Une solution politique qui facilite la médiation culturelle entre les peuples
Lettre ouverte à Lévesque
Un Québec souverain et associé
Monsieur,
Je vous écris pour vous exprimer toute ma solidarité dans cette action que vous avez entreprise pour donner liberté et souveraineté au peuple québécois.
Ma sympathie provient surtout du fait que ce peuple a beaucoup souffert, et injustement, dans le passé. En 1837, alors que l'Italie n'était pour le Premier ministre autrichien Metternich, qu’une "expression géographique" et que les patriotes de mon pays n'étaient pas encore en mesure d'amorcer le mouvement pour l'indépendance italienne, les Patriotes du Québec se faisaient les précurseurs de la vague d'insurrections qui allait transformer le visage politique de l'Europe. Malheureusement les manifestations populaires de 1837 échouèrent, contraignant le Québec à subir jusqu'à ce jour un destin imposé par d'autres. Dans mon pays par contre, la lutte pour l'indépendance, entreprise 10 ans plus tard, en 1848, mena à l'indépendance complète en vingt ans à peine. Ainsi, alors que ses infortunes n'offraient au Québec d'autre choix que d'accepter, bon gré, mal gré, la Confédération dc 1867, mon pays était unifié, à la veille de la proclamation de Rome capitale de l'Italie.
Il n'est peut-être pas bien de rappeler tout cela qui ne rend que plus brûlants vos revers passés. Mais, bien que le Québec et l'Italie soient deux contrées éloignées et différentes, elles sont liées par leur commun destin qui est d'avoir lutté et de devoir continuer à le faire, d'une manière ou d'une autre, pour pouvoir affirmer leur souveraineté et leur identité au sein du concert des nations. Aussi, de même que l'Italie a connu sa renaissance, de même viendra ce jour pour le Québec (comme pour tous les peuples opprimés de la terre), le jour d'une nouvelle renaissance, j'en suis convaincu.
Je me permets aussi de vous dire, et voilà la seconde raison de la sympathie que vous m'inspirez, que le programme que vous avez choisi pour venir à la rescousse du Québec, me semble contenir en germe une définition de ce qui pourrait être la substance d'une nouvelle renaissance. En effet, il ne fait de doute pour personne que les devises indépendantistes du siècle passé sont dépassées et surannées. Et je suis certain que si les grands patriotes italiens tels que Mazzini, Gioberti, Garibaldi et Cavour vivaient cncore, ils mettraient tout leur coeur et leur action au service de nouveaux buts, l'édification sans doute, d'une grande Europe des nations qui ressemblerait probablement à ce que souhaitait Charles de Gaulle ou à ce que propose aujourd'hui le Parti populaire européen.
En cette fin de siècle, caractérisée par la mobilité de l'information, des opérations commerciales et militaires, certains axiomes indépendantistes de jadis n'ont plus leur raison d'être. Grâce aux mass média la culture aujourd'hui n'a plus de frontière. L'on reconnaît de plus en plus l'interdépendance des économies à l'échelle mondiale. La stratégie militaire s'élabore selon un schème spatial et global. Même si le droit international ne le reconnaît pas encore, certains concepts sont tombés en désuétude qui, il y a un siècle, constituaient l'essence même de l'idée de souveraineté des peuples (un peu comme sont disparus à l'aube de l'ère moderne certains éléments juridiques reconnus essentiels à la survivance de la ville-état de la fin du Moyen Âge).
Aujourd'hui la souveraineté d'un État, n'en déplaise à Metternich et à tant d'autres politicologues actuels, n'est plus à bien des points de vue qu'une "expression bureaucratique". Les États sont encore souverains sur la carte, mais en fait ils sont tous interdépendants. Je soutiens donc que la formule que vous proposez, la "souveraineté-association" est celle qui reflète le plus concrètement la réalité des rapports entre les peuples, en cette époque où nous allons franchir le cap de l'an 2000 après Jésus-Christ.
Je sais que la formule "souveraineté-association" semble porter en elle-même une contradiction si on l'analyse du point de vue de la logique. Mais il faut prendre les choses comme elles sont, et c'est alors, à mon avis, que le droit international doit quitter les sphères de la raison pure pour s'engager dans les méandres de la raison pratique. Dans les faits votre formule est celle qui exprime le mieux cette situation concrète d'interdépendance de tous les peuples de la terre; elle constitue un immense pas en avant par rapport à la souveraineté limitée qu'imposent en réalité les néo-colonialistes d'aujourd'hui, que leur dictature soit idéologique ou technologique.
Je crois pouvoir avancer, que dans un certain sens le Québec encore une fois, comme en 1837, devance son époque et qu'il est combattu et incompris justement à cause de cela. C'est pourquoi je vous assure de ma solidarité pour le nouveau type de renaissance que vous souhaitez, proposez et tentez de réaliser avec le peuple du Québec. De fait, j'aurais beaucoup de regrets si ce nouveau type de modus vivendi entre les États que vous proposez et dont le Québec est le porte-étendard, devait échouer. Et j'avoue craindre que votre peuple ne retourne au modèle facile de renaissance préconisé dans le passé, qu'il ne réussisse à se séparer et à devenir indépendant (parole vaine et sûrement rhétorique) renonçant par la même à la formule "souveraineté-association" qui sera sans nul doute la pierre angulaire de la renaissance des peuples en l'an 2000.
Je ne nie pas non plus que mon désir de voir le Québec réaliser son objectif de devenir un État souverain, mais associé, n'est pas étranger au fait que j'y trouve mon intérêt en tant qu'Italo-canadien, qu'I'italien et que citoyen du monde.
Comme Italo-canadien je suis convaincu que le bipolarisme créé par les deux peuples fondateurs de la Confédération canadienne (même si vous y êtes entrés malgré vous) est un élément décisif qui rend le Canada apte à devenir une nation d'avant-garde au chapitre de la tolérance et du respect des différences culturelles. On proclame aujourd'hui le multiculturalisme; demain il pourrait bien céder le pas à un schème encore plus stable et durable, si la formule "souveraineté-association" venait à se concrétiser au profit de toutes les minorités qui ont choisi cette terre comme seconde patrie.
Comme Italien et citoyen du monde, je dirai que je vois les Québecois comme un peuple chargé d'une mission naturelle, de par sa situation géographique, mission de médiation entre la culture américano-britannique et la culture latino-europénne.
En demeurant partie intégrante du Canada, mais souverain dans la mesure permise par la formule d'association (que votre programme préconise), non seulement le Québec mais le Canada entier sera promis à un avenir brillant comme le lieu où se forgera un modèle de coexistence et de médiation des valeurs culturelles, sociales et économiques de peuples différents.
Si par contre le Québec optait pour la séparation complète, il abdiquerait sa mission d'établir le pont entre les deux civilisations les plus remarquables de l'Occident et par conséquent à sa vocation de médiateur d'un nouveau type de coexistence internationale.
Aussi, pour le bien non seulement du Québec ou du Canada, mais de toute la civilisation occidentale et de tous les peuples actuellement opprimés par le colonialisme idéologique et technologique, j'exprime mes voeux les plus sincères que vous réussissiez à guider le Québec sur la voie de la “souveraineté-association", vers la nouvelle ère de renaissance qui s'annonce pour les peuples de toute la terre.
Avec tout mon respect,
Luigi Pautasso
GOUVERNEMENT DU QUÉBEC
LE PREMIER MINISTRE
Québec, le 12 mai 1978
Monsieur Luigi Pautasso
Président du Comité Culturel du Cait
A/S Corriere Canadese
Toronto, Ontario
Monsieur le Président,
J'ai été très sensible aux idées contenues dans la lettre ouverte que vous avez bien voulu m'adresser et qu'a publiée le Corriere Canadese des 16 et 17 mars derniers.
Je vous remercie de la qualité et de la chaleur d'une analyse qui situe notre option dans la perspective "d'une nouvelle renaissance" non seulement pour le peuple du Québec mais aussi pour le Canada. Et aussi d'une contribution peut-être importante à de nouveaux aménagements entre nations, ce dont je suis pour mon humble part passablement convaincu.
Je puis vous assurer qu'il s'agit là d'une sympathie qui nous va droit au cœur et qui nous est aussi d'un appui précieux dans les débats contradictoires que suscite logiquement notre option et dans les affrontements qui ne peuvent manquer de précéder le référendum prévu.
Sachez que si, comme vous l'écrivez, le Québec est proche, qu'il fait partie de vous-même et que son destin vous touche personnellement, nous éprouvons de notre côté les mêmes sentiments de profonde sympathie à l'égard de la communauté italienne, d'estime pour la haute qualité de son humanisme et de reconnaissance et de respect pour tout l'apport qu'elle a fait au monde et à nous-mêmes.
En vous remerciant encore, je formule donc le vœu fervent d'une amitié toujours plus étroite et fructueuse entre nos deux communautés, amitié dont votre lettre me paraît fournir le modèle.
René Lévesque