait été invité pour une partie de plaisir; il resta, jusqu'au lendemain nageant dans son sang, et presque dénué de toute assistance, dans une cabane du vaisseau; il fut enfin transporté, dans une hôtellerie, où je lui cédai de grand cœur mon appartement, qu'il méritait, dans sa déplorable situation, bien mieux que moi; il expira, deux jours après, sous les pointes aiguës des plus cuisantes douleurs, encore couvert de sa chemise sanglante, dont on ne l'avait pas seulement dépouillé, pour receler sa blessure, faisant retentir, avec transport, les échos de sa chambre, des plaintes lugubres de son assassinat. Dans tout pays civilisé, on aurait érigé un échafaud, élevé de coudées, en proportion de la grandeur de l'attentat, et de l'exaltation des coupables: à Québec, l'officier, préposé par la couronne pour faire la revue du cadavre, et prononcer sur le fait, d'après les dépositions des témoins, procéda à l'exercice de ses fonctions; mais le militaire qui présidant à l'enquête, sacrant, fulminant les plus terribles imprécations, et menaçant d'une fin aussi tragique, tout témoin, qui oserait inculper quelque vivant, renversa toute la nature des procédures; l'hôte, (M. Le Moine) pâle, tout tremblant, et à moitié mort de frayeur, délivra sa déposition, mais en homme qui pensait, selon le droit de la nature, à sauver premièrement sa vie: le mort perdit donc sa cause; le coupable fut absous, et embarqué sur le champ pour l'Angleterre, où il alla ensevelir dans la foule la noire criminalité de son infâme assassinât. Si la famille du malheureux décédé le 24 octobre 1779, venait jamais à être au fait des circonstances criantes qui l'ont privée de leur unique soutien, elle frémirait d'horreur, et de rage, que sa patrie ait pu conniver, jusqu'ici, à des atrocités d'une trempe si noire, et si barbare.

La tyrannie n'est pas toujours altérée par la soif du sang, que l'occasion d'ailleurs, ne lui met pas toujours sous la main et à sa portée de verser: elle se rabat alors sur les fortunes des citoyens, qu'elle fait habilement s'approprier, et grossir le corps de son opulence par ces dépouilles. Le général Haldimand, après sa visite hivernale de Montréal, concertait son retour à Québec; mais son excellence trafiquant de sa dignité, qui l'élevait au-dessus des lois, protesta, qu'il n'entendait payer que la moitié du prix affecté à chaque voiture, et le rabattant en sa seule faveur, à 6 sols par lieue. Quelque temps après les capitaines de milice, sur la route, qui auraient cru ravaler la grandeur de cette excellence, que de la suspecter d'un si mince grappillage dans le rabais, déférèrent leurs plaintes au tribunal du gouverneur même. Les petites âmes, dans l'exercice fréquent de leurs petitesses, sont sujettes à manquer souvent de mémoire: oubliant ce qu'il avait été, en faveur de sa basse cupidité, le général Haldimand fit appeler, sur le champ, le courier Labadie, qu'il débuta par couvrir de toute sorte d'opprobres, pour sa malversation; mais le fin messager, qui avait bien connu son maître d'avance, avait commencé, par le muni au préalable d'un ordre par écrit, qu'il produisit froidement, pour sa justification au censeur, tout au moins indiscret. Tout homme d'éducation et d'honneur aurait rougi de se trouver, par cette preuve manuelle, en contraste avec lui-même, et condamné coupable par une telle signature: mais un grand parvenu d'accident, est dispensé des sentiments que l'honneur doit faire naître dans un cœur honnête, à l'évidence de la violation de la loi. Levant alors la tête, en homme qui est au-dessus des règles, et sur un ton dictatorial, Monsieur le gouverneur s'écria: « Vous êtes heureux, Labadie, d'être en passe de produire une pièce si décisive; car, sans cette exhibition, vous seriez allé dans une prison. » À la suite de cette rodomontade, il salua les plaintifs d'un air de protection; il les congédia, et ce fut-là la seule indemnité dont ils furent jamais gratifiés. Un gouverneur français, (si cependant son autorité avait pu s'étendre si loin) aurait cru imprimer une tache ineffaçable à sa personne, que de défrauder ainsi de leurs salaires les artisans de son gouvernement; mais la voracité foule aux pieds toute grandeur de sentiment; active à récolter, elle se fait même une gloire de glaner: partout on taxerait une telle mesquinerie d'extorsion, de rapine, de concussion; je ne sais de quelle appellation elle sera qualifiée en Angleterre, ... ce n'est-là, à la vérité, qu'un petit trait, mais qu'il recèle des vérités plus éclatantes à pénétrer! ... Une enquête dans le grand ... ah!

Une rue adjacente au château de St-Louis était munie d'un excellent puits, qui approvisionnait de son eau toute le voisinage. Cette belle et précieuse source sembla de convenance au général Haldimand, pour l'irrigation aisée de ses jardins, dont il vendait les légumes: il débuta par faire boucher, par voie de fait, le passage de la rue, par une palissade de pieux adossés, et élevés en forme de chaussée, et finit par environner le puits d'une forte clôture: les habitants, privés d'une ressource aussi nécessaire que l'eau, et déboutés de toute espérance de mettre à profit leurs appartements par le louage, furent pour la plupart réduits à plier bagage, et à aller planter le poquet ailleurs; cependant le feu prit à une maison située dans la rue, et la consuma toute entière en cendres, avant qu'on eût le temps d'y porter aucune assistance, à raison non-seulement de la clôture du puits, mais de la distance d'un gros mile, qu'il fallait parcourir, par atteindre à la maison incendiée, par l'issue opposée de la rue, qui seule restait. Cet accident ne prévalut pas sur la justice du général Haldimand, pour restituer au public un bien qui lui avait été ravi, à sa ruine. Le despotisme n'a des yeux et un cœur que pour lui-même; et il se console aisément, dans le sein de ses aisances, des calamités qu'il fait pleuvoir à grand flots sur les pauvres sujets.

Les corvées sont la rune de la colonie, par leur choix déplacé, et un des plus grands obstacles apposés pour sa fructification: elles constituent à enlever, à la moindre injonction du gouverneur, un habitant, de ses occupations domestiques, pour l'appliquer à tout usage public, qu'il plaira à son excellence d'ordonner, de caprice, et même de passion: les pères, les enfants, sont arrachés, souvent pour des mois entiers, du sein de leurs familles, qui, dans l'absence de leurs uniques soutiens, tombent dans les abîmes de l'indigence à petit feu, de dessus la surface de la terre. Et les logements des gens de guerre! Ah! qu'on se figure un vainqueur entrant d'assaut dans une place, s'appropriant en maître les plus commodes logements, réglant lui-même, selon ses goûts arbitraires, la qualité de son lit, ustensiles, et bois de chauffage, sans se soucier s'il est à la portée du fournisseur de les procurer, sans se ruiner. Gare au sexe, si la nature l'a paré de quelques charmes! Si l'opprimé ose se réclamer du droit des gens, marmotter entre ses dents le plus léger murmure, la justice est administrée à ses plaintes à grands coups de bâton, qui pleuvent à grands flots, et à bras raccourcis sur sa personne.

C'est avec des armes bien mieux affilées et plus meurtrières, qu'un militaire s'ouvrit un accès chez un marchand de campagne: il s'annonça en homme à message pour la femme du trafiquant, alors dans les infirmités et les douleurs de ses couches: le mari fit valoir cette situation pitoyable, comme un titre assurément bien recevable, pour la non-introduction du message: mais les armes sont au-dessus des lois les plus sacrées; à plus fortes raisons, de ces lois triviales de decorum et de bienséance. Le militaire en appelle à son épée, qu'il dégaine avec fureur; il en frappe rudement, et blesse dangereusement cet insolent époux, qui s'avisait ainsi de s'ériger en protecteur de l'honneur de sa moitié; la flamberge encore voltigeante, il voulut forcer le passage, jusqu'au lit de la dame presqu'agonisante sous les palpitations de la frayeur. Victoire de coupe-jarrets, qui n'aurait pu échapper à l'échafaud que sous une administration Haldimande.

C'était ainsi que ces vaillants conquérants se rendaient, haut la main, maîtres souverains des domiciles des marchands et agriculteurs; les femmes, les filles, les sœurs, entraient, en cortèges, dans la masse des dépouilles de la victoire. Les pauvres curés eux-mêmes, malgré la respectabilité sacrée de leur caractère, étaient les victimes de ces scélérates expéditions: en vain, pour adoucir la férocité déchaînée contre leurs paroisses, et se parer au moins contre ses coups, faisaient-ils parler d'avance, en leur faveur, la prévenance, la bienfaisance, et la cordialité conviviale: au sortir du banquet, ces convives militairement reconnaissants jouissaient, avec tout le phlègme de l'apathie, du spectacle de leurs soldats; qui, pour se régaler à l'exemple des maîtres, et aux mêmes frais qu'eux, faisaient des irruptions sur les bêtes à corne, que la main, quoique peu heureuse, de la prévoyance, avait recelées sous l'abri du presbytère même: mais nul asile n'est sacré pour la race gloutonnerie et le brigandage. Un de ces infortunés ministres de la religion eut sa propre sœur brutalement insultée, pour dessert à un festin qu'il avait donné. Toute la nature se révolte à de si lamentables récits: je brise donc ici avec toutes ces noirceurs; mais si la justice du gouvernement se piquait jamais de vouloir en recueillir un journal plus détaillé, elle n'a qu'à se faire représenter le rôle fidèle des gardes, des années 1778 jusques à 1783; elle y lira un assez bel échantillon des annales de Newgate.16

Enfin les opprimés déféraient-ils au tribunal primitif l'atrocité de ces violences ... Allons, c'est un Bostonien, un rebelle, qui dénie chez lui un asile aux soldats de son roi: vite ... en prison, ce traître, ce perfide à la cause de son souverain! Et le paiement de ces logements! Silence! les vaincus n'ont rien qui ne soit au vainqueur. Riche victoire! précieux butin! pillage abondant, et toujours fructifiant!

D'après l'estimation publique, l'opulent général Haldimand a thésaurisé à Québec une somme de 200 000 liv. st. déjà sagement voiturée, et heureusement rendue, dans la Suisse sa patrie, par une politique économie: c'est une fortune qui excède l'opulence de dix bourgeois, c'est-à-dire de dix des hauts et puissants seigneurs du Canton de Berne. Ah! c'est que ce gouverneur a réuni bien des titres sur sa personne dans son gouvernement. Outre la qualité de gouverneur, brochante et broderie d'or sur l'ensemble, il y figure en maître charpentier, maître menuisier, maître maçon, maître charretier, maître pionnier, maître fossoyeur, maître guichetier, ( oh, pour le coup, le paranymphe, des plus rébarbatifs guichetiers! ) maître forgeron, maître jardinier, maître ... Attendez, je n'ai pas feuilleté son livre de compte, où son spécifiés tous les titres de ce maître aliboron17. Mais tant de salaires bien calculés et complètement additionnés doivent produire, en somme, un furieux capital. Si M. Haldimand n'était pas ici partie intéressée, son économie rigide réclamerait une enquête générale, pour justifier la totalité de la calculation. Belle instruction!

Cependant en 1781, le nombre de ces réfractaires à ses corvées s'était prodigieusement amplifié dans le district de Montréal; se fondant sur les droits de la nature et de la raison, et en vrais interprètes des sentiments de Sa Majesté, les conservateurs de paix se déclarèrent les défenseurs et les pères des pauvres agriculteurs opprimés; et sur l'évidence des faits, ils se refusèrent à condamner des malheureux pour des infractions dont la raison et la justice les absolvaient. À la nouvelle de cette humaine décision, le chirurgien-juge, l'impérieux M. Mabane, vole en poste de Québec à Montréal; il convoque sur le champ une assemblée générale des conservateurs de paix; il y somme, au nom du souverain, d'y conserver dans toute leur vigueur la teneur des lois: à cette autorité respectable, mais ici si indignement prostituée, une désobéissance, de nécessité, à la police, est punie en crime volontaire et public; les réfractaires condamnés à l'amende de cinq liv. st.; et les impuissants d'indigence, claquemurés dans une indigne prison. Juste ciel! des bêtes de charge qui regimbent contre un joug trop pesant, à qui on les atèle, pourraient-elles être plus sévèrement fustigées? Pauvres Canadiens, bridés, emuselés, entravés et fouettés ainsi, sans pitié, sous le garrot! Bataille, première bataille de Québec, nous frapperez-vous toujours? Vos coups sont-ils donc faits pour être éternels, toujours reproduits et renaissants de nos blessures? Ah! illustre marquis de Bouillé, est-ce ainsi que votre grande âme a perverti l'usage de la victoire? Les vaincus, sous vos mains, n'ont-ils pas été les enfants les plus chéris de l'État conquérant? Leur reconnaissance n'éclate-t-elle pas aujourd'hui, pour exalter la grandeur de votre générosité et de votre clémence? L'Angleterre admirante, ne se fait-elle pas une gloire de porter à vos pieds le tribut de sa reconnaissance et de son respect? Ah! je reconnais à ces traits le génie noble de la nation anglaise; elle donne ici la plus belle idée de sa vertu, en payant ses hommages à la vertu du grand homme qui n'a été vainqueur, que pour devenir bienfaiteur. Le Canada n'aura-t-il jamais les mêmes remerciements à lui payer pour sa protection et ses bienfaits, au nom du moins de tant d'illustres français, qui viennent de faire envers des Anglais un si noble usage de leur victoire? ... Mais je ne fais ici que crayonner; encore un coup de pinceau, cependant, pour l'embellissement, ou plutôt l'enlaidissement du portrait de ces indignes corvées.

À une époque antérieure à la précédente, un jeune époux, nouvellement enrôlé sous les lois de l'hyménée, s'était formé un établissement dans les territoires enfoncés, et à la lisière même des bois; isolé de tout proche voisin, il vivait au sein de l'industrie et du travail, dans sa solitude, de compagnie avec son épouse qui composait alors toute sa famille: sa grossesse déjà fort avancée, et le manque de compagne adjudante, semblaient absoudre le mari de toute sujétion aux corvées, et en réclamer en sa faveur l'immunité: point du tout: il n'échappa pas à l'ordre inhumain du capitaine de milice de partir sur le champ, et de marcher, dans l'éloignement, aux travaux publics. C'était condamner la mère et le fruit à une destruction inévitable, par ce départ: au nom des droits de la nature, l'époux appela de la sentence, et il ne s'écarta pas un seul moment de ses foyers domestiques, où du moins la moitié de lui-même le captivait par devoir. À la nouvelle de cette contravention, la judicature, en alarmes, l'assigna de comparaître à la cour; il produisit avec lui son unique témoin, sa femme, qui par sa pitoyable présence plaidait éloquemment la cause de l'accusé; mais elle plaida mal, du moins elle perdit son procès à la cour: car il y fut condamné à l'amende; condamnation, il est vrai, de pure parade, et seulement de forme publique, publiquement prononcée par respect prétendu pour la loi; car le condamné fut sous main absous du paiement. Stupides juges! pour faire respecter la loi, ils la déclarèrent, par un jugement solennel, une homicide de droit, une assassine d'autorité: n'était-ce pas la déshonorer dans son essence? La gloire première d'une loi civile, n'est elle pas sa vertu civile, c'est-à-dire, sa tendance au bonheur public? Peut-on prêter à un législateur, et surtout un législateur de police, l'intention de massacrer les sujets par leur législation municipale? S'il pouvait être animé de vues si sinistres, ce serait lui qui mériterait non pas d'être mis à l'amende, mais cloué à la plus cruelle des croix: c'était le capitaine de milice, qu'il fallait amender pour son ordre mal réfléchi, et barbare dans son irréflexion; l'honneur de la loi aurait été mieux vengé par la punition du seul coupable: et d'ailleurs, oubliaient-ils ces juges mal appris, le principe de loi si vulgaire, qu'il a dégénéré en proverbe, une exception18 est une confirmation de la loi. Ah! ces insensibles magistrats n'oubliaient pas ce premier axiome canonical mais un plus grand intérêt, que l'observation du droit civil était l'âme de leur décision: ces lois de police municipale, injonctives des corvées, ne sont autre chose que la volonté arbitraire du gouverneur, manifestée au Conseil législatif, forcé de plier sous les caprices du chef; ils visaient donc à apprendre aux peuples, toujours dupes des apparences, de respecter à tout prix les moindres sons de la voix du gouverneur, jusques à marcher sur les cadavres sanglants de leurs femmes, et de leurs enfants, pour voler à l'obéissance; système, marche du despotisme! les mercenaires! les esclaves cruels!

On n'a que trop bien réussi, à la faveur de ces artifices, à rendre ce despotisme formidable; il y met tout généralement si fort à la gêne, il tient à tout si cruellement le pieds sur la gorge, que jusques sous les coups de son glaive tranchant, il faut ou se taire, ou périr19, au premier soupir de l'oppression: la terreur, qu'il imprime à Québec, a fait la traversée, jusques dans cette capitale. Le capitaine Brown, commandant le Tarleton, qui m'a amené ici, balançait de se rembarquer pour la province, sans l'original de mon passe-port, en vertu de qui j'en étais sorti légalement; et il ne s'est rassuré sur la validité d'une copie légale, que sur les témoignages réitérés des docteurs de la loi. Quelques uns des nos messieurs, de retour chez eux, tremblaient de se charger de mon mémoire; et en effet, au ton sur lequel le général Haldimand a montré son effroyable autorité, je ne serais point surpris d'apprendre, que ce monument de ma justification a été proscrit, comme un libelle séditieux contre l'État, et la lecture interdite sous les plus foudroyants anathèmes. Sous une restrainte20 si rigide, et si accablante, que reste-t-il à la voix étouffée des opprimés? Pourrait-elle forcer son chemin, jusques aux oreilles un peu dures des ministres, et d'ailleurs bien peu jalouses de l'instruction? car, après tout, deux députations, de la part des anciens et des nouveaux sujets, ont déjà annoncé, autour du trône, les plaintes et les gémissements de la province; c'en serait bien assez pour être instruit, si on voulait l'être.

Au moins, Messieurs, ai-je la satisfaction d'être autorisé à vous annoncer de certitude, (si cependant la politique n'a pas juré un divorce sacrilège et éternel, avec la vérité) que le rappel du général Haldimand est enfin tout à fait décidé dans le cabinet; voilà l'aurore de votre liberté, qui commence à poindre, et même à briller: je défie aujourd'hui ce gouverneur, de suspendre un moment votre prérogative (dont tout sujet est investi en Angleterre) de procéder à votre défense, et à la vengeance constitutionnelle ou légale de vos droits: il n'est plus aujourd'hui à Londres qu'un coupable avéré, et condamné au tribunal de tout honnête et vertueux patriote; dans des conjonctures si défavorables pour lui, il ne lui reste plus qu'à mendier votre indulgence, par une modération quoique tardive, et de ne pas armer de nouveau, et provoquer encore votre juste colère par ses renaissants attentats, dont, après tout, le triomphe serait bien court. C'est donc à un brave peuple, tel que vous êtes, à attester, par des mesures mâles et vigoureuses, à l'Angleterre, qu'il n'était pas fait pour être la victime d'un insolent étranger, qui a osé s'ériger parmi nous en tyran.

En 1781, les négociants les plus respectables avaient formé un corps de délit, contre quelques branches de l'administration du général Haldimand: il fallait une contre-batterie, pour repousser une attaque si vive: l'invention d'une invasion prochaine de la province par les Américains, fut bientôt forgée dans les ateliers ténébreux du château St-Louis; la proclamation en fut annoncée avec toute la pompe et l'apparat que méritait un État menacé; une assemblée générale fut solennellement convoquée à Montréal, pour y tracer un plan vigoureux de défense, la plus assortie au succès: la fidélité au souverain appela en grand concours les habitants, et en remplit de bonne heure la salle de convocation: mais quelle fut la surprise générale des spectateurs, lorsqu'ils vinrent à s'éclaircir, que ce n'était point l'État qui sommait les sujets de l'exertion de leur patriotisme et de leur courage pour sa défense, mais le général Haldimand, qui, par substitut, venait mendier des éloges de la part des victimes mêmes, qu'il se faisait un plaisir malin d'opprimer! Le juge Fraser produisit une adresse, farcie de compliments assez mal assaisonnés, sur l'admirable administration du gouverneur: à ce spectacle l'indignation, succédant à la surprise, congédia une bonne partie de l'assemblée; mais les espions étaient apostés en sentinelles, pour compter les fugitifs.

Dès le lendemain matin, le brigadier-général Mac Lean cita tous ces réfractaires au rescrit mensonger; il les admonesta sévèrement, en hommes légitimement suspectés d'être animés de l'esprit Bostonien, comme s'il fallait être né à Boston, pour avoir appris de bonne heure à ne pas louer les tyrans. Enfin, après bien des menaces et d'indignes traitements, leur absolution ne leur fut délivrée, qu'au prix de leur signature21, niée et reniée tous les cris de leur conscience; c'est-à-dire qu'il leur fallut être panégyristes frauduleux et subordonnés, pour ne pas devenir des captifs réels. Telle est en substance le prix et la valeur de ces écrits publics, promus par la faction, où des centaines de noms sont inscrits, sans qu'un seul cœur vrai et libre ait peut-être souscrit. Sans doute, qu'en faisant les adieux à Québec, le général Haldimand se prépare à en emporter quelque pièce de ce faux aloi, et frappée au même coin, pour venir, à la faveur de son faux lustre et de son cliquant, imposer à la crédulité de Londres, sur la nature de son administration, par le ministère de quelques papiers publics, qui ne sont pas autrement délicats ni inquisitifs sur la valeur de ces sortes de monnaies; mais cette capitale instruite n'envisagera plus ces louanges mendiées, achetées, ou extorquées, que comme les témoignages frauduleux d'un tyran qui, sentant lui-même sa honte, se tourne, se retourne, s'enveloppe lui-même en vrai imposteur, pour pallier sous une belle enveloppe, et y masquer, la noirceur de ses attentats. Voilà les succès futurs de sa future adresse, que je me charge d'analyser au public.

M. François Le Maître Duème jouissait de très-beaux moulins à farine et à planche, érigés par le premier propriétaire, avant la conquête, pour l'amélioration de sa terre. La sagesse du gouvernement français se faisait une loi de politique, non-seulement de seconder ces fortes entreprises, par ces consentements, mais encore d'inviter, par ses dons, à ces ouvrages d'un service infini, pour faire fleurir une colonie fertile en grains, et abondante de toute part en bois de charpente et de construction. Il recueillait, en paix, au centuple, les fruits de son industrie, et le produit des avances, lorsqu'un nouveau-venu, un Suisse, M. Conrad Guguy, s'avisa de réclamer la jouissance des eaux, achetées d'avance à grand prix par M. Le Maître Duème: cette réclamation était une insulte à toute la colonie témoin oculaire du contrat primitif, une violation de la bonne foi publique, sous les auspices et l'ombre de qui la transaction avait été conclue, et enfin un démenti formel à la France, qui, dans les jours de sa domination, y avait apposé le dernier sceau de la validité, par son autorité; aussi le trop avide demandeur fut-il débouté de ses demandes, et condamné aux frais par les deux tribunaux de judicature de la province, qui pour le coup ne s'étaient pas abouchés et concertés avec le gouverneur, pour prendre langue sur les oracles qui devaient être dictés et prononcés.

Piqué contre la magistrature qui avait ainsi empiété sur les droits universels de son despotisme, le général Haldimand cassa les deux jugements à coups de baïonnettes; pour mettre la dépouille canadienne entre les mains de son compatriote, il détacha une compagnie de 60 hommes, sous les ordres du lieutenant d'Ambourgés, pour abattre la chaussée; les eaux, dégagées de leurs entraves, s'extravasèrent dans leur ancien lit; les moulins furent arrêtés; le Suisse Conrad triompha; et le pauvre Canadien22 resta ruiné, et il le sera aussi longtemps qu'il plaira à l'Angleterre de nous donner des tyrans qui soient au-dessus de la justice et des lois.

Ce dernier trait caractérise un esclavage général et complet. Une province où les titres les plus authentiques d'acquisition ne constituent pas des titres authentiques de conservation, où les jugements les plus solennels de la loi ne sont pas les gages les solennels du triomphe des plus beaux droits, où enfin la volonté dépravée d'un homme règne seule à la place de la justice naturelle et civile, cette province, dis-je, n'est qu'une grande prison d'esclaves qui ne peuvent raisonnablement se promettre qu'une jouissance chancelante et précaire de leurs fortunes, de leur honneur et de leurs vies; elle lutte donc contre un état violent de société dont par toutes les lois sociales elle est autorisée à secouer le joug et à s'en émanciper à tout prix; oui, à tout prix. Un individu, en vertu du droit naturel de défense, est titré de frapper avec les mêmes armes dont on vise à le frapper; la juste vengeance de tout un peuple s'étend à des prérogatives d'une étendue bien plus illimitée; au nom de l'autorité primitive du contrat social, elle appelle, outre la punition des délits, la réinstauration des lois constitutionnelles, sous l'administration d'une judicature juste, libre, mais surtout respectée et obéie.

De la part du bill de Québec décrétant, on nous devait dans la province cette judicature armée de toute ses pièces, pour une sage exertion et un triomphe assuré: point du tout: on nous a fagoté une corporation judicielle emmagottée de tronçons mal-assortis et mal-unis, anglais et français, et qui, à cette corporation monstrueuse, n'est d'aucun pays de l'univers, excepté celui où l'on veut à tout prix que la tyrannie règne. Que signifient chez nous cette Cour des plaidoyers communs et celle du Banc du roi? La jurisprudence française ne connaît point de ces tribunaux, qui, par cette duplicité, mal-assortis à ses lois, ne font non-seulement que compliquer et embarrasser les libres ressorts de sa justice, mais exposent celle-ci à une imminente subordination par le nombre bien raccourci des juges qui y président. En Angleterre, il importe peu à la sûreté des jugements que deux ou trois juges (et même un seul) siègent dans les Cours, parce que ces juges n'y jouent que le personnage de rapporteurs, dont tout l'office se réduit à mettre fidèlement les pièces du procès sous les yeux des jurés, à qui seuls appartient le droit exclusif et inaliénable de former et de prononcer les jugements23; mais en jurisprudence française, où c'est aux juges en personne à décider, trois juges, présidents de ces deux Cours, réduits surtout à l'unité par l'esprit de faction, rien que trois juges; mais avec ce système, dans le cours ordinaire des passions humaines, la justice doit être vendue à beaux derniers aux sollicitations et aux partis, avant même d'être administrée. Les législateurs français n'ignoraient pas cette marche connue de la perversité du cœur humain; c'est pour la réfréner d'avance et veiller au moins à l'incorruptibilité d'une bonne partie de la judicature qu'ils ont eu soin d'assigner aux plus petits présidiaux au moins douze et quelquefois même vingt-quatre conseillers: et que veulent encore dire en Canada ces circuits des juges ambulants, promenant ainsi l'administration de la justice dans toutes les parties de la colonie? C'est aplanir les voies, faire naître l'occasion des procédures; c'est nourrir la fureur des procès; c'est inviter à s'y jeter à corps perdus, obstacle de nouvelle création à l'accroissement et aux progrès du Canada, où dans un mois de domination anglaise il s'est plaidé peut-être plus de causes que dans un siècle et demi de l'empire français.

Et les appels? Oh, pour le coup, voici du fruit nouveau, mais bien amer et bien empoisonné; aussi ne sont-ils des productions ni d'Angleterre ni de France, où une détection d'erreur, par des pièces nouvelles, constitue les premiers titres d'appel. En Canada, on n'admet dans les cours d'appel que les mêmes titres juridiquement enliassés (et encore quelle informe, quelle arbitraire liasse!) qui ont dirigé le premier jugement; c'est-à-dire que c'est ce premier jugement qui se renouvelle et se reproduit. Ce n'était pas la peine de statuer des appels si abusifs. Mais quelle est en nature la jurisprudence qui rend les oracles en Canada? S'il faut juger de sa substance, par l'analogie des connaissances dont doivent avoir été imbus, par l'éducation, les magistrats qui l'administrent, il faut convenir que ce ne peut être qu'un informe monstre de jurisprudence; car voici les juges de notre province qu'on a voulu écorcher, et non pas juger. Un capitaine d'infanterie, un chirurgien-major de la garnison, actuellement en service, un négociant, et enfin un simple citoyen, qui n'entend pas une syllabe de français, et à qui, avant la sentence, un de ses collègues fait en anglais le rapport des allégués, pour l'associer, au moins de montre, au jugement que la cour va prononcer. Il faut que l'Angleterre ait conçu des idées bien contemptibles des Canadiens, pour les atteler à une si difforme magistrature. La France, contractante dans le Traité de Fontainebleau, ne se doutait pas, sans doute, qu'elle allait livrer ses anciens enfants à la merci de cette boucherie judicielle.

Ces réflexions si naturelles et modérées, après tout, (circonstance considérée) seraient, je le sais, érigées en Canada non plus seulement en libelle, mais en crime d'État, comme déshonorant l'État même, et dignes au moins de l'assassinat. Je suis au fait de la justice sabrante du pays, que je n'ai déserté, que pour ne pas payer de mon sang l'inflexible droiture et liberté de mes sentiments, sous les coups masqués de la trahison, (car un homme de mes principes n'a rien à craindre de la lâcheté des traîtres) et je n'y retournerai, que quand il plaira à l'Angleterre d'en faire au moins un séjour de sécurité pour tous les honnêtes gens. Du centre donc de cette capitale, où la vérité n'est point, encore du moins, un crime digne de mort, ce sont ces juges si cruellement travestis, et en mascarade, que je ne balance pas ici de prendre à partie, et de les constituer, à la face de toute l'Europe, les juges de leur propre cause.

Si, en 1758 et 1759, l'Angleterre avait été déterrer de l'Université de Sorbonne un vénérable docteur en théologie, pour lui remettre en main la colonelle de 60e régiment où le capitaine Fraser servait alors; de quel œil cet officier aurait-il accueilli un colonel de telle fabrique, ordonnant, son bréviaire à la main, des arrangements d'un combat?

Si aujourd'hui le gouvernement détachait un boucher, (qui d'une main lourde et pesante n'a jamais su qu'assommer et saigner les bêtes domestiques) pour aller couper méthodiquement et savamment les bras et les jambes des patients dans un hôpital; M. le juge Mabane ne crierait-il pas, homme d'haleine, au meurtre, à l'assassinat, à la barbarie!

Si, pour présider à la gestion et au maniement public des transactions mercantiles nationales, on allait faire choix de quelques capitaines de dragons ou de hussards; les négociants justement indignés, ne feraient-ils pas retentir tous les échos de la bourse et du change, de leurs virulentes expostulations, contre une nomination évidemment destructive des succès et de l'avancement du commerce?

Enfin, si on allait se fourrer dans l'imaginative, d'appeler des Montagnes de Pampelune et de Sarragosse, un vieux Espagnol, à qui l'autorité publique commettrait l'intendance des affaires domestiques de M. Southouse, sauf d'en communiquer en détail la nature, à ce nouvel intendant, par un interprète; M. Southouse, ne se lamenterait-il pas en désespéré, comme un homme perdu et ruiné d'avance?

Le même contraste jure contre la nomination des deux autres juges, qui ne sont entrés dans la judicature, qu'à titre de solliciteurs, mendiants de porte en porte la signature du bill de Québec. C'était bien-là un titre aux faveurs du despotisme, qui complotait, mais non de mérite adopté à un emploi judiciaire. Je n'analyse pas le reste de cette inique transaction.

La France, pénétrée d'une reconnaissance nationale, avait accueilli la nouvelle de la restauration de ses lois, décidés dans le Sénat britannique, en faveur de ses anciens sujets. Ses corps de judicature sont formés avec un choix si distingué, et des soins si délicats; d'ailleurs, chez elle, les talents son si bien à leur place. Les ânes y sont délégués pour les marchés, les bons chevaux pour les combats, et on n'y va pas imaginer, que le cheval de St-François24 puisse être aussi leste pour figurer dans une course que l'Éclipse d'O'Kelly25. Quelle douleur, quelle humiliation donc d'apprendre aujourd'hui, que ses pauvres Canadiens ne sont devenus par ce fameux bill que des victimes livrées en proie à la merci de magistrats, qui ne sont que travestis à la française! et les chefs de la justice d'Angleterre sous les auspices présumés, de qui ces magistrats de contrebande sont censés siéger sur les tribunaux français de Québec, n'envisageront-ils pas la gloire de leurs dignités, et de leurs personnes même, comme ternie par de si ostrogothiques nominations? arguments de poids sans doute en eux-mêmes, mais bien débiles et de peu de valeur contre 500 liv. st. d'appointement que leur valent leurs places, tandis que l'honorable des conseillers du Conseil supérieur de Québec n'excédait pas 100 petits écus tournois, c'est nous faire payer bien cher d'avance, le règne des bévues, des injustices, des rapines.

Témoignages des docteurs en droit

J'aurais bien d'autres traits aussi dénigrants, pour achever le portrait de la prétendue judicature française de Québec; mais mon pinceau se lasse à esquisser des horreurs. Je viens aux remèdes, qui étaient l'âme primitive de ces dégoûtantes, et, hélas! que trop pittoresques peintures. La pierre générale d'achoppement, contre qui est venue échouer en corps toute la politique publique, a été la destinée civile et constitutionnelle, qui était due aux Canadiens, après la conquête: pour en décider avec précision, c'était le droit des gens qu'il fallait consulter, les lois des nations, les principes fondamentaux des sociétés, en vertu de qui ils relevaient de l'Angleterre, et non pas la Constitution de l'Angleterre, qui ne les ayant pas faits pour eux, n'était pas faite non plus pour prononcer sur cette question primitive. J'avais annoncé une discussion analysée sur ce point capital: mais le départ des derniers vaisseaux pour Québec me presse et cette épître dégénère déjà d'ailleurs, par sa longueur, en dissertation. Je ne fais qu'extraire, à la légère, les témoignages des docteurs et citer leurs principes; les lumières les plus vulgaires, conduites par l'impartialité et la droiture, suffiront pour faire lire les conséquences.

« Qu'est-ce que la guerre? C'est la plaidoirie finale d'un roi vis-à-vis d'un monarque, son égal, qui ne veut entendre à d'autres raisons que celles que le canon fait expliquer. Qu'est-ce que le droit de conquête? Il est le fils du premier; c'est le droit de punir le souverain sur les pauvres sujets; c'est-à-dire, que c'est en nature la loi du plus fort. Un droit marqué au coin de tant de violence et d'injustice ne saurait être justifié, que par les entraves de la plus indispensable nécessité: il meurt donc avec cette nécessité, qui finit elle-même avec la guerre, qui lui avait donné naissance; car, quand les deux souverains, se donnant mutuellement les mains, se jurent une amitié réciproque, il serait contre la nature que le droit de punir des sujets survécu à leur réconciliation. Quelle est donc alors la destinée nationale et civile des peuples conquis? Il faut remonter ici jusqu'à l'origine primitive des sociétés. Au sortir des mains de la nature, les hommes naissent tous égaux; quand ils se formèrent en corps de sociétés nationales, ce fut de leurs choix que se dessaisissant de leur égalité naturelle, ils érigèrent une autorité générale, qui ne fut légitimée que par leur consentement formel et positif, comme elle l'est encore aujourd'hui par le consentement tacite et présumé de leurs descendants; partez de ce principe, le seul en vertu de qui existe tous les gouvernements de l'univers; par la conquête, les peuples conquis sont arrachés à la première autorité —"gubernatrice" sous qui ils vivaient; c'est une nouvelle époque de société qui s'ouvre pour eux; ils rentrent alors dans le premier droit dont jouirent tous les peuples à la fondation primitive des sociétés, de légitimer la nouvelle autorité par leur consentement formel ou tacite. Il ne reste, au conquérant que deux sorts civils à faire aux peuples conquis: le premier est de les laisser, sous la nouvelle domination, dans l'économie de leur premier gouvernement, qu'ils avaient légitimé par leur consentement tacite sous leur premier souverain; s'il existe quelques capitulations antérieures à leur reddition, c'est d'elles qu'il faut prendre langue et suivre les leçons d'arrangement qu'elles ont précautionellement stipulées: la seconde destinée nationale de ces peuples conquis est de les associer, de gouvernement, aux propres sujets du conquérant, mais par une association complète de privilèges, prérogatives et droits quelconques des anciens sujets, parce que sans ce complément, les peuples conquis ne pourraient être censés légitimer par leur consentement une affiliation défavorable pour eux et qui ne les partageraient qu'en bâtards. Au reste, l'arrangement une fois décidé, il n'y a plus pour le conquérant à y revenir et à y rien altérer, parce que par la décision, le conquérant a cessé de l'être pour devenir simplement et légitimement roi; et qu'un roi n'est pas le maître de changer à son choix la constitution de son empire sans l'intervention libre des sujets. » — PUFFENDORF.

Hugo Grotius, philosophe du droit et théologien néerlandais

« Par droit de conquête, chez les peuples plus sages que nationaux, les nouveaux sujets forment la classe privilégiée des citoyens, non-seulement en vertu de cette urbanité polie, de cette humanité généreuse, qui se prescrit, comme un premier devoir de la vie civile, de faire galamment les honneurs de chez soi, mais par cet esprit de politique ingénieuse, qui, pour donner plus de consistance à des conquêtes, s'essaie par toutes sortes de prédilections à enter sur les cœurs de ces nouveaux sujets, des sentiments de zèle et de fidélité que la naître n'y avait pas plantés, fait naître et nourris. Renverser, pour un conquérant, un ordre si politique et si poli, ce serait avertir tous les peuples de la terre, contre qui il pourrait un jour tourner ses armes, de redoubler de courage et d'efforts pour ne pas tomber dans les mains d'un vainqueur, qui, mésusant de la victoire, s'en fait un titre pour s'ériger en tyran éternel des vaincus; ce serait inviter même ceux qui ont déjà succombé sous les forces de la puissance à s'armer de résistance et de fermeté pour secouer un joug que de brave gens, vaincus avec honneur, ne sont pas fait pour porter ...  » Le vertueux Espagnol. — GRATIEN.

« En vertu du contrat social, les peuples ne doivent à l'État leurs fortunes, leurs vies et tout ce qu'ils sont que parce que l'État leur fait part de ses privilèges, de ses places, de ses récompenses, des dons de la protection, en un mot de tout ce qu'il est lui-même: sans ce retour, ordonné de reconnaissance et de justice, les peuples deviendraient de vrais esclaves nationaux, réduits à se morfondre, s'épuiser, se consumer tout à fait pour un État qui les traiterait en étrangers et en bâtards, en les privant de leur part à cet héritage public, qui est, et doit être, de propriété commune et universelle dans tout État. Ces sujets ainsi mésusés seraient absous, par voie de fait, de toute redevance subsidiaire et de services quelconques, envers un État d'avance si peu généreux, si peu juste; par toute l'autorité de la nature elle-même instituant les sociétés, ils seraient absous du ferment de fidélité même; et s'ils se révoltaient, leur révolte serait de droit naturel et de convention sociale et le juste châtiment de l'injustice qui les a dépouillés d'avance.  » — GROTIUS.

John Locke, philosophe anglais

« Un gouvernement qui aurait deux balances, une de faveur pour des domaines privilégiés et l'autre de rigueur pour les portions de la domination, annoncerait une manie d'administration, c'est à dire la honte présente et la ruine prochaine.  » — LOCKE.

« Un prince conquérant se flatterait en vain de le faire aimer des peuples conquis; il ne lui reste plus que de régner sur eux par la terreur; il doit, en politique, leur tenir la bride courte, surtout les opprimer de services et d'impôts, pour les réduire à l'impuissance de rien tenter. les grosses garnisons, surtout de troupes étrangères, comme plus tyrannisantes de leur nature, sont merveilleusement assorties à ses projets; mais il doit se tenir toujours prêt, parce que, (par la loi naturelle du talion) à la violence dominatrice, répond toujours par le droit de nature, le droit naturel de faire ferme contre elle, quant on le peut, et au prix même du sang le plus respectable. »

Machiavel forme ici son prince, c'est-à-dire son tyran; mais en le formant il avait au moins la bonne foi de l'avertir, que ses leçons mises en pratique soulevaient contre elles la nature et l'armaient toute entière pour s'en venger. Je n'ai cité ici ce damnable Italien que parce que je sais que ce ne furent jamais les intentions de l'Angleterre de mettre les Canadiens aux prises avec elle: mais au moins ne faut-il pas se mettre dans le cas.

L'application naturelle de ces principes, que je n'ai le temps que de présenter en esquisse, atteste du premier coup, au moins au Tribunal de l'Europe, que tous les privilèges nationaux, toutes les prérogatives citoyennes, dévolues par la Constitution aux Anglais de naissance, étaient dues au Canadiens par les lois des nations, qui seules avaient, sur ce point, le droit d'être leurs juges, d'abord après la conquête. Mais la préoccupation est allée apercevoir, dans la religion de ces nouveaux sujets, un titre d'exhérédation, qui, en vertu de la constitution, les déboutait de toute prétention à cet héritage civil: et voilà l'illusion générale, qui, depuis le Traité de Fontainebleau, a fait condamner la province de Québec au plus misérable esclavage.

Mais si une telle condamnation avait été prononcée réellement par la Constitution d'Angleterre, d'abord cette constitution, (quoique la plus respectable peut-être de l'univers, dans l'économie politique) avec toute sa respectabilité intrinsèque, est postérieure en date aux lois des nations; celles-ci ne sont que les lois elles-mêmes de la nature, ordonnant des justes arrangements des sociétés. Toute législation individuelle doit céder à la nature, qui est ici la première modératrice et de préséance pour régler; voilà un axiome fondamental, dont il n'y a point d'appel, parce qu'on n'appelle pas de la nature, du moins ne le ferait-on qu'à sa honte: mais non; l'erreur n'est pas ici de la Constitution d'Angleterre, mais des fausses interprétations sur qui cette constitution a été prise: cette constitution, par son esprit intrinsèque, est l'impartialité, l'humanité, la justice, l'égalité, l'unité même, (c'est Locke qui parle, il devait bien la connaître); or une constitution si égale, si une, ne peut pas dispenser à ses sujets les douceurs et la gloire de la liberté au sein de l'Angleterre et condamner aux rigueurs et à l'infamie de l'esclavage tout un peuple à elle, dans Québec; elle ferait en contraste à elle-même et dans son contraste elle ne mériterait plus nos respects.

Élisabeth, reine d'Angleterre

Mais voici l'illusion: on a confondu quelques arrêts du Parlement, encore mal saisis et mail entendus, avec la Constitution d'Angleterre; mais la constitution et le parlement sont bien loin d'être des termes synonymes: et de quelles lamentations entendons-nous tous les jours retentir les voûtes des deux Chambres du Sénat, On viole, on mine, on sape, on renverse la Constitution! Une assemblée donc, que ses propres membres supposent pouvoir ruiner la constitution, ne fait pas la constitution. Mais achevons de lever le voile de l'illusion: les actes parlementaires (sous Élisabeth et sous Guillaume III, pour assurer la succession du trône d'Angleterre au sang de la princesse Sophie) cités contre les Canadiens, décernaient, à la vérité, des lois pénales contre les catholiques; mais c'étaient des catholiques coupables de cabales et de complots contre l'État: la punition a pu de plus se perpétuer avec quelque légalité sur leurs descendants, comme les représentants des premiers criminels; les États tous les jours punissent les pères et les enfants, par la dégradation de noblesse, la confiscation des biens et autres, dont les effets passent jusques aux âges futurs: mais les Canadiens n'ont jamais trempé, ni par eux-mêmes, ni par leurs devanciers, dans une conspiration contre l'État; et pourquoi réfléchir sur des innocents avérés, des châtiments où les législateurs n'ont pu les comprendre?

L'Acte de Guillaume III contre les étrangers, est encore plus improprement appliqué aux Canadiens: une foule d'étrangers, sous le règne de ce roi, étranger lui-même, inondait l'Angleterre et menaçait le Sénat d'en altérer l'esprit de la constitution, par l'intrusion d'une politique étrangère. Pour extirper cette altération, l'acte interdit aux étrangers les acquisitions et les introductions dans les places, les dignités publiques: l'interdiction est conséquente; mais depuis quand les Canadiens sont-ils étrangers en Angleterre, aujourd'hui leur souveraine légitime et naturelle? Ces étrangers intrus dans le Sénat, tout pairs d'Angleterre qu'ils avaient été créés, n'en relevaient pas moins de leurs souverains naturels, qui par les lois des nations pouvaient encore les réclamer. Patkul, ambassadeur du czar, fut condamné à être roué par Charles XII; le rigide monarque put excéder dans la qualité du châtiment, mais non pas dans l'assomption de l'autorité en vertu de qui il l'infligeait. L'ambassadeur, malgré la décoration, n'en était pas moins le Livonien Patkul; Charles XII s'en souvenait très-bien, et que trop peut-être: mais par les lois des nations la France n'a sur les Canadiens à réclamer aucune autorité, dont elle s'est solennellement dévêtit sur le roi d'Angleterre, aujourd'hui leur seul légitime souverain. Quoi! ces Canadiens sont étrangers au milieu des domaines de leur Maître et de leur Père? L'inconséquence est palpable. Que le gouvernement pèse l'injustice de la privation des Canadiens des franchises citoyennes, dont l'État souffre autant qu'eux, comme il va bientôt s'éclaircir. J'ai cru devoir, Messieurs, cet essai, quoique mutilé, à la vindication de vos droits nationaux. D'ailleurs, les prérogatives nationales, d'une nature si relevée, d'une si vaste amplitude que j'ai maintenant à vous inviter de réclamer du Sénat britannique, me faisaient une loi d'apprendre à toute l'Angleterre les titres en vertu de qui vous ne revendiquerez que votre propre bien: sans cette explication, on aurait peut-être pris pour de l'insolence, ma hardiesse à vous suggérer tant de prétentions.

Système de gouvernement pour le Canada

Voici donc l'économie politique de l'honorable gouvernement qui serait assorti avec la dignité d'un peuple aussi distingué par ses sentiments que les Canadiens le sont, au milieu des nations américaines qui les environnent; j'en soumets les pièces de détail à votre pénétration, avec d'autant plus de confiance que vous êtes trop éclairés sur la nature de vos besoins pour ne pas relever les irrégularités qui pourraient échapper au faible génie de l'architecte.

Le bill de Québec vous décerne la jurisprudence française, sous laquelle vous êtes nés; c'est en effet la judicature qui cadre le mieux avec vos propriétés et vos goûts; mais pour en couronner l'assortiment, il lui faut d'être administrée sous les auspices de l'illustre et bienfaisante constitution d'Angleterre: Paris jugera vos héritages, mais Londres gouvernera vos personnes. Dans cette économie, votre bonheur sera de tout point accompli.

Voilà la pierre fondamentale sur qui doit être assis l'édifice nouveau de votre gouvernement. Mais ici, Messieurs, ne soyons pas dupes de l'ignorance dans le génie constitutionnel de notre patrie adoptive; c'est la lettre, et la teneur seule de la lettre, qui, en législature anglaise, est revêtue de toute la force, toute l'autorité de la loi: les conséquences tirées, les interprétations suggérées, tout ce bel appareil qu'on appelle l'esprit de la loi, sont les plus beaux étalages du monde en dialectique et en logique; mais dans les lois d'Angleterre, en fait de validité, ce ne sont là que de grands riens; toute les explications ne sont que les interprétations arbitraires des individus: les Anglais ne sont pas si sots que de plier ainsi leur liberté sous l'arbitrage de quelques particuliers; c'est la loi, et la loi seule, parlante et prononçante par elle-même qui les gouverne: respectons cette façon de raisonner en matière de gouvernement; elle a été la règle de tous les peuples libres; aux beaux jours de sa gloire et de sa vertu Rome n'en reconnaissait point d'autre. Souvenons-nous ici qu'une acception informe et de travers du terme lois françaises nous a coûté dix ans de la plus crucifiante servitude; nous devons être las de verser des larmes de sang. Le premier amendement du bill de Québec que nous ayons à solliciter de la bienfaisance du Sénat britannique est une déclaration authentique et éclatante, que c'est...

Premier article de la réforme

La jurisprudence française qui nous est assignée pour don législatif, mais sous la direction immédiate et seule de la constitution d'Angleterre relativement à nos personnes.

Voilà le premier fondement de notre nouveau gouvernement; mais comme les diverses pièces de la réforme sont destinées à servir de matériaux aux requêtes, que vous vous devez à vous-mêmes et à vos enfants, pour le souverain et le parlement, je leur assignerai toujours, de précaution, une place isolée et de marque afin que d'un seul coup l'oeil puisse les apercevoir pour le service.

Second article de la réforme

La réinstauration de la loi de l'habeas corpus; les jugements par jurés et dans les pouvoirs du gouverneur, la soustraction de déposer arbitrairement les membres du conseil législatif, le chef de la justice, les juges subalternes et même les simples gens de loi, enfin d'emprisonner les sujets de son autorité personnelle et sur ses propres procédures; voilà les premières et les plus précieuses émanations de la constitution d'Angleterre, que nous ayons à réclamer pour la résurrection civile de la province.26

Baron Francis Masères, procureur général du Québec, de 1766 à 1769

Vous lirez tous ces articles si importants, couchés dans le plus bel ordre et sous le jour le plus brillant, dans un petit écrit annexé à cet essai; c'est une production du patriotisme de M. le baron Masères, que les services les plus éclatants ont proclamé dans Londres le bienfaiteur et l'ami de la province de Québec: ce digne patriote n'y a brillé que comme un éclair, dans la dignité d'avocat général, qu'il n'occupa que peu de temps. La supériorité de ses lumières, l'étendue de ses connaissances, l'intégrité de son administration, la générosité de son désintéressement, les vertus les plus aimables de la société, dans le commerce de la vie civile, en un mot tout cet assemblage de qualités, qui peut rendre respectable l'homme public et le particulier, lui concilia d'emblée les suffrages du respect, de la reconnaissance et de l'amitié: rendu à Londres, sa patrie, il a consacré le long cours de ses veilles à bâtir, de théorie, la félicité de la province de Québec; il a dévoué à une si belle fin des sommes considérables, sans recueillir jamais pour lui-même d'autre fruit, que la gloire de vous servir. C'est à ce but bienfaisant qu'il a dirigé ses efforts et ses puissantes protections, sur qui son mérite et son rang (un des premiers de l'échiquier) lui donnent toute sorte de droit de compter. Ses écrits font les délices des gens d'esprit, ces patriotes surtout qui s'intéressent pour notre infortunée province de Québec. Enfin, pour couronner tous ces traits, la qualité de canadien est chez lui un titre, à tous ceux qui le portent, pour être assurés de ses services: je puis vous attester d'honneur, que dans ce moment où j'écris, il ne peut pas suspecter même que son nom puisse être mentionné dans cet essai; sa modestie en serait alarmée; mais ma reconnaissance, et celle de mes concitoyens, devaient à tant de vertus et de services ce témoignage, aussi simple, que sincère dans sa simplicité. Guidé par ce zèle infatigable pour vos intérêts, M. Masères, le 13 mars 1784, assembla chez lui messieurs Powell, Adhemar et de Lisle, vos députés, et avec l'ouverture du patriotisme et de l'honnêteté même, il leur communiqua27 en substance les cinq articles qui, par leur importance, donnent tant de poids au paragraphe précédent: la communication fut accueillie avec un applaudissement général; j'étais présent, et je partageai le plaisir du concert de la décision qui ne peut aujourd'hui plus être que la vôtre, exprimée par les organes de votre choix. Quelle que soit la nature des demandes auxquelles votre sagesse jugera devoir un jour se fixer, quel que soit le succès qui doit enfin les couronner, s'il nous reste encore quelque étincelle d'amour pour notre liberté, si quelque mouvement nous anime pour le bonheur de notre postérité, nous devons nous faire une loi de ne jamais nous relâcher dans nos supplications auprès du trône, jusqu'à ce que la législature ait scellé dans son irrévocable sanction, en notre faveur, ces premiers écoulements de la constitution d'Angleterre, d'où dépend notre existence civile et celle de nos enfants après nous.

Ce seul échantillon de la liberté constitutionnelle de l'Angleterre vous rapprocherait au moins de la félicité des peuples les plus libres, si une économie trop avare venait jamais à vous resserrer dans l'acquisition du reste de vos prérogatives citoyennes. Vos fortunes fleuriraient à l'ombre de la sécurité sous la sauvegarde de la protection intègre de vos pairs; vos personnes ne seraient plus amenables qu'aux tribunaux de judicature, au nom de la seule loi qui pourrait vous y appeler; la puissance du gouverneur serait élaguée des branches les plus voraces de son théorique despotisme: il est vrai qu'il lui en resterait encore assez pour se déployer et s'évertuer; il n'y a que la responsabilité de sa personne aux lois de la province, qui puisse, sinon couronner de tout point, du moins avancer bien la sûreté de votre émancipation nationale. Eh, quoi! Un roi d'Angleterre ne sera à Londres que le premier sujet de la loi, et cette subordination est le plus beau fleuron de sa couronne et le plus brillant apanage de sa gloire! Tous les gouverneurs des colonies anglaises relèveront, en redevables ordinaires, comme simples sujets, des lois respectives de leurs provinces; un gouverneur de la Jamaïque aura vu depuis peu ses biens décrétés, saisis, exploités et mis à l'enchère, en vertu d'une sentence de la judicature de la colonie, qui le condamnait; le gouverneur de Québec, dans toute l'étendue de l'empire britannique, sera investi du droit de fouler aux pieds ces lois, qui nous lient tous, tandis qu'en être privilégié, et au-dessus du reste des hommes, sa personne seule en est dégagée! Mais c'est donc un complot évidemment tramé de théorie maligne pour l'inviter à violer ces lois à la saveur de son immunité? Et un système si oppressif n'est réservé que pour Québec! Outre la tyrannie, la distinction est furieusement odieuse; sans doute qu'on nous a méprisés comme le rebut de la nature humaine, puisqu'on s'est fait un plan d'oppression uniquement que pour nous. Appelons, Messieurs, du jugement; ne cessons de faire parler et plaider en notre faveur les lois de la justice et les droits de l'humanité, jusqu'à ce que la législature ait solennellement prononcé:

Troisième article de la réforme

La personne du gouverneur de Québec est justiciable des lois de la province.

Quand les lois peuvent se venger, c'est alors qu'elles se font respecter: sans cette vengeance, il faut qu'elles tombent elles-mêmes dans le discrédit et dans l'opprobre: mais il est temps, Messieurs, de venir à la pièce de marque, au morceau d'éclat, qui doit consommer presque le grand oeuvre de votre liberté et donner à votre nouveau gouvernement une consistance que le despotisme, après cela, conspirerait vainement à ébranler. Pour asseoir votre félicité provinciale sur une base si solide et si durable, il faut de nécessité indispensable, qu'il existe, entre le gouverneur et les peuples, un corps médiat muni d'assez de conséquence provinciale pour être toujours en passe de balancer, modérer, réfréner même, la puissance du premier, dans les diverses classes de son exertion, sur les derniers. Aujourd'hui qu'est chaque citoyen? Un simple individu, isolé, réduit, par un gouvernement, à lui-même et à son unité d'inconséquente individualité. Et qu'est le gouverneur par la teneur même de sa patente royale? Un homme public, soutenu de toutes les prérogatives de la couronne, encore bien amplifiées et outrées, puisqu'il est de fait armé de la toute puissance arbitraire du plus ambitieux despotisme; il nous écrase du poids seul de sa double puissance gigantesque, balancée par aucun contrepoids en notre faveur. Eh, mais! il fallait et il faut bien s'y attendre, aussi longtemps que, dans un conflit avec lui, un citoyen s'offrira avec une si monstrueuse disparité d'avantages et de force; mais renforcez l'inégalité des armes du combattant faible et mal pourvu; enveloppez-le de toute l'autorité, toute la protection, d'un corps législatif et public, qui représentant tous les individus de la province, soit à ce titre chargé d'office de veiller à l'observation des lois sous qui l'autorité du gouverneur lui-même soit forcée de plier; alors toute oppression individuelle cessera de la part du gouverneur, parce qu'en attaquant les individus, il armerait contre lui tout le corps protecteur de qui ils relèvent. Voilà, Messieurs, présentée dans ses plus beaux attributs...

Quatrième article de la réforme

L'institution de l'assemblée.

Je n'ignore pas, Messieurs, que le despotisme masqué a pris ici les devants, et a conspiré de longue main pour vous armer préalablement d'indifférence, de dégoût, d'aliénation même, contre un établissement, le seul fait pour économiser, de politique théorique et pratique, le bonheur national d'une province éloignée de l'autorité primitive. Ce despotisme projetait de fixer parmi vous son empire; il a débuté par vous préoccuper contre une institution son ennemie, toute ajustée pour l'abattre: la marche n'a pas été mal rusée pour éterniser son triomphe; mais la raison instruite à l'école d'une triste et malheureuse expérience, revient de loin; et c'est un triomphe si digne de tout être pensant, que je me promets de votre droiture et de vos lumières après une mure considération de la réalité. À quels titres, l'institution d'une assemblée, c'est à dire, d'un corps législatif, réunissant dans son sein tous vos représentants, c'est-à-dire consistant de vos plus illustres, vos plus vertueux concitoyens, pourrait-elle devenir défavorable à vos intérêts, et mériter, d'emblée, votre réprobation? Je vous entends; c'est que ce corps de la nouvelle législature serait autorisé à taxer la province, et à l'opprimer sous le poids des impôts.

Voilà, je le sais, ce grand épouvantail, à la faveur de qui on a généralement effarouché les esprits contre l'érection d'une assemblée; mais d'abord, Messieurs, (c'est à votre bonne fois à qui je parle ici) eh! quel est le peuple de l'univers, que ne soit pas subordonné à la taxation? L'État peut-il veiller aux phases diverses de sa conservation, sa défense au dehors, et l'économie du bon ordre au dedans, sans l'entremise d'administrateurs et d'agents, dont il faut payer et récompenser les services? Et n'est-ce pas aux citoyens à supporter eux seuls des frais et des dépenses qui ne sont toutes que pour eux et leurs besoins? Mais est-ce que vous ne vivez pas aujourd'hui sous un état d'actuelle taxation? Eh, que sont ces droits d'entrée, qui imposés sur toutes les denrées importées en exhaussent si fort le prix? C'est à la vérité le marchand en chef, qui paie, par provision préliminaire, la taxe, mais bien entendu, que vous l'en repayerez de vos mains avec usure: la taxe, pour n'être que médiate, n'en est pas moins effective et affective relativement à vous. Mais n'avez-vous jamais lu, d'attention réfléchie, les derniers statuts de la législature, qui sont venus compléter constitutionnellement la puissance de votre corps législatif, et l'armer de pied en cap pour vous taxer? Ce corps, dans la formation et sa constitution présente, n'est qu'un corps de réserve tout au gouverneur, et pour le gouverneur, qui ayant dans ses seules mains, le droit arbitraire de casser ou de conserver les membres, dispose en souverain de leurs suffrages; le gouverneur, dans la forme actuelle de votre gouvernement, est donc intitulé à vous taxer, au moins médiatement; misérable distinction, qui n'en relève pas plus vos droits, en n'épargnant pas mieux vos bourses: et vous n'êtes pas effarouchés d'un pareil taxateur, avec tant de droits, dont il serait armé pour vous effarer!

Mais voici une circonstance bien glorieuse, qui différencierait bien la taxe à votre avantage, si elle était statuée par une assemblée formée de vos représentants; ce serait vous alors, qui auriez le plaisir et la gloire d'être en personne vos propres taxateurs: d'ailleurs ces représentants, subordonnés eux-mêmes à leurs propres injonctions, seraient avertis par leurs propres intérêts de ne pas vous surcharger d'un poids, qui, par un contrecoup nécessaire, réfléchirait sur eux-mêmes; leur autorité s'étendrait encore à l'application de ces taxes, à la nature, réelle ou supposée, des besoins publics, qui donnent naissance à ces taxes. Que de places si frauduleusement entassées sur les mêmes têtes, à la dégradation de ces places mêmes, et à la ruine du public! que de services purement nominaux, mais que trop réellement payés, malgré leur simple nominalité! que de dépenses frivoles, extortionnelles, cruelles même, avancées par l'État, et qui exhaussent si fort la recette au-dessus du produit de la colonie! Sous une assemblée qui passerait tout en revue, la main de l'économie réformatrice châtrerait bientôt ces rapines de l'avidité, autant pour le soulagement de l'État que pour le vôtre.

Tableau illustrant le Débat sur les langues tenu dans le premier Parlement du Bas-Canada le 21 janvier 1793

Et ces corvées, ah! pensez-vous qu'une assemblée vigilante et humaine les laisserait subsister sur le plan despotique d'aujourd'hui, c'est-à-dire, sans besoins réels, sans choix, sans mesure, sans indemnité raisonnable surtout, et sans suffisante compensation, à la ruine de tant d'infortunés agriculteurs? Mais je reviens au principe dont je suis parti, parce qu'il est décisif et sans appel: la souveraineté de l'État, c'est-à-dire, la justice primitive et en chef de la colonie, réside dans le sein de l'Angleterre; c'est à ce tribunal de suprématie que ressortissent de droit tous les litiges entre le gouverneur et les sujets: il n'est qu'un corps public, tel qu'une assemblée de province, qui soit toujours en passe continuelle de franchir sans obstacle, avec succès, et à point nommé, la distance qui sépare la province de ce suprême tribunal; c'est cependant de ce passage heureusement franchi, que doit rejaillir la vengeance et le salut des individus opprimés de la province: il faut donc, ou donner les mains à l'oppression perpétuelle de ces malheureux individus, ou susciter en leur faveur ce corps des protecteurs publics, qui seul peut avoir les mains assez longues pour aller puiser si loin, et en appeler victorieusement le remède. Vous êtes sages, Messieurs, la solidité de ces réflexions n'a pu échapper à vos lumières; mais c'est que la nature du corps d'assemblée qu'il a été jusqu'ici question de placer à la tête de la législature de la province, vous offusquait; elle lésait votre délicatesse, et affectait visiblement vos28 droits.

C'était des assemblées toutes protestantes, qu'on formait sur un plan raccourci; il n'est plus question aujourd'hui de ce rétrécissement. Tout le monde aujourd'hui en Angleterre concourt à ne plus vous disputer vos prérogatives nationales; vos droits de citoyens sont généralement reconnus; le droit des gens vous le donne; l'Angleterre, sous sa vertueuse constitution, ne sait pas faire violence au droit des gens: sous ce nouvel aspect constitutionnel, il n'est plus en Canada, qu'une seule classe de colons, c'est-à-dire, de sujets-citoyens, tous soumis au même maître, et unis d'intérêts: c'est ce titre seule de sujets-citoyens, qui doit décider de l'éligibilité radicale des membres de la nouvelle assemblée; et c'est sur ce plan générique de l'économie électorale, que vous devriez en solliciter l'institution, auprès de la puissance législative. Ce serait vous-mêmes qui composeriez le corps des électeurs; vous seriez les ordonnateurs suprêmes de la qualité des candidats heureux des élections. Le Canada, compte dans son sein 125 paroisses: chaque seigneur serait électeur né, pour former la chambre haute de l'assemblée, chaque paroisse élirait deux membres, tirés indifféremment des diverses classes des citoyens, selon qu'il plairait au corps des électeurs de les aller choisir: ce dernier corps, plus nombreux, composerait la chambre basse. Cette économie ordonnatrice de la forme de votre assemblée n'étalerait pas une image mal ressemblante de la décoration extérieure du parlement d'Angleterre: en vous rapprochant de si près en gouvernement de la capitale, vous n'en percevriez qu'une portion plus considérable du bonheur constitutionnel dont elle jouit en substance et en masse.

La gloire d'un plan si ingénieux n'est pas à moi; elle est due toute entière à M. le Baron Masères, qui, toujours concentré à la considération de vos besoins, toujours dévoué à les faire cesser par des remèdes efficaces, en avait déjà crayonné le dessein dans le cours de ses utiles ouvrages, qui lui ont mérité, sur ce point en particulier, les applaudissements et l'approbation générale. Il en avait puisé le modèle dans les plus belles constitutions des colonies, les plus sagement administrées; car il est à-propos de vous faire observer ici, Messieurs, que le Canada est la seule colonie de l'empire britannique qui ne soit pas décorée de l'institution d'une assemblée, qui le gouverne; la Grenade même, qui ne contient dans son sein qu'une poignée de Français, vos anciens comme vos nouveaux compatriotes, goûte, presque depuis la Conquête, les fruits délicieux d'un si avantageux gouvernement. Que ne puis-je vous retracer ici une image fidèle des transports extatiques avec lesquels ses enfants se sont vus, à la paix, rendus à eux-mêmes, redevenus encore leurs propres taxateurs, leurs propres législateurs, j'ai presque dit leurs propres souverains et leurs rois, à l'ouverture de leur première assemblée. Les cœurs des Canadiens sont faits pour le grand; ils savent l'apercevoir, et le sentir; c'est de ces sentiments nobles, que j'attends la sagesse de votre choix: nous ne gémirons donc pas longtemps de voir le Canada dégradé par ces distinctions odieuses, qui ont jusqu'ici autant déparé sa gloire, que défiguré son bonheur; nous serons donc, enfin, un peuple anglais, c'est-à-dire libre et heureux.

Incertain cependant de la nature de votre choix, je ne puis mettre la dernière main à un arrangement si important, sans vous nuancer ici, à tout événement, un autre plan de gouvernement, qui sans l'érection d'une chambre d'assemblée, embrasse tous les avantages, tous ces précieux fruits d'administration provinciale, dont je viens de vous étaler le prix: c'est...

Cinquième article de la réforme

La nomination de six membres, pour représenter le Canada dans le Sénat britannique; trois pour le district de Québec, et trois pour le district de Montréal.

George Grenville, parlementaire et premier ministre britannique

Ne précipitez pas vos jugements, jusqu'à ce que j'ai eu le temps de vous présenter ce nouveau plan, paré de tous ses traits, et dans tout son ensemble. Je n'ignore pas que l'opulence, distribuée par la fortune d'une main avare, dans les premières classes même de nos citoyens du Canada, ne nous mettrait pas dans les mains des sujets, faits pour représenter avec éclat et une dignité extérieure une province telle que la nôtre, dans le Sénat britannique. Il faudrait donc relever leur impuissance des fonds de leurs constituants, et suppléer aux frais de leur pompe et de leur décoration externe, par des mises imposées sur toutes les classes des citoyens. Notre noblesse ne brillerait donc qu'aux dépends de la roture, c'est-à-dire d'emprunt, tiré sur nos pauvres agriculteurs et autres autres citoyens aussi utiles qu'industrieux: il ne vaudrait pas la peine pour eux d'acheter si cher une promotion parlementaire, qui dégénérerait en vraie charge publique de la province. Ce ne sont pas là les vues peu populaires qui m'ont animé dans le plan tout populaire que je soumets ici à vos délibérations. Non; mais en attendant de la révolution des temps, préparés et amenés par la sagesse administratrice de l'Angleterre, que le Canada voie couler dans son sein avec plus d'abondance le torrent des richesses, et grossir, par cet accroissement de la circulation de l'or, les fortunes de ses enfants, c'est dans l'Angleterre, notre métropole nationale, que nous viendrions chercher six gentilshommes de fortune et de vertu patriotique, qui pussent et voulussent nous faire l'honneur de nous représenter en parlement, c'est-à-dire de s'y charger de nos intérêts et de nous y préparer, par leur protection, une illustre défense contre le despotisme, qui, à douze cents lieues des yeux du souverain et du sénat, pourrait s'aviser de nous déclarer la guerre et de nous frapper des coups de la violence et de la cruauté.

Cette préparation de défense, en notre faveur, suffirait seule d'avance pour en étouffer dans le principe l'occasion et la nécessité. Un gouverneur, qui saurait que nous comptons à Londres des représentants au sénat pour y défendre nos droits, ne serait guères tenté de les attaquer, c'est-à-dire de lutter contre plus forts que lui. Au reste, les élections en Angleterre n'y coûtent rien aux parties intéressées; le fameux bill de M. Grenville y a décidé, pour l'éternité, de la générosité, du désintéressement, de la noblesse du sentiment, de la vertu, en un mot, des électeurs et des candidats. Ceux-ci rougiraient de ne devoir pas à leur mérite, et à eux-mêmes exclusivement à tout, leur élection; aussi n'ont-ils garde de corrompre et d'acheter les suffrages, qui toujours libres y sont délivrés pour rien: les candidats n'ayant, de constitution, rien à offrir, les électeurs, animés aussi d'un si noble esprit, n'ont ni d'inclinaison, ni de fait, rien à accepter; et de 548 membres qui siègent au nom des diverses divisions électorales de l'Angleterre, pas un sénateur qui ait déboursé un sou pour sa place sénatoriale. Quel prodige d'honnêteté! Le nom de M. Grenville, auteur d'une si illustre, si générale et si vertueuse révolution dans les coeurs, mérite d'être inscrit avec une distinction et une gloire spéciale, dans les fastes des apôtres, les plus fameux convertisseurs de l'univers. Quoi qu'il en soit, si à douze cents lieues de l'Angleterre ce fameux bill de M. Greenville, sur l'incorruptibilité des élections, pouvait, sur une longue route, perdre un peu de son énergie, des milliers de ces candidats si avares en Angleterre, dans les jours de leurs élections, seraient furieusement tentés de vous délier, à pleine dégaine, leurs bourses bien garnies, pour acheter à tout prix l'honneur de vos suffrages; mais née au milieu des bourrasques et des tempêtes, la vertu anglaise sait se soutenir dans le passage des mers. Au moins vos élections ne vous coûteraient rien qu'un peu de temps, perdu d'abord peut-être, mais qui produirait bientôt avec usure; cas ces candidats heureux, honorés de votre choix, et devenus, à titre d'élus, vos représentants, seraient érigés par la reconnaissance et l'honneur, en autant de protecteurs publics et d'amis, qui, éclairés par vos instructions, se feraient un point de gloire personnelle et nationale, d'épouser, haut la main, vos intérêts, et de plaider éloquemment votre cause auprès du trône et du sénat. À l'ombre d'une si respectable protection, vous deviendriez respectables et redoutables même à vos gouverneurs, qui n'auraient guère alors les idées tournées vers l'oppression, quand ils sauraient que, pour vous opprimer avec succès et avec impunité, ils auraient toute la force de l'autorité parlementaire à combattre et à vaincre: vous seriez alors trop forts pour tomber en victimes de leur faiblesse.

George Saville

D'ailleurs, ces gouverneurs, d'après le génie national, seraient peut-être susceptibles des suggestions de l'ambition, avide de cette représentation active dans le sénat; vous auriez, sous la main de votre reconnaissance, des honneurs civils, pour payer les bienfaits dont une douce et bienfaisante administration pourrait vous gratifier: voilà un appas suffisant pour convertir en gouverneur facile, généreux, et bénin, le despote, d'inclination naturelle, plus hautain et le plus superbe, et de faire d'un général Haldimand même, un autre chevalier de Savile, hélas! malheureusement pour vous et pour moi, enlevé depuis peu à la gloire et à la vertu de la nation, au milieu de qui sa mémoire ne mourra jamais. Au reste, Messieurs, que la modestie de vos sentiments ne vienne pas ici en imposer à la timidité de vos prétentions; peut-être qu'une triste expérience a appris à l'Angleterre que la plus sage politique, pour se lier étroitement des colons éloignés, dicte de les incorporer dans l'assemblée qui représente tout le corps de la nation, pour simplifier l'empire, et le mettre, par cette incorporation, à une unité de gouvernement, qui est la mère de la solidité et de la consistance.

Au moins votre entrée au sénat (quand il serait question d'elle-même en propre) ne dégraderait29 pas la majesté du sénat même: des Français ont déjà illustré, par leur présence, la majesté de cette auguste assemblée: Calais, la petite ville de Calais, députa jadis deux membres au parlement, et ces étrangers, (si cependant des sujets, bien sujets, peuvent être des étrangers dans les États de leur légitime souverain) ces étrangers, dis-je, admis, en y introduisant leurs vertus, ne furent qu'une addition de lustre et d'éclat pour cet illustre corps: l'Histoire, qu'un esprit cosmopolite a écrite, parle encore avec éloge de leurs services. Remarquez ici, Messieurs, que l'introducteur royal, qui crut devoir, en justice à ses sujets français du continent, les introduction au sénat britannique, fut un despote, (Henri VIII) qui, sur son lit de mort, faisait gloire de n'avoir, durant son règne, jamais épargné, ni un homme dans sa colère, ni une femme dans sa débauche. Que ne devons-nous donc pas nous promettre d'un souverain qui ne fait aujourd'hui régner sur le trône d'Angleterre, que le cortège assorti de toutes les vertus? Le singulier de cette admission parlementaire des Français, est encore, que sous Édouard VI, le règne de la Réforme fut établi en Angleterre: les Calésiens ne l'adoptèrent pas; leurs membres ne furent pas pour cela exclus de leurs sièges sénatoriaux: on ne crut donc pas alors qu'il existât une incompatibilité constitutionnelle entre la dignité parlementaire, et la non réformation romaine. Que de réflexions s'offriraient ici! Mai moi, je suis protestant; il faut bien laisser quelque chose à dire, et surtout à faire à nos catholiques romains du Canada.

Mais en cas que vous ne fussiez pas du goût d'allier votre représentation en parlement avec l'institution d'une assemblée, (deux établissements bien alliables pourtant, et bien nécessaires à votre bonheur) il faudrait alors remonter aux principes que nous avons déjà posés; car, quand c'est la main de la réflexion (une réflexion heureuse) qui les a choisis, leur force et leur solidité doivent subsister; ces six membres du parlement ne formeraient qu'un corps, éloigné de vous de douze cents lieues; l'oppression pourrait bien à la sourdine venir vous frapper quelques coups inattendus; et l'oppression, en exertion et en office, est toujours trop longue; le corps que vous qualifiez aujourd'hui (un peu trop libéralement peut-être) du nom sublime de corps législatif, pourrait devenir le corps de vos médiateurs, en doublant leur nombre jusqu'à 46. Leur multiplication hérisserait de plus de difficulté leur corruption totale: mais qu'une économie juste et sage règle ici les termes de cette augmentation. Leur honoraire est fixé à 100 livres sterling; réduisez-le à moitié, c'en serait assez, si c'était l'honneur et la vertu qui conduisissent ces législateurs; et c'en serait trop, si de nobles mobiles n'entraient pour rien dans l'administration de leur dignité.

Au reste, la sûreté de la province jouirait d'un plus inviolable abri, si on investissait les Canadiens du droit d'élire annuellement au moins la moitié des 46 membres du corps législatif, qui, sous cette face élective, offrirait, malgré sa mixture, au moins une esquisse de la représentation de tout le pays: alors ses délibérations, portées aux pieds du trône, y annonceraient les sentiments de tout le Canada, tandis que, sous la forme actuelle de notre gouvernement provincial, le ministère d'Angleterre est destitué de tout point fixe, de tout gage analogue, pour en être assuré; aussi erre-t-il sur un si important article, hélas, que trop! à l'aventure, dans les vagues ténèbres de l'incertitude et de l'erreur; car notre corps législatif n'est aujourd'hui lié d'aucune relation avec le corps de ses citoyens; isolé et concentré dans lui-même, il ne représente que ses propres membres; s'il s'avisait de prétendre à parler, au nom de la généralité, ce serait un téméraire, un insolent, un usurpateur des droits publics, à qui on serait autorisé de donner solennellement le démenti. Enfin, ces élections annuelles fixeraient les législateurs élus dans la sphère du devoir et de la fidélité envers leurs constituants, du choix de qui leur renomination dépendrait uniquement. La même annualité d'élection devrait marquer le choix des six membres du parlement, qui devrait avoir lieu en septembre, pour arriver à l'époque de l'ouverture ordinaire du parlement en novembre. Ce serait à ce sénat de statuer sur la nature du serment à administrer à ces sénateurs de nouvelle création. J'ai discuté à fond ces grandes pièces de réforme, qui peuvent seules donner de la stabilité à un gouvernement assorti à votre bonheur; les autres points isolés et détachés demandent moins de commentaires; je ne fais que les rendre ostensibles, en les assignant par paragraphes.

Sixième article de la réforme

La religion.

Basilique-cathédrale Notre-Dame de Québec, construite une première fois en 1647, siège du Diocèse de Québec fondé en 1674

Décorer de la concession de la religion catholique romaine en Canada de toute la pompe, la parade de la sanction de la législature, et après cela écarter sous main, de la province, les prêtres, qui sont les ministres faits pour la perpétuer, c'est accorder hautement le bienfait d'une main, et le retirer sourdement de l'autre; c'est une espèce de duplicité, indigne d'une nation que la franchise et la droiture ont, de tout temps, caractérisée et marquée de leurs traits. À propos, que système étroit, et manqué surtout, que d'aller périodiquement chaque année, mendier en Savoie, et y acheter une couple de prêtres, pour les prêter au Canada? Et ce sont nos ministres qui se chargent de conclure cet admirable marché! Eh, mais! c'est aux grands vicaires, c'est au chef ecclésiastique du diocèse à pourvoir ses ouailles d'une recrue suffisante de ministre de l'Église, son devoir le charge de ce soin. Mais des conducteurs de l'État! et sont-ils donc faits pour être administrateurs de paroisses? On les ravalerait bientôt jusqu'à en faire des marguilliers; de plus grands devoirs les appellent ailleurs; petitesse de vues, mais d'autant plus déplacée ici, qu'il semble par là que le gouvernement d'Angleterre s'effarouche ici et prend ombrages, d'une poignée de prêtres, qui isolés dans leurs personnes, et dispersés dans les paroisses en Canada, sans soutiens, sans appuis extérieurs, ne peuvent rien influer dans la politique, et sont heureusement réduits par la nécessité à ne jouer d'autre personnage, que celui que la sainteté de leur état leur prescrit; nous ne sommes plus dans ces jours désastreux, où la tiare et les mitres constituaient les seules couronnes de l'univers; c'est faire revivre, en quelque façon, la honte de ces temps malheureux, que de supposer entre dans le sacerdoce un empire, dont il y a longtemps que la sagesse éclairée des peuples l'a justement dépouillé. Le Canada, par le genre d'éducation qui y forme la jeunesse généralement destinée aux utiles fonctions de l'agriculture, n'enrôle que peu de sujets au service de l'Église. Eh bien! que l'[[évêque, par ses substituts, aille en emprunter des autres États catholiques; mais pour le succès de ce plan, il faut que la législature, par une proclamation solennelle, ouvre l'entrée du Canada à tous ces prêtres étrangers qui voudraient s'y consacrer au service de la religion. Voici le seul point, dont la providence politique du gouvernement puisse ici se mêler avec honneur; qu'il établisse à Londres un tribunal ecclésiastique, composé de tous les évêques et les dignitaires du royaume, qui seront officiellement préposés pour enquérir juridiquement de la morale et du caractère de ces prêtres nouveaux venants; et leur administrer tel serment de fidélité que des sujets doivent à titre sacré de religion à leur légitime souverain. Cette enquête et ce serment seront autant à la gloire de la sagesse du gouvernement, qu'à l'avantage, à la bonne édification et à la sécurité de province.

Au reste, cette entrée libre en Canada aux prêtres romains, est le système général adopté aujourd'hui dans toutes les colonies américaines; cette puissance, jusque dans le berceau de l'enfance de sa souveraineté, a déployé une finesse de politique administratrice: on peut sans honte la copier ici pour modèle. D'ailleurs, il est ici un point qui ne doit pas échapper à la pénétration publique. Une grande partie des nations indiennes est attachée à la communion de Rome: cet attachement les lie en commerce, de préférence, à leurs confrères de religion. Dans la situation piteuse, en matière mercantile, où s'offre aujourd'hui le Canada, il serait bien déplacé de le priver de ce secours, en lui ôtant le pouvoir de détacher de ses prêtres, pour le service des Églises sauvages. L'Amérique ne négligerait pas ce petit soin, à grands profits.

Septième article de la réforme

Réforme de la judicature, par le rétablissement du Conseil supérieur de Québec.

Sceau du Conseil supérieur de Québec

Hélas! il était si facile de simplifier la justice en Canada, de l'ajuster tout à fait à la française, et de la réduire à une unité, de service égal, et pour le peuple et pour l'État; au lieu de l'érection de ces hétéroclites tribunaux, il n'y avait rien de plus naturel que de rétablir le Conseil supérieur de Québec, avec ses vingt-quatre conseillers, je dis conseillers, gens de robe, homme élevés et nourris dans l'étude des lois; et ne pas leur substituer des conseillers d'épée, de lancette, d'aune, et autres instruments disparates, qui jurent avec l'administration de la justice, et sont l'opprobre de la justice même. Le salaire de ces conseillers, avant la conquête, n'excédait pas 100 petits écus, monnaie de France. Considérant la circulation des espèces, qui en enrichissant la province a renchéri le prix des denrées, la générosité du gouvernement anglais pourrait agrandir le salaire des ces conseillers, jusqu'à 100 livres sterling. Les appointements des juges montent aujourd'hui jusqu'à 500 livres et plusieurs qui réunissent nominalement jusqu'à quatre et cinq places sur leurs têtes. Quelle économie pour l'État? car, Messieurs, cette économie publique, vous devez la poser pour base à toutes les demandes que vous avez à soumettre à la justice d'Angleterre. Elle sort d'une guerre ruineuse, où la masse de ses dettes nationales s'est accrue, jusqu'à une monstrueuse magnitude. Ce serait exiger, qu'elle achevât de s'écraser elle et ses peuples, que d'en solliciter des institutions dispendieuses et coûteuses: le Canada ne lui coûte déjà que trop; mais je puis l'assurer ici d'honneur, que ce n'est point la faute du Canada, même; si jamais un corps d'assemblée venait à présider à son administration, et passer en revue les dépenses publiques, bientôt la colonie, déchargée de ses folles dépenses, se suffirait à elle-même pour se gouverner avec ses seuls revenus établis, et pour fleurir. Je ne puis qu'indiquer ici: continuons.

Pour compléter l'ordre dans la hiérarchie judicielle du Canada, il serait convenable de rétablir les petits tribunaux de judicature subalterne, aux Trois-Rivières et à Montréal, avec les épices anciennes affectées aux gens de loi. Ces épices sous le gouvernement français étaient raccourcies dans la sphère de la plus grande modicité; aussi le Canada connaissait-il à peine dans son sein cette race vorace, qui ne vit à l'engrais, que des folies du genre humain: à peine trois ou quatre causes se jugeaient dans le cours d'une année au Conseil supérieur de Québec. Ah! si cet âge de la simplicité, de l'innocence, de la paix, pouvait revivre dans la colonie! Au moins faudrait-il bien peu pour le retour de cet âge d'or.

Huitième article de la réforme

Établissement militaire du Canada; institution d'un régiment canadien, à deux bataillons.

Ici c'est uniquement à l'Angleterre que j'ai l'honneur de parler. Les États-Unis de l'Amérique ramassent déjà les préparatifs de la bâtisse d'une ville, à la distance de quelques milles de Montréal. En cas de guerre, si la colonie n'est pas constamment pourvue d'une armée à faire face, dès l'entrée à l'ennemi, dès lors, le voilà descendant de plein pied, jusqu'aux portes de la capitale, c'est-à-dire, maître et souverain de toute l'étendue de la colonie: Québec (quelques fortifications, que l'industrie aujourd'hui mal calculante, puisse entasser) peut tomber, sans coûter même la dépense d'un coup de canon. Il n'est que la providence canadienne, qui puisse l'enlever à cette dernière destinée, imparable par toute autre voie; mais si les habitants sont pris par voie de fait et d'emblée au premier pas de l'irruption, leur prise ne décide-t-elle pas de la chute de la capitale? Je m'arrête à l'explication; le patriotisme m'en fait une loi. J'en dis assez pour faire entendre la nécessité d'arrêter l'invasion du premier coup. Déléguer aux troupes nationales de l'Angleterre ce premier office de résistance, exigerait une grosse armée en Canada, dont la valeur, en produit, ne répondrait pas à la valeur de l'entretien. C'est donc aux Canadiens à être ici leurs propres défenseurs, et leurs principaux gardiens: mais il faut les initier, les discipliner dans la science militaire, et les appuyer de chefs, sur les traces de qui, ils puissent marcher avec confiance et avec courage à la défense de leur patrie.

Jean-Baptiste Philippe Testard de Montigny

Un régiment à deux bataillons, répandu graduellement dans toute l'étendue de la colonie, formerait dans ses cantonnements divers, par l'émulation et l'exemple, les milices des paroisses respectives: le Canada, sur ce plan, deviendrait sous peu tout militaire et soldatesque. Ce serait alors à lui, et à la bravoure de ses enfants, à se défendre; au moins puis-je assurer d'avance, que s'il tombait, il ne tomberait qu'avec honneur. Ce régiment ne devrait être commandé, (j'entends dans les places subalternes) que par des officiers canadiens: d'abord, ce serait là une entrée ouverte à tant de braves Canadiens, dont les services et les exploits restent aujourd'hui sans aucune récompense de la gratitude publique de la nation, que la générosité a toujours distingué dans tous les temps. Je la fais elle-même juge du trait suivant. Au commencement des derniers troubles, la renommée vint tout à coup à publier, que le général américain détachait un corps de 200 hommes pour voler au secours de Fort de cèdres, attaqué par nos milices. Nos officiers qui étaient à portée, ne se trouvaient alors sous la main que de 30 Canadiens: ils ramassent à la hâte 60 sauvages; et, malgré une inégalité si marquée, ils volent à la rencontre de l'ennemi, ils attaquent, le renversent, et le défont au premier choc: et avec 80 hommes victorieux, qui leur restaient, ils font 180 soldats prisonniers, le commandant à leur tête; et à cette victoire le Fort des cèdres tomba. C'est la plus brillante action qui ait illustré les armes du roi, dans ces contrées; mais elle coûta cher à un de nos braves gentilshommes canadiens, (M. de Montigny, l'aîné) qui de sa main avait fait prisonnier un des principaux officiers ennemis: au départ des Américains il la paya de ses terres ravagées, sa maison, et ferme réduites en cendres, et de sa fortune entièrement ruinée. Ces pertes exposées modestement à la justice du gouvernement, le bureau de la trésorie répond, que c'est là la fortune de la guerre, qui s'est déployée à ravages identiques, dans les îles anglaises de l'Amérique, qu'il serait de justice égale, c'est-à-dire d'impuissance nationale d'indemniser.

Le cas n'est ni similaire dans les circonstances, ni analogue dans les suites. À l'invasion de la colonie, une proclamation américaine avait garanti leurs possessions, aux Canadiens, qui vivaient tranquillement sur leurs foyers domestiques, sans entrer d'abord dans la querelle nationale; ils y jouissaient en paix de leurs héritages; ce fut une proclamation royale qui, au nom de la munificence du maître, vint les arracher de cette neutralité. Est-il d'abord de la gloire du souverain, que des sujets soient les dupes et les victimes des paroles qu'il a données par l'organe de son représentant? Il ne faudra donc plus les respecter et leur obéir: l'affirmative ne serait pas de politique, qui veille au salut d'un État. Les conséquences en seraient ici terribles; à la première irruption, les Canadiens seraient donc forcés de s'ensevelir dans l'inaction de la neutralité. Iraient-ils affronter les ravages de la guerre, en faveur d'un État qui leur aurait déclaré d'avance qu'il n'y a plus pour eux de réparation et de compensation à attendre de lui? Je prie la trésorie de faire grâce ici à cette légère discussion: si j'aimais moins l'Angleterre, et la conservation de sa colonie, je me serais tu sur une affaire où rien ne peut m'intéresser, que mon patriotisme et ma fidélité à mon souverain; car ce n'est point ma cause que je plaide ici: la carrière militaire était en effet celle qu'avaient cour mes ancêtres: des circonstances spéciales et des goûts personnels ont décidé de ma personne ailleurs; mais le salut de la colonie, et notre existence nationale dépendent de l'exertion de ces militaires: je gémirais pour l'Angleterre encore plus que pour moi, que cette exertion de ces braves vînt à être nécessairement énervée par l'ingratitude publique.

Au reste, le régiment ne serait point composé de soldats canadiens; ils se refuseraient tous de s'y enrôler; et leur admission même volontaire ne serait point acceptable, pour les progrès de la colonie, qui a besoin des mains de ses enfants pour les travaux habituels de la cultivation. Ce régiment donc ne consisterait que d'étrangers, à qui, pour le bien général, l'entrée de la province devrait être librement ouverte, en vertu d'une proclamation parlementaire. C'est exactement le système d'aujourd'hui, de toutes les colonies américaines, qui ne se pourvoient que de troupes étrangères. L'administration n'y est plus à douze cents lieues d'elles; elle réside dans leur centre même: la vue des objets présents doit rendre son coup d'oeil plus clairvoyant, plus pénétrant, plus juge.

Neuvième article de la réforme

La liberté de presse.

Un mot. Si la presse continue à être captivée dans la colonie sous les contraintes de l'autorité despotique, elle ne manquera pas d'aller dorénavant incognito se dégager de ses entraves, dans la ville américaine qui va se bâtir à nos portes; et de là elle répandra son influence bénigne dans tous les recoins de la province. En fidèle sujet, (gloire que je réclame malgré les dents et en dépit des soupçons affectés et infectés du Suisse Haldimand) en citoyen, dis-je, lié de tout le coeur, et toute la force du sentiment, à la cause de mon roi, et de toute la nation, je serais mortifié, que quelque autre que l'Angleterre pût jamais réclamer des titres à la reconnaissance canadienne.

Dixième article de la réforme

Institution des collèges pour l'éducation de la jeunesse.

Photographie de l'ancien collège des jésuites de Québec transformé en caserne militaire par les autorités britanniques après la Conquête

Le clergé est richement pourvu en Canada; il a su de ses mains s'édifier des séminaires, où les candidats au sacerdoce sont formés de jeunesse aux vertus de leur état. L'économie providencielle de la hiérarchie ecclésiastique ne s'est point démentie de sa vigilance antique, et de son activité de tous les temps: mais n'est-il donc dans la colonie, que des prêtres à élever? Il n'existe plus, dans toute son étendue, aucune institution nationale, où la jeunesse documentée puisse être initiée dans les diverses sciences économiques, analogues aux offices des diverses classes des citoyens de l'État. Qu'est-ce que l'État pourrait attendre d'une génération d'enfants, que la politique précoce de l'éducation n'aura pas façonnés pour les divers emplois de l'État? Bien des citoyens aujourd'hui envoient leurs enfants en France, pour suppléer à la pénurie des écoles publiques, qui condamne en Canada la jeunesse à ne pouvoir mettre en valeur les talents dont la nature a pu les douer. Une expatriation si prématurée les rend après à leur patrie, imbus de sentiments dont l'esprit de nationalité se formalise. C'est la faute de la prévoyance publique; les chefs de famille ont reçu de la nature l'ordre de polisser leurs familles; ils l'exécutent, en faveur des lieux qui en favorisent le succès.

Les jésuites sont aujourd'hui réduits à quatre dans le Canada, et un cinquième fixé depuis longues années par l'autorité publique en Angleterre, pour le service de l'État. Ils ont tous atteint l'automne plus que commencée de la vie. Le gouvernement pourrait, dans le moment, les placer dans une honorable retraite, pour le peu de jours qui leur restent. Il aurait alors sous la main de riches fonds, tout prêts à être mis en valeur et en oeuvre pour l'institution des écoles publiques, assorties à tous les genres d'éducation; les lois, la navigation, les fortifications, etc. pourraient y être développées doctrinalement dans le collège. Je n'ignore pas que les biens des jésuites constituent un apanage destiné à la couronne; mais le Canada en corps réclame contre cette destination, qui renverse les droits de la province, et est destituée de toute analogie avec la donation primitive de ces fonds. Nos anciens souverains n'avaient entassé tant de seigneuries et tant d'opulence sur la société des jésuites, que sous la redevance de n'en percevoir le produit qu'en vertu de l'éducation de la jeunesse: ces biens restent chargés de cette redevance, hypothéquée à perpétuité sur leur produit; c'est sur ces mêmes clauses, que la conservation de ces biens a été irrévocablement stipulée à la capitulation de Montréal. À la dissolution de cette société, en France et dans toute l'Europe des souverains, en s'emparant de ses biens, ont rempli l'obligation dont ils étaient chargés par la fondation d'autres collèges, qu'ils ont dotés de leur fiscs royaux. Le meilleur, le plus juste des princes ne voudrait pas s'écarter de si vertueux modèles, et s'enrichir aux dépens de l'instruction de ses sujets.

Onzième article de la réforme

Naturalisation nationale des Canadiens dans toute l'étendue de l'Empire britannique.

Par toutes les constitutions des divers empires de l'univers, les nouveaux sujets sont authentiquement mis en possession de tous les droits de citoyens, dès que la fixation de la conquête est jurée par le traité de paix. L'entrée à toutes les dignités de l'état leur est ouverte, à mêmes titres, et à même mesure que la nation; et le droit d'acquisition territoriale leur est dévolu sans conteste. Il n'est que l'Angleterre, où les nouveaux sujets soient à jamais bâtards et étrangers dans l'empire de leur unique souverain, et condamnés à un esclavage national, par une exhédération civile. Le droit des gens, les lois des nations, s'élèvent vivement contre cet abus de la victoire; mais il entraîne ici des conséquences bien désagréables pour l'État conquérant même, il ne reste aux Canadiens que très peu à glaner dans la distribution des emplois civils de leur propre patrie. Une douzaine de places, c'est toute la valeur que les proportions administratrices aient fait jusqu'ici tomber dans leurs mains: mais la récolte ne répond pas aux mains de plus de 100 000 âmes, élevées pour la recueillir; de là, la nécessité pour plusieurs de nos citoyens de s'expatrier; ils ne sont pas admis en Angleterre dans les divers corps d'institution nationale; il leur est interdit d'aller dans son sein se fonder des établissements territoriaux, les acheter, les posséder, et y donner à perpétuité une félicité citoyenne à leurs familles. Eh bien! ils vont en France redemander à leur ancien souverain leur réadmission dans ses États, et leur réhabilitation dans l'ordre national et civil; c'est ainsi que bien de nos meilleurs sujets, bien de nos plus respectables familles ont déserté, et désertent, et déserteront successivement du Canada, dont elles pourraient faire aujourd'hui un des plus beaux ornements.

Par quelle fatalité, une nation célèbre dans l'univers par l'esprit de sagesse et de rectitude constitutionnelles qui la gouvernent, s'obstine-t-elle, depuis 24 ans, à condamner à l'exhérédation civile, et à une servitude nationale, tout un peuple à elle parce que les sectateurs de la religion qu'il professe, mais auxquels il ne tien par aucun titre, ni naturel ni civil, se déshonorèrent jadis, par des crimes d'État contre elle? Mais l'équilibre naturelle, la justice judicielle de l'univers, les lois des nations, le droit des gens, les décrets du contrat social, tout réclame contre la punition des innocents. La législature anglaise, ni dans la teneur, ni dans l'esprit de ses lois pénales, n'a pu envelopper que les coupables, ou leurs descendants qui seuls ressortissaient à sa juridiction, ou réellement ou virtuellement par représentation; mais des étrangers, qui n'étaient pas alors justiciables, qu'elle ne pouvait prévoir devoir être un jour unis à l'État, qui ne devaient enfin relever de cet État, sous aucun aspect coupable, ah! il n'y a que l'aveuglement qui ait pu les confondre dans la peine: mais l'Angleterre est la première dupe et la première victime de la méprise, qui la prive d'une foule de bons et riches sujets, qui, interdits de s'établir dans son sein, avec les droits citoyens aux places publiques et aux acquisitions territoriales, transportent ailleurs leurs familles et leur fortunes, souvent acquises à l'ombre de sa sagesse et de ses services. Plus je considère le bien de l'État, plus me promets-je ici que le parlement ne laissera pas subsister plus longtemps une erreur si détrimentale à toute la nation.

Voilà, Messieurs, toutes les pièces principales de détail politique qui, dans leur ensemble, peuvent être assorties à la formation totale d'un gouvernement heureux dans la province, qui l'a assurément acheté bien cher, ne fût-ce que par les calamités produites par une administration manquée, de plus de 20 ans. J'ai essayé de les lier l'une à l'autre, avec le plus d'ordre qu'il a été possible à la faiblesse de mon génie; il ne vous reste plus que de les coudre avec plus d'art dans une supplique provinciale, pour être présentées au trône, et au parlement d'Angleterre; car les ministres ne sont dans l'État que les agents du pouvoir exécutif: il est bien dans leurs mains par des lénitifs passagers, des modifications momentanées, d'adoucir pour un temps l'amertume du joug que vous avez goûté à si longs traits: ils peuvent même, par un choix réfléchi, et pour coup, bienfaisant, placer sur vos têtes un gouverneur juste, humain, et vertueux, qui mette sa gloire à essuyer vos pleurs, et à faire renaître parmi vous le règne de la sérénité, de la sécurité, de la paix; mais votre bonheur ne serait que le don gratuit de la condescension ministérielle, et des dispositions naturelles de l'honnête et aimable despote qui vous gouvernait; les ministres pourraient revenir de leur bonne volonté, reprendre leurs bienfaits, et vous replonger dans vos anciens malheurs; mais le bonheur de tout un peuple doit être assis sur des fondements plus fermes et plus durables.

William Penn, fondateur de la province de Pensylvanie
Guillaume III d'Angleterre, prince d'Orange, personnage central de la Glorious Revolution de 1688

Le fameux fondateur de la confraternité de Pennsylvanie (M. Penn) a placé au frontispice de son code législatif, que « ce sont les hommes bons, qui font les bonnes lois, et qu'il ne faut à tout un peuple que de bons administrateurs, pour les rendre heureux »: il avait raison; mais avant que d'ériger un axiome si raisonnable en règle unique de législation pour un pays, il faudrait trouver un point fixe, pour se répondre à perpétuité de la vertu des conducteurs publics. Sans doute, que ce chef enthousiaste des trembleurs, saisi et agité de l'esprit30, lisait dans les cœurs des ses présents et futurs sectateurs mais moi, qui ne prétends pas à la gloire du don prophétique, je soutiens hardiment que c'est à la bonté des lois à former les bons administrateurs publics: la vertu de ces derniers tient si fort à la chance et à la casualité, qu'on ne peut raisonnablement s'en rapporter à elle, sur le bonheur de tout un peuple: mais la vertu de la loi est fixe; elle règne en dépit de l'iniquité des conducteurs, et les peuples sont heureux. Elle n'est pas, il est vrai, à l'abri de la transgression; mais la transgression d'une loi (j'entends une loi fondamentale, constitutionnelle, et de gouvernement, dont il est ici question) appelle tous le corps du peuple à la vengeance, ou pour le renversement du violateur, ou pour une révolution totale. Cette doctrine, fondée sur la nature du contrat social, est, à titre spécial, sacrée en Angleterre; car elle a été l'âme de cette grande et mémorable révolution, qui l'a décidée pour jamais, (au moins faut-il l'espérer ainsi) l'empire de la loi, c'est-à-dire de la liberté; car celle-ci est la fille naturelle et légitime de la première: c'est sur ces grandes leçons, Messieurs, que vous ne pouvez faire aucun fond sur toutes les concessions particulières que pourraient vous dispenser aujourd'hui des mains subalternes, autorisées conséquemment à s'en ressaisir, à caprices, dès demain: la loi, Messieurs, le sceau de la loi, qui consacre à jamais la forme de gouvernement dont votre choix aura décidé, voilà le lien seul qui peut attacher invariablement vous au bonheur, et le bonheur à vous: c'est donc au roi siégeant en parlement, à qui vous devez vous adresser.

Douzième article de la réforme

Députation solennelle du Canada, au roi et au parlement d'Angleterre.

Ici, Messieurs, le succès dépend beaucoup des formalités: je suis sur les lieux; souffrez que je vous communique l'expérience de mes yeux. Vous avez dépêché trois députés, recommandables tant que vous voudrez par la droiture, le patriotisme, le bon esprit, le mérite personnel; mais c'était de simples citoyens: ils ont échoué à plein; sur la moindre connaissance du grand monde vous deviez bien vous y attendre. Le mérite individuel, la vertu isolée, et ne brillant que de son lustre interne et modeste, ne suffisent pas pour réussir auprès d'un gouvernement; il faut de l'éclat, de la grandeur, de la pompe, dans les cours, pour s'y faire remarquer et écouter; et ce n'est que par l'importance de l'ambassadeur qu'on y juge de l'importance de l'ambassade. Après tout, une province aussi respectable que la province de Québec a quelques droits d'être représentée dans le grand. C'est sur ce plan que je voudrais vous avisez de former votre députation, dont les membres devraient être tirés de l'élite de chaque classe de citoyens; deux du clergé, deux de la noblesse, quatre du corps des négociants, et quatre de celui des agriculteurs: chaque classe défrayerait des députés; ce ne serait pour chaque individu qu'une pure misère, dont vous seriez bien abondamment repayés par le succès, qui alors serait sûrement à vous. Si cependant un si grand nombre de députés alarmait votre économie, réduisez-le de moité, ou même à un représentant pour chaque classe.

Conclusion

Mais ici, une influence maligne, sortie des vapeurs impures des passions de quelques faux frères, peut seule corrompre, et faire mourir parmi vous, jusqu'au germe de l'espérance du bonheur public. À la première démarche que la publication de ces réflexions pourrait susciter, la faction bruyante et courroucée des Mabane, des Fraser, des de Rouville, et de quelques mercenaires flatteurs, en place, va sur le champ sonner l'alarme dans tout le Canada; je la vois d'avance volant de rue en rue, y promenant ses chagrins et ses frayeurs, qu'elle s'essayera d'universaliser et d'approprier à tous les coeurs, à la faveur du tumulte et du vacarme; je le suis de l'oeil, frappant de porte en porte, une adresse à la main, fabriquée dans les forges de l'imposture et du mensonge, concertés ensemble pour soutenir le triomphe de la tyrannie du despotisme, et faire signer, à force de souplesse, de menaces et d'artifices, aux citoyens effrayés et surpris, que l'administration du général Haldimand a été l'administration de la justice, de l'humanité, de la bienfaisance, et que le gouvernement actuel est le seul gouvernement sagement combiné, pour votre liberté, votre félicité, votre gloire.

Car tels sont les canaux infidèles et empoisonnées, qui de source encore plus perfide et plus pestiférée, ont conduit jusqu'ici les informations d'État, sur la situation actuelle de notre province, dans les bureaux des offices publics: et c'est par ces répertoires mensongers, que nos ministères se flattent de la connaître: eh, mais! seraient-ils donc si peu initiés dans la connaissance des hommes, pour imaginer qu'un gouverneur, d'un coeur assez scélérat pour être tyran, pût avoir assez de vertu pour confier dans le sein des ministres, c'est-à-dire de ses juges, de dépôt avéré de ses tyrannies? Non; ce serait s'abattre de ses propres mains, et se renverser lui-même de son trône; il n'a garde d'être ainsi son ennemi; aussi n'a-t-il représenté, et ne représenterait-il jamais, aux conducteurs publics, la province de Québec, que comme un séjour enchanteur, où règne la justice, le bonheur, la sérénité la plus pure, sans mélange d'aucun soupir, excepté peut-être celui du crime puni; c'est-à-dire, Messieurs, que vous êtes et serez toujours heureux à Londres, au moins au tribunal des administrateurs de l'État, tandis que dans votre patrie vous nagerez dans le sang, et dans les larmes: et voilà l'illusion et l'imposition lamentables, que je déplorais amèrement dès le mois de novembre et de décembre dernier dans mes31 lettres à milord North. Mes soupirs et les vôtres furent alors perdus; sont-ils condamnés à l'être toujours?

Quoi qu'il en soit, Messieurs, voilà la même marche que vous prépare la faction dont je vous traçais d'avance, il n'y a que quelques moments, les pernicieux complots. Elle a absorbé dans elle-même, toutes les places publiques, tous les émoluments et les salaires de la province; c'est par là qu'elle s'est guindée de force, sur le pinacle de la fortune; elle ne peut s'y maintenir, que par la continuation de votre humiliation, de votre oppression, et de votre esclavage: elle remuera ciel et terre pour étouffer, dès leur naissance, les nobles efforts, à la faveur de qui vous pourrez essayer de vous en relever; et pour consommer votre destruction, en consommant le triomphe du système de gouvernement qui l'a élevée sur vos ruines. C'est à vous à prononcer, si votre existence provinciale doit être sacrifiée à l'exaltation et à la fortune de quelques faux et perfides citoyens, et s'il convient à votre gloire, d'être les spectateurs oisifs et insensibles ... que dis-je? ... le artisans et les promoteurs mêmes de votre perte, en concourant activement à faire réussir les mesures de ces factieux. Je ne balance pas même de vous en communiquer l'aveu, (car il importe à votre gloire, qui fait partie de la mienne) je vous confesserai, dis-je, qu'on vous a représentés ici comme un peuple soumis, timide et docile, si familiarisé avec l'obéissance, et tellement façonné pour elle, que la voix de la liberté, et des sublimes passions de l'homme, ne serait pas capable de vous réveiller, et de vous mettre en action, pour soulever seulement le poids de vos fers, et beaucoup moins pour les rompre. Toute l'Angleterre, au fait de votre oppression, est aujourd'hui dans l'attente pour juger de vous par votre courage et votre fermeté.

Au milieu de cette attente, qu'il est de votre gloire de faire bientôt finir, voici le seul souhait auquel mon sincère patriotisme se borne en votre faveur: puissent vos enfants, et les enfants de vos enfants, combler de leurs abondantes bénédictions, le zèle et l'amour de la liberté, que vous allez déployer dans les circonstances critiques, où vous gémissez, et n'avoir jamais à verser des larmes de sang sur la destinée qui les menace! car il n'est plus temps de vous aveugler, Messieurs; c'est toute votre postérité, qu'il est question aujourd'hui de défendre, et de sauver. Le gouvernement a aujourd'hui dans les mains l'arrangement de la province de Québec32; il faudrait des siècles pour le ramener d'une erreur de législation qui lui échapperait contre l'économie de vos intérêts et de vos droits; et comment ne pas trembler sur l'existence future d'un si triste évènement, puisque tant de voix mensongères conjurent de toutes parts, pour égarer sa justice, en surprenant sa bonne foi! Il n'y a que vous en corps, Messieurs, qui, par une exertion décidée et vigoureuse, puissiez former un contrepoids, pour contrebalancer les menées de vos ennemis, déchaînés contre votre liberté. Il n'y a que vous, qui pussiez plaider éloquemment votre cause; mais au moins suis-je fondé, sur des titres bien authentiques, de vous assurez, que, pourvu que vous vouliez la plaider en braves gens, vous ne la perdrez assurément pas.

Thomas Townshend, vicomte de Sydney

Qu'avez-vous à réclamer pour la réforme du malheureux gouvernement qui maintenant vous opprime? Rien de plus, mais aussi rien de moins, que les prérogatives des citoyens de l'Angleterre; mais par la teneur du contrat social la nature vous assigne en apanage, le droit des gens, les lois des nations vous les assurent, la constitution de l'État, au moins par son esprit, vous les confirme; et enfin les voeux de tout le patriotisme de l'Angleterre (autant qu'il est donné à un simple particulier de compter tant de suffrages) vous en souhaitent la concession plénière, et la parfaite jouissance. Notre souverain, dont vous avez, au premier chef, à solliciter la justice, a été proclamé, par la voix publique, le meilleur des princes qui soient jamais assis sur le trône d'Angleterre. Un titre, pour le moins aussi consolant pour vous, le décore; il est le protecteur spécial, et de prédilection de coeur, le père du Canada; cette qualité, bien avérée dans cette capitale, doit suffire seule pour relever et donner de l'âme à votre confiance. Le ministère qui nous gouverne aujourd'hui jouit, dans les idées universelles, de la gloire de la popularité, c'est-à-dire d'un patriotisme décidé à étendre la félicité nationale dans les domaines les plus reculés de cet empire; tout le corps du peuple, par reconnaissance et par estime, s'est fait un point d'honneur de lui former, par son choix, un parlement d'après son modèle: enfin, le ministre au département de qui ressortit la province de Québec, est milord Sidney. Ce seigneur, n'étant encore que M. Townshend33, fut le sénateur qui s'éleva d'avance avec plus d'énergie et de force, contre la sanction donnée en parlement au bill de Québec, à raison du despotisme, qu'il préjugeait, dans les vues anticipées de sa juste politique, devoir un jour en découler: milord Sidney est lié d'honneur à soutenir les avances de M. Townshend, et à extirper une tyrannie qu'il avait réprouvée et condamnée avant son avènement.

Enfin, ce grand ministre est, par sa mère, de la descendance du fameux archi-patriote Sidney34, ce célèbre patron de la liberté, dont il était si exalté, si épris, qu'il ne voulut rien souffrir chez lui qui ne fut marqué de ses augustes livrées. Un sang si libre, coulant dans ses veines, ne condamnera pas à l'esclavage tout un peuple de nouveaux sujets, qui viennent à son tribunal officiel redemander la liberté, au nom de l'illustre nation qui les a adoptés.

Je conclus, Messieurs, par le témoignage public d'un des plus illustres seigneurs d'Angleterre, (le Lord Sheffield) qui, dans un livre savant et tout patriotique, a mis, d'un seul trait de plume, le dernier sceau de la confirmation à vos espérances et à vos droits. « La sage politique de la législature », dit-il, « ne doit pas balancer un moment de gratifier les Canadiens de la forme de gouvernement, assortie à leurs demandes et à leurs goûts, parce que le plus beau titre que l'Angleterre puisse se ménager pour se promettre la conservation de leur pays, réside dans leur contentement et leur satisfaction; pour placer ce contentement sur une base inébranlable, nous devons adopter pour système, de leur faire un sort civil, plus heureux et plus beau, que les colonies américaines, qui les environnent, ne pourraient leur promettre et leur offrir. »

Tout est dit dans une déclaration si précise et si publique: votre liberté est donc dans vos mains. Il n'est plus question pour vous, que de la demander, comme il convient; un peuple animé d'aussi beaux, d'aussi grands sentiments que les vôtres, ne peut choisir, de préférence à son émancipation civile, l'infamie de l'esclavage, pour lui et toute sa postérité; il cesserait d'être lui-même. Le comble de la gloire pour moi, serait de pouvoir réclamer quelque part dans cette heureuse révolution qui est ici l'âme de mes réflexions et de mes veilles; au moins puis-je et dois-je vous assurer, qu'à son avènement, votre bonheur national suffira seul, pour me consoler de toutes mes disgrâces personnelles. Je ne puis conclure, par des sentiments plus dignes de vous, et en qualité de votre compatriote, j'ose le dire, plus dignes de moi.

J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considération,
Messieurs,
Votre très humble et très obéissant serviteur,

Pierre du Calvet

Notes de l'auteur

1. Ce juge à paix était M. Walker. Il fut assailli chez lui, sur les neuf heures du soir, par des hommes masqués qui le laissèrent comme mort sur le carreau, emportant avec eux son oreille. Elle fut portée par deux hommes déguisés à un officier, de-là au gouverneur qui l'envoya à M. Lames, juge à paix. Ce magistrat la conserva pliée dans du papier pour servir en son temps de preuve évidente du délit. M. le capitaine Fraser fut suspecté de cet assassinat, accusé, confiné dans une assez longue captivité et acquitté enfin, faute de preuves.

2. La stature de M. Fraser est de six pieds; la mienne, seulement de cinq pieds cinq pouces.

3. Ce fut abord du Canceaux que mon porte-feuille me fut remis, environ six semaines après, par M. Prenties, prévôt martial.

4. Ce jeune homme est né avec du sentiment; il tien par l'éducation à des principes; sa vertu méritait une plus heureuse fortune.

5. Ce résumé est extrait du mon mémoire, page 113.

6.

Monsieur,

En réponse à votre demande, je vous dirai, que les premiers jours de décembre de 1780, je priai le général Haldimand de vous laisser sortir de prison, en lui représentant le triste état où vous étiez, en égard à votre santé, et la mauvaise prison que vous occupiez; lui offrant d'être votre caution. Il me fit réponse, (comme il avait déjà dit) qu'il était fâché que vous fussiez soupçonné. Enfin, il m'accorda votre élargissement, et appela Monsieur Le Maître, à qui il dit d'aller avec moi chez le lieutenant-gouverneur, Monsieur Cramahé, lui dire se sa part de vous faire sortir, après avoir pris ma signature pour la forme du cautionnement. Le message fut fait; et Monsieur de Cramahé, étant occupé alors, me pria de repasser le lendemain; ce que je fis: et Monsieur Dunn dressa l'obligation; et la portant avec moi dans l'appartement de mon dit sieur Cramahé, ce dernier nous dit, « La girouette a tourné; le général m'a envoyé contre-ordre. » je conçus que vous lui aviez pu écrire quelque chose la veille ou le matin. Je fus vous trouver, et j'appris de vous que je ne m'étais pas trompé; ce que le général me confirma le dimanche d'ensuite à son lever. Je me suis reproché de ne vous avoir pas été prévenir sur le moment, en sortant de chez le lieutenant-gouverneur la première fois: cela aurait arrêté votre lettre au général, et donné vraisemblablement votre liberté.

J'ai l'honneur d'être, bien parfaitement,
Monsieur,
Votre très humble et très-obéissant serviteur,
(Signé)
FRANÇOIS LEVESQUE

7.

Jeudi, le 14 décembre, 1780.

Je fais mes compliments à monsieur du Calvet, et parlerai à monsieur le général demain matin à son sujet. Son excellence a été indisposé à son égard au sujet d'une lettre qu'il lui a écrite, d'un style indécent, et qui ne convenait point du tout. Je vous en ai averti plusieurs fois; et vous y êtes toujours revenu.

H. T. CRAMAHÉ.

À Monsieur PIERRE DU CALVET, aux Récollets.

8. L'exemple de M. Lally et d'une foule d'autres généraux et gouverneurs jugés au parlement de Paris fait foi de la vérité de ces assertions.

9.

Juin 30, 1782.

Avec peine je vous informe que, par un trait de politique le plus tyrannique, on a empêché Monsieur Livius de venir en Canada. Il est certain que le parti de l'inquisition, qui s'est élevé ici a écrit à Londres tout ce que la calomnie peut inventer pour se maintenir en autorité jusqu'à la fin de ces désordres, pour désoler ceux qu'ils ont en aversion, pour assouvir un intérêt sordide par une indigne iniquité qu'il exerce. Quelques conseillers ne se cachent point de dire hautement que si Monsieur Livius était venu, le Conseil l'aurait fait repartir dans le même bâtiment: même le gouverneur a eu l'imprudence de le dire à table. Ils se voyaient soutenus; c'est assez en dire pour les autoriser à tout faire, à tout oser, et à tout entreprendre. L'on dit que le gouverneur a reçu des instructions du secrétaire d'État pour élargir les prisonniers sur lesquels il n'y aurait aucun fait: il n'y a nul doute de croire qu'il n'en fera rien et qu'il n'e fera sortir aucun. La raison en est toute simple: puisque la cupidité s'en est mêlée jusqu'à présent, il s'y soutiendra dedans tant qu'il pourra, pour faire le contraire à ce qui est dû au droit des gens, afin de s'y soustraire. Il paraît qu'il est approuvé: du moins, il le dit: ce qui est en vérité révoltant pour les gens de bien, honteux et déshonorant pour le gouvernement, de souffrir l'injustice et la cruauté qui se fait ici. Il faut absolument qu'on ait surpris la religion des nouveaux secrétaire d'État, puisqu'ils suivent, pour ce qui concerne et regarde cette province, le même système que leurs prédécesseurs pour sa destruction entière; car ils tombent dans les mêmes pièges.

Je suis mortifié que Monsieur Livius ne soit point venu; car il n'y a nul doute à croire que sa justice aurait délivré les prisonniers et mis tout le civil en tranquillité; la majeure partie détenue par suspicions mal-fondées, ou par des idées arbitraires et idéales et despotiques fomentées, ou, dis-je, enfantées par la jalousie, pour ravir et ruiner la santé et la fortune de ceux qu'on gait d'une invincible inimité.

L'on ignore pas que l'on a fait tout ce que l'on a pu, par or, argent et menaces, pour tâcher d'avoir de mauvais témoignages contre les prisonniers; particulièrement contre vous: ce qui est un exemple des plus frappants aux yeux de tous les individus de cette province. Aussi ne vous déconfortez pas; prenez courage et beaucoup de patience: c'est à qui je vous exhorte; car ils ne demandent pas mieux que votre perte. Il faut espérer que quelque bonne âme de Londres fera reluire le flambeau, qui réfléchira ses rayons de clarté sur les personnes en place, pour restaurer les principes de justice et d'humanité qui restent dans le néant ici. Dieux veuille ramener les moments précieux de ces heureux jours de félicité pour nous tous, pauvres habitants de cette province, abandonnés à la fureur de l'irréligion et de toute la corruption humaine.

À Monsieur du Calvet.

Je reçus cette lettre anonyme et sans date dans des moments de redoublement de chagrin et de douleur qui donnaient de furieuses secousses à toute ma résolution et à ma fermeté; il ne faillait rien de moins qu'un si puissant confortatif pour les relever. J'en dépêchai sur le champ la copie, par quatre duplicata. à tous les ministres et secrétaires d'État; que les ministres présents, dupes d'obliques et frauduleux rapports, y aperçoivent une vrai esquisse de la situation de la province, dessinée par les mains même des intéressés au premier chef, en qualité de souffrants. Au reste, cette lettre ne part point d'une seule main; elle est l'ouvrage réfléchi d'une petite société de quelques-uns de nos plus vertueux citoyens: ils avaient alors, et ont encore, la langue liée par le despotisme, qui aurait érigé en crime de haute-trahison, tout témoignage public de la vérité, contre ses fureurs: ils ne pouvaient parler ouvertement, que sans fruit pour la patrie, et pour leur propre destruction; mais, que le tyran expulsé rende leur véracité et leur patriotisme à leur liberté, ils s'expliqueront hautement, et le ministre verra alors, s'il est de la sagesse et de la bonne politique des conducteurs de l'État, de s'en rapporter à un gouverneur, qui, foi d'amour-propre et d'intérêt personnel, déclare, que, sous son administration, tout va bien.

10. Lord Amherst.

11. M. de Langlade.

12. C'est la première du second volume de ses Épîtres.

13. Ticonderago, assigné à la province de New-York, ouvrit l'entrée du Canada au général Montgomery, qui descendit de plein pied jusqu'à Québec. Au dernier Traité de Paix, les colonies, en vertu du premier acte de possession, on réclamé la même étendu de terrain que leur avait assignée la ligne de démarcation: la nécessité de circonstances de l'État a forcé le ministère d'Angleterre à souscrire à leurs prétentions: par cette concession les Américains ne sont plus qu'à quelques lieues des murailles de Montréal, ville commandée et ouverte de toutes parts; c'est-à-dire que sans l'institution d'un plan militaire, qui se développera dans la suite de cette lettre, le Canada peut être envahi et englouti tout entier, avant que la nouvelle même de l'invasion puisse atteindre l'Angleterre. Enfin tous les postes de traite et commerce avec les sauvages avaient été enclavés dans le district des colonies, en vertu de cette impolitique ligne: à la paix, tous ces postes sont restés à leur ancienne situation; c'est-à-dire que pour faire revivre et refleurir l'ancien commerce du Canada avec toutes les nations indiennes, il n'est plus de ressource que d'élever des forts sur la côte occidentale qui lui reste. Il en coûtera bien du temps et des dépenses pour y réussir; mais sans succès, de quel prix pourrait être le Canada?

14. De 23 places assignées dans le Corps législatif de la province de Québec, sept seulement sont adjugées aux Canadiens.

15. Voici les noms des quelques-uns des principaux.

Valentin Jautard, avocat.
Fleuri Mesplet, imprimeur.
François Cazeau, négociant.
Charles Hay, négociant.
Pellion, maître chirurgien.
Burton, maître boulanger.
Boftic.
Willgiams.
La Terrière, directeur des forges.
Louis Carignan, négociant.
Joseph du Fort, négociant.
La Valée, maître forgeron.
Jacques Noels, maître cordonnier,
Hamel.
Cazettey.
Foucher.
Liébert, fils.
Cazeau, fils.
D'Helzen, fils, etc.

16. C'est le nom en Angleterre de toutes les prisons criminelles du royaume.

17. La qualité de maître aliboron répond assez bien à ce qu'on appelle en Angleterre, Jack of all trades, and master of none; c'est à dire « Jean à tout métier, sans en entendre aucun » : mais la science ne fait rien ici; le titre seul suffit, car c'est lui seul qui se fait payer.

18. Exception confirmat regulam. - Cujas et Bartole.

19. C'est cette terreur qui m'a forcé de fuir à la hâte de la province, où ma vie n'était pas en sûreté, comme le prouve cet extrait d'une lettre écrite à mes amis, qui est tiré de mon mémoire, page 261.

À Montréal, le 24 juillet, 1783.

Enfin, Monsieur, je suis si fatigué de rester courbé sous le poids de la tyrannie de ce gouverneur, que je suis résolu, à quelque prix que cela soit, de m'en retirer, pour passer à Londres, pour essayer par les plus actifs efforts si je pourrai atteindre aux lois de la nation, que je réclame par honneur, pour obtenir justice de mon injuste, criante, et si horrible détention; laquelle doit être regardée ainsi aux yeux de tous honnêtes individus du genre humain, et des nations les moins civilisées du globe. Voilà le sujet de mon voyage. À cet effet j'abandonne ici à la cupidité de mes ennemis tous mes biens-fonds quelconques; aussi le reste du brigandage et du pillage de mes meubles de ménage, quelconques, et en général; ainsi qu'une somme de 6695 l. 18s. 3d. argent courant d'Halifax, qui m'est due par divers dans la province, dont mon emprisonnement, et les injustices que j'ai souffertes, sont cause que je perdrai les trois quarts. Je pars, je puis le dire, pour toute ressource; pour ne pas rester esclave et exposé à être égorgé chez moi par le premier qui imagerait un prétexte. Je pars, dis-je, avec mon enfant, pour toute fortune, pour ne pas le laisser exposé à être la victime de l'iniquité qu'on exerce ici, etc.

Pierre du Calvet

20. M. Chesnay, déplorait, en ces termes, les effets de cette restrainte, dans une lettre imprimée dans mon mémoire, page 264; la voici.

Monsieur,

On ne peut que vous louer du parti que vous prenez: je vous souhaite toutes sortes de prospérités. J'ai connaissance des démarches des citoyens de Montréal. Mais quelle pitié, que celles qu'on fait à Québec! Une grande partie sont de véritables moutons; que ne savent que tendre le col, et ne croire le mal que quand ils le sentent; et une autre partie est prête à tout sacrifier à leurs propres intérêts. - Votre affaire regarde tous les individus quelconques de cette province, pour si peu que l'on veuille réfléchir; car qui est celui qui peut se dire en sûreté chez lui, après avoir vu de ses propres yeux tout ce que l'on vous a fait souffrir de la manière la plus idéale, sans qu'il vous ait été permis d'obtenir, jusqu'à ce jour, aucune justice? J'espère cependant, que vous obtiendrez justice à Londres. Ou bien, si on ne vous la rend point, on nous regarde tous comme des esclaves; car le mal-traitement que vous avez reçu, rejaillit sur la province en général. Voilà comme toutes les honnêtes gens doivent l'envisager, etc.

(Signé)

Juchereau du Chesnay.

La lettre suivante atteste encore jusqu'à quel point il est dangereux d'être soupçonné.

Monsieur,

J'aurais répondu à l'honneur de votre lettre, si je n'eusse su, dès le lendemain de sa réception, que le gouverneur Haldimand refusa à Monsieur Levesque votre permission de passer par la Nouvelle-York: par conséquent il est probable que vous passerez par Québec; à moins que vous n'attendiez le plaisir de son excellence pour passer par en-haut.

Je sens, comme on doit sentir, le maltraitement que vous avez reçu; et (ce qui est réellement incompréhensible) il vaut mieux être actuellement en rébellion que d'être suspect, soit que les soupçons soient bien ou mal placés. L'on ne peut regarder ce que vous avez souffert qu'avec un cœur plein de bénignité. En je conclus en vous souhaitant une réparation des torts considérables que vous avez soufferts, etc.

(Signé)

George Allsopp

21. Les deux citoyens les plus mal traités dans cette affaire, furent Messieurs Landriau et Lartigue, chirurgiens de marque dans la province, et très-respectés pour leur probité. On vomit contre eux les plus horribles imprécations, parce qu'ils s'obstinaient à ne pas signer de la main, comme vrai, ce que le cœur leur dictait être faux; on les qualifia de Bostonien; on les menaça de les punir à ce titre: enfin, il leur fallut céder comme les autres; ils signèrent; mais ce ne fut pas sans attester hautement, qu'on avait violenté leurs inclinations, et extorqué d'eux une éclatante fausseté.

22. C'est ici exactement le cas piteux du meunier des environs de Potsdam, volé des eaux de son moulin par son seigneur. Le roi de Prusse, (ce despote bienfaisant, né pour le bonheur de son peuple) ni au fait, et convaincu de l'extorsion, commença par casser tous les juges, (jusqu'à son chancelier) qui avaient prononcé la sentence contre l'artisan; quant au seigneur, il paya par de riches indemnités l'usurpation. Si le Canada se trouvait sous la domination d'un si juste et débonnaire despote, après une enquête générale et juridique, le général Haldimand aurait bien à trembler pour sa tête.

23. Quand l'Angleterre ne resterait redevable au grand Alfred, que de ces jugements par jurés, institution bien éclairée pour des temps qui l'étaient peu, et bien amie de l'innocence, de la simplicité et de la pure nature, cette institution, dis-je, seule, suffirait pour y immortaliser sa mémoire.

24. On appelle en France le cheval de St-François, un gros bâton, qui est la voiture de voyage, pour les Capucins et les Récollets, dans leur course.

25. L'Éclipse de M. O'Kelly est un cheval qui a remporté les prix dans presque toutes les courses d'Angleterre.

26. À ces cinq articles, il faudrait bien ajouter le représentation du Canada dans le sénat britannique, telle qu'elle va bientôt s'éclaircir; c'est une droit constitutionnel des Canadiens qui ne doivent rien oublier pour en jouir.

27. La candeur et le zèle de M. Masères pour toute la province de Québec n'éclatèrent jamais sous un plus beau jour: « Vous savez », dit-il à Messieurs Powell, Adhémar, et de Lisle, « que je suis chargé de trois requêtes de la part des anciens sujets, pour obtenir du Parlement une maison d'assemblée pour la province. Une telle institution serait pour jamais le salut de la colonie; il ne luit aucun rayon d'espérance d'y réussir, tandis que tous les colons, de concert, ne se réuniront pas pour la demander: mais dans cette circonstance, laisserions-nous donc la colonie tout à fait en proie à la tyrannie, sous qui elle gémit? Les cinq articles que je vous propose rebattront bien de la pesanteur de ses chaînes; puisque vous les approuvez, je vais redoubler de zèle et d'effort, pour les faire agréer au parlement; tenez-vous prêts à les appuyer de vos suffrages, et à répondre sur l'établissement de l'assemblée. »

28. Je ne suis pas le seul protestant dans la province de Québec; mais nous serions tous prêts à protester, que nous choisirions tous de préférence de vivre sous une assemblée toute catholique romaine, que sous le gouvernement présent tel qu'il est aujourd'hui; et tels doivent être, et sont de fait, les sentiments de tous les honnêtes gens de la communion romaine, pour une assemblée, toute protestante, exceptés peut-être quelques-uns de ces hommes radicalement intéressés et serviles, que leur élévation dans les places a vendus pour jamais à l'iniquité du despotisme et du despote.

29. Peut-être qu'on pourrait ajouter ici, que les Français n'ont jamais déparé leur association avec les Anglais, dans des occasions encore de plus d'apparat; à Poitiers, le Prince noir n'avait sous ses ordres que deux mille Anglais, sur huit mille Gascons. L'indiscipline du gros de la nation française fut battue; mais cette victoire ne fut-elle pas en bonne partie due à la discipline d'un autre corps de la nation française, formée par le plus grand héros que l'Angleterre ait jamais produit? Pardon de la réflexion; je cherche à m'instruire.

30. Dans les églises quacres, on appelle esprit, ce qu'on qualifie ailleurs d'inspiration divine.

31.

Mercredi matin, 19 nov. 1783.

Milord,

Quoique votre seigneurie ne daigne point répondre à mes justes représentations, et que le silence qu'il lui plaît garder à ce sujet donnerait à entendre un déni de justice de sa part; ce que je ne puis penser; c'est pourquoi j'ai l'honneur de l'informer que je ne cesserai point de lui écrire jusqu'à ce qu'elle m'ait fait une réponse positive sur le contenu de ma requête de 26 septembre dernier.

Au reste, milord, quoique mal traité à un point auquel je n'aurais jamais dû m'attendre sous un gouvernement civilisé, je n'en reste pas moins fidèle au roi et à l'État: et en cette qualité je suis obligé d'informer votre seigneurie de l'état présent de la province de Québec, laquelle mérite les regards les plus actifs et les plus vigilants de ministres et secrétaires d'État actuels: car la justice et l'humanité entière est intéressée à sa situation présente; ainsi que la bienfaisance du roi et de son gouvernement, qu'on y a désapprécié par les oppressions qui s'y commettent par l'instigation et l'intrigue d'un parti qui s'y est formé depuis l'arrivée du gouverneur Haldimand.

Les personnes à gages* de Monsieur Haldimand, ou lui-même, écrivent, « Que tout est bien. » On ne fait point attention que ceux qui écrivent ainsi sont gagés, ou payés en particulier, afin de se soutenir dans leur despotisme. Des sommes immenses, qu'on a ramassées par la cupidité, servent à continuer de persécuter l'innocence.

Qu'on se représente une province livrée à la loi du Maroc, et de la baïonnette, telle qu'elle y est exercée présentement; sans bornes, sans barrières, ni asiles, où puisse se réfugier le faible tyrannisé! On enlève du cœur de la province ses plus notables habitants et les meilleurs citoyens: on arrache du centre d'icelle, dans le milieu de sa famille, le père à ses enfants, le mieux qualifié, et sans tache, sans cause, ni raison: on l'emprisonne; on le ruine; on lui fait subir les tourments les plus affreux et les plus sévères qu'on puisse exprimer; même on le fait périr à petit feu, corps et biens, dans la plus dure des prisons; on fait dissiper ses biens, et on met sa famille à la merci, sans vouloir l'entendre ni l'écouter. Est-ce là ce qu'on appelle, « Toute est bien? » Toute justification et justice quelconque lui est refusée; on l'empêche même d'avoir jusqu'à son nécessaire avec son propre argent. De-là il s'ensuit sur tout le reste le même despotisme et la même barbarie. Est-ce là ce qu'on appelle, « Tout est bien? » – Mais il est aisé de dévoiler, ainsi que d'éclaircir, ce prétendu « Toute est bien, » d'avec l'iniquité qui s'y exerce, et d'être instruit que ce « Tout est bien, » est de pis en pis, si l'on veut s'en donner la peine pour le bien futur du gouvernement, en faisant une enquête générale, faite sans partialité et sans empêchement dans la province, que je garantirai (tant que la corruption ne s'en mêlera point) de toute ce qu'on jugera à propos, que, sur cent personnes il s'en trouvera quatre-vingt dix-neuf de mécontentes et désaffectionnées à cause de la manière dont elle est gouvernée à présent. Est-ce une personne, séduite par l'appas corruptible des richesses, qui doit opprimer les quatre-vingts dix-neuf autres personnes? – Qu'on fasse attention qu'il y a dans la province environ cent mille âmes; que sur ces cent mille âmes il y a environ mille que l'appas d'un gain sordide tien dans la corruption pour rendre les autres esclaves. O Ciel! est-il permis de voir de tels faits dans une province d'un gouvernement qui se pique de jour des lois les mieux calculées pour l'humanité! – Ils vendent leurs frères, ou, du moins, ils les enchaînent pour un temps, ainsi qu'il leur plaît, pour satisfaire à cupidité. Mais il y a en a quatre-vingt dix-neuf mille qui gémissent sous le poids du joug de l'oppression et de l'esclavage le plus horrible que l'on puisse dépeindre aux yeux de l'humanité. Hélas! que puis-je dire, que toute personne sensés n'imagine et ne sente déjà d'elle-même que trop? – J'arrête donc là à cette seule réflexion, en désirant qu'on y apporte un prompt remède, pour le bonheur de ses sujets de Sa Majesté, ainsi que pour l'honneur du gouvernement, puisqu'il y est intéressé de si proche en proche pour faire cesser l'abus du pouvoir, qui s'y exerce par l'oubli des lois et la prospérité des méchants, afin de faire renaître le rétablissement des lois constitutionnelles qui y son violées et foulées aux pieds par un étranger, sans aucun ménagement ni respect quelconque. O Ciel! où set donc cette fameuse loi d'habeas corpus, tant prêchée, qu'on fait sonner si haut en Angleterre, même jusque chez les nations étrangères? Enfin, milord, voici ce que j'ai entendu dire moi-même en août dernier, sortant de la bouche de deux braves loyalistes arrivés à Montréal, venants de New-York. Voici leur propre discours: « Nous venons nous réfugier dans cette province, après avoir sacrifié nos biens, exposé nos familles aux calamités du temps, ainsi que nos vies pour le service du roi. Mais, My God! si la province continue d'être gouvernée avec le même despotisme, qu'elle l'est actuellement, nous la quitterons, et nous irons implorer le secours de nos concitoyens et de nos frères que nous avons abandonnés par notre loyale affection pour Sa Majesté. » Voilà, milord, comme raisonnent presque tous les Loyalistes, ainsi que toutes les personnes sensées du Canada, qui ne veulent point être avilies à la condition de l'esclavage, j'ose le dire, pire que celui des nègres. – Oui: ils pensent ainsi plus fort à présent que jamais. – J'arrête là: mais, milord, pensez au future. – Si l'on y recueillait les voix, elles seraient unanimes; on y verrait, sans aucun détour ni déguisement, la vérité du fait dont il s'agit. – Comme je m'intéresse, quoi qu'il en soit, au bonheur de la province et à la prospérité du gouvernement, je désire sincèrement que les secrétaires d'État se dessillent les yeux, et qu'ils ne restent pas plus longtemps dans la léthargie qui a plongé la province dans la situation où elle est présentement par la mauvaise conduite de celui à qui elle a été confiée. J'espère, milord, que par vos efforts les plus actifs vous contribuerez à faire opérer un changement immédiat et avantageux, tant pour le bien-être de ses habitants que pour les intérêts de l'État. J'ose espérer, que par votre application au service de Sa Majesté, on y apportera le remède le plus efficace. C'est le désir et le souhait du zèle sincère de celui qui a l'honneur d'être, en attendant, avec le plus parfait respect,

Milord,
Votre très humble,
et très obéissant serviteur,
Pierre du Calvet

* Dans cette lettre je qualifie de gens à gages, les amis et coadjuteurs du général Haldimand; comme ce n'est point la passion qui parle chez moi, et que c'est la vérité seule, (une vérité amie de la province et de l'État) qui s'explique ici sous ma plume. Voici la démonstration (plus que de conviction géométrique, car elle est de foi oculaire) de ma première assertion:

Places de M. MABANE.

Chirurgien de la garnison, 200 liv. st. - Membre du Conseil législatif, 100 liv. st. - Juge des plaidoyers communs, 500 liv. st. - Juge de la Cour des prérogatives, 100 liv. st. - Total, 1 200 liv. st.

Places de M. FRASER.

La demi-paie de capitaine, 100 liv. st. - Membre du Conseil législatif, 100 liv. st. - Juge des plaidoyers communs, 500 liv. st. - Juge de la Cour des prérogatives, 100 liv. st. - Trésorier: cette place, casuelle dans ses produits, passe pour rendre annuellement autour de 400 liv. st. - Total 1 200 liv. st.

Places de M. DE ROUVILLE.

Juge des plaidoyers communs, 500 liv. st. - Juge de la Cour des prérogatives, 100 liv. st.

Places de M. WILLIAMS.

Greffier du Conseil législatif, 200 liv. st. - Un des commissaires faisant fonctions de Juge en chef, environ 300 liv. st. - Solliciteur général, 200 liv. st. - Total liv. st. – Ce ne sera pas peut-être un hors-d'œuvre, d'annoncer ici que ce M. Williams était jadis ce même avocat, chargé de mes affaires, qui déplorait si amèrement l'injustice des juges à mon égard, dans une lettre du 3 oct. 1776: voici ses termes extraits de mon mémoire, page 72.

Je vous plains de plus en plus; car je vois toujours placés M. Fraser et M. Rouville (qui sont tous deux vos ennemis) pour juges à Montréal. Je crois fermement que vous serez obligé de prendre le parti de vous arranger, et de terminer vos affaires de commerce à Montréal, à cause de l'inimitié de Messieurs Fraser et de Rouville.

Eh bien! c'est ce tourne-jacquette, qui, le 27 nov. 1782, (page 45 de mon mémoire,) prononça, en qualité de juge commissaire, la fameuse sentence de condamnation, contre mon appel à l'acte d'habeas corpus, pour réclamer juridiquement mon élargissement, sans aucun compte donné au public des motifs judiciels d'un si illégal jugement. Dès le lendemain le général Haldimand récompensa ce service, rendu à son autorité, (élevée par la décision jusqu'au despotisme) par la création de la place de solliciteur général. Je ne dis rien du tour du bâton; oh non! un si éclatant désintéressement dans ces ILLUSTRES Messieurs, ne pourrait se ravaler, jusqu'à grappiller des émoluments de contrebande. À propos, j'oubliais, dans sa liste du corps des qualifications civiles de ces quatre mignons de l'État, de mentionner leur dignité de commissaires de paix, brochant sur l'honorifique ensemble de leurs personnes.

Je compilerais un volume de toutes les places nominales, mais à gages réels. On compte dans la province plus de 150 commissions à salaires, couchées sur l'État; et les pensions, surtout de secret et de mystère! et les dépenses d'appareil et de prétexte, cette citadelle surtout, à finir aux calendes grecques! Ah! pauvre Canada! ou plutôt, ah! pauvre Angleterre! Je ne suis plus surpris d'apprendre de bien bonne source que le général Haldimand ait, dans son administration, tiré autour d'un million sterling, sur la trésorie. Le comité préposé pour la province de Québec ne manque pas d'objets, qui appellent la main de la réforme économique, et il a dans ses mains, d'être bien instruit s'il veut l'être: au moins le recouvrement du total surfait n'est plus faisable; car une bonne partie a déjà fait heureusement le voyage de Suisse.

Samedi matin, 29 nov. 1783.

Milord,

Je ne puis revenir de l'étonnement où me jette votre silence sur ma requête du 26 septembre dernier, et sur la mettre du 19 courant. Une injustice ne serait pas plus constamment refusée que la justice que je sollicite depuis longtemps en vain.

Jugez, milord, de l'excès de la tyrannie. Voila`trois députés que vous envoie la province de Québec enfin lassé d'un joug auquel elle ne devait pas s'attendre sous un gouvernement anglais. Dans la liste des abus qu'ils ont à vous présenter, ma cause se trouvera, probablement, comprise; et j'obtiendrai, peut-être, justice avec la province entière.

Je n'ignore pas, milord, que Monsieur Haldimand envoie ici des gens à ses gages, dont la mission est d'obtenir qu'il ne soit rien changé au gouvernement de la province, qui, tel qu'il est, et tel que je l'ai senti, est un véritable despotisme. Mais, milord, il faut espérer que vous serez juste, et que, par ce moyen, vous conserverez la province à Sa Majesté, et que vous ne souffrirez pas que notre oppression justifie, aux yeux de l'Europe entière, le détachement des Treize Provinces,

J'ai l'honneur d'être, avec le respect, etc., etc.

Pierre du Calvet.

15 déc. 1783.

Milord,

Oui. Je ne cesserai d'écrire à votre seigneurie que lorsqu'elle m'aura rendu la justice qui est due à mon innocence opprimée. C'est encore à ce titre, milord, que j'ai l'honneur de solliciter une réponse à ma requête du 26 septembre dernier.

Oui, milord; je vous réitère que je ne réclame que la justice qui est due à mon honneur outragé, et au dédommagement des torts immenses qu'un brigandage m'a occasionnés. C'est la justice que je demande, et rien autre chose.

Vous n'ignorez pas, milord, que je ne puis rien faire contre votre ami, Monsieur Haldimand; puisque je ne puis l'atteindre avec les lois d'ici à Québec. C'est donc un ordre, milord, qu'il me faut, s'il vous plaît me l'accorder, pour le faire venir à Londres pour répondre à mes plaintes, et à mes demandes quelconques.

J'espère, milord, que vous ne me refuserez pas cet ordre pour faire venir ici incessamment votre gouverneur, Monsieur Haldimand; lequel ordre je vous supplie de m'accorder. En me l'accordant vous me rendrez justice, et vous délivrerez la province de son persécuteur.

J'ose espérer que votre seigneurie ne permettra pas que Monsieur Haldimand aille en droiture de Québec en Suisse, sans passer par Londres. J'ose aussi espérer que vous ne permettrez pas qu'il échappe aux lois par aucun moyen de subterfuge que ce puisse être; car, si cela venait à arriver, milord, je n'ai pas besoin de vous faire pressentir ce que tout le monde conclurait delà. – Je prie Dieu, qu'on sauve, du moins, les apparences.

J'ai l'honneur d'être, etc., etc.

Pierre du Calvet.

32. Voici l'extrait du Courrier de l'Europe du vendredi 25 juin 1784, sur l'article intitulé « Bulletin de Londres »:

On parle de diviser le Canada en deux gouvernements, ainsi que l'on a divisé la Nouvelle-Écosse, et d'avoir un Gouverneur Général pour les deux provinces; c'est le lord Grantham, qui est le président du comité chargé de préparer les règlements nécessaires aux établissements qui restent à l'Angleterre sur le continent américain. M. Pitt, lord Sidney, M. Jenkinson et M. Dundas sont les autres conseillers d'État qui sont de ce comité.

Je ne suis ici que copiste; car si j'étais commentateur politique, j'aurais de grande remarques d'État à proposer contre cette division de gouvernement, qui, si elle était jamais réalisée, commencerait par doubler les emplois, et pourrait bien finir par diviser tous les esprits de la province. La simplicité est la mère de l'économie, et le premier symbole de la paix.

La réflexion suivante va présenter le contraste dans toute sa latitude: avant la dernière guerre, on avait jugé de convenance d'étendre la province de Québec jusqu'au Mississipi; aujourd'hui que le traité de paix l'a rétrécie de moitié, on la diviserait en deux! inconséquence, qui ne devient conséquente que pour faire de nouvelles créatures au gouverneur, et en charger l'État.

33. Voici les noms des personnes de marque qui s'élèvent le plus vivement contre les suites funestes de ce bill, dans la chambre basse du Parlement: Le conseiller Dunning, depuis lord Ashburton, M. le chevalier Mackworth, M. Thomas Townshend junior, M. le chevalier Savile, M. David Hartley, le colonel Barré, le commodore Johnstone, M. Dempster, M. Edmund Burke, etc. Le lord maire, au nom de la ville de Londres, présenta une requête contre le bill. Dans la chambre haute, son altesse royale Mgr le duc de Gloucester, frère du roi, fut un des opposants. Hors du Parlement, M. le baron Masères, M. Hey, M. Lobinière, condamnèrent hautement ce bill, dont ils prédirent l'abus et les suites.

34. Barillon, alors ambassadeur de France à Londres, raconte, dans les mémoires de son ambassade, que Sidney étant en France, montait un superbe cheval anglais, dont Louis XIV fut épris, et dont il fit demander le prix. À cette question le patriote anglais s'arme de son épée, et courant à son cheval, ami, dit-il, (car la liberté familiarise tout) tu es né libre, tu mourras tel; et sur cela il le perce, et l'étend raide sur la place. C'est exactement le fameux Virginius se ruant sur un tranchet d'une boutique voisine, en frappant sa fille, et arrosant de son sang les rues de Rome; il est vrai qu'il était question pour celui-ci de sauver l'honneur d'une Romaine, de la brutalité du tribun militaire Appius: aussi la victime, aussi généreuse que son père, tendit-elle en silence le col sous le glaive du sacrificateur; mais ce malheureux cheval aurait pu faire observer à son maître, qu'on ne lui destinait pas à Versailles un autre mords que celui qu'on lui mettait en bouche à Londres, et que mords pour mords, il valait encore mieux vivre: mais le jeu de ce monde politique, n'est que celui d'une grande comédie; la pompe, l'ostentation orne la scène, en attendant le dénouement, qui vient comme il plaît au hasard.



Frontispice | Avertissement | Préface | Table des matières | Introduction | Lettre au roi | Lettre au prince de Galles | Première lettre à milord Sidney | Seconde lettre à milord Sidney | Épître au général Haldimand | Troisième lettre à milord Sidney | Quatrième lettre à milord Sidney | Lettre aux Canadiens | Questions du baron Masères | Cinquième lettre à milord Sidney | Sixième lettre à milord Sidney | Lettre circulaire | Errata


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