Lettre de Louis-Joseph Papineau à Barthélemy Joliette - 5 mai 1832

De La Bibliothèque indépendantiste
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Le 21 mai 1832, des soldats britanniques tirent sur la foule lors d'une élection partielle dans Montréal. Trois Canadiens sont tués. Les soldats ne sont aucunement punis. Louis-Joseph Papineau croit que seul une enquête publique menée par le Parlement permettra de jeter toute la lumière sur l'affaire. Il espère ainsi forcer le gouverneur Aylmer à faire « connaître si ses sympathies sont pour ses frères d'armes, ou pour le peuple confié à sa protection, pour les tueurs ou pour les tués. » Texte retranscrit d'après les images numérisées du manuscrit conservé aux archives de l'Université de Montréal.



Montréal, 5 juin 1832

Mon cher Monsieur,

Les maux du pays peuvent-ils encore s'accroître? L'on ne peut concevoir rien de plus détestable sans doute que le meurtre commis délibérément par esprit de parti et d'antipathie nationale. Mais sera-t-il à l'avenir porté de l'élection des villes à celles des campagnes? Si ce brutal attentat a été commis sans que le jour de la justice succède à celui du meurtre, soyez assuré que ceux qui ont joui avec satisfaction de la vue du sang canadien en demanderont facilement d'autre et en feront verser encore pour jouir d'un sacrifice de bonne odeur pour eux. Nulle assemblée publique qui ne soit regardée à l'avenir comme séditieuse et dissipée à coups de canon. Les papiers anglais de Montréal1 ne vous donnent-ils pas le spectacle d'une profonde démoralisation lorsqu'ils invitent à l'assassinat; lorsqu'il déplorent que Monsieur Lafontaine n'ait pas laissé sa misérable carcasse sous les coups de fusil; lorsqu'ils osent dire, comme ayant été débité publiquement par Monsieur Tracey, qu'il fallait qu'il emportât son élection par la force, s'il ne pouvait l'avoir autrement, et que l'incendie des maisons de ses adversaires éclairât son triomphe? Si un maniaque débitait un aussi abominable propos, ne serait-il pas enfermé comme un fou dangereux? Et s'il n'avait pas donné d'autre preuve de folie qu'un aussi abominable propos, ne serait-il pas encore enfermé comme un criminel pendable au premier jour?

Croyez-en l'assurance que vous donne un honnête homme. Un trop grand degré de délicatesse, vis-à-vis d'hommes qui n'ont pas l'ombre de décence et de modération, m'a empêché de me mêler en aucune manière des deux élections qui viennent d'avoir lieu à Montréal. Je me disais : « Je ne veux pas que l'on puisse dire en Chambre, que l'orateur ait contracté, aux hustings, de l'inimitié ou de la prévention pour ou contre quelqu'un des membres. » Et, pour cette raison, j'ai été à portée de voir tout ce qui s'est passé de plus de sang-froid que ceux qui ont été engagés dans l'agitation qui accompagne une élection aussi vivement contestée. Je vous assure, comme homme d'honneur, et qui ai sans cesse suivi les affaires publiques depuis l'âge de vingt et un ans, qu'il n'y a pas eu une autre occasion ou une haine sans bornes contre tout ce qui est canadien, ait été affichée avec si peu de retenue; où la plupart des employés publics se soient impliqués, au point de se montrer les fauteurs et les approbateurs du meurtre, parce qu'ils ont espéré qu'ils donnaient l'ascendant à la faction dont ils sont les créatures; où les Canadiens, avertis dès le début que l'on voulait par la violence leur arracher une élection que la majorité des votes légaux leur assurait, se soient décidés à souffrir aussi patiemment les provocations les plus insupportables.

Depuis que le sang innocent a coulé, je ne crois plus qu'il soit permis d'être spectateur oisif de ce qui se passe dans le pays. L'on est venu me prier d'assister à l'enquête du coronaire et j'y a vu tant d'erreurs funestes qui ont été chaque jour en s'aggravant par l'inconduite des membres des autres tribunaux, qu'il n'y a plus à se dissimuler que les enlacements et les subtilités d'officiers de justice vendus à un parti, exposent le pays à plus de dangers que ne le ferait l'intervention brutale de la force armée. Il n'y a que devant le Parlement que nous pouvons avoir une investigation impartiale, pleine et entière de tout ce qui se passe ici. Depuis la décision de samedi, chaque père de famille ne peut plus embrasser ses enfants sans se demander avec un serrement de cœur déchirant : « Donnai-je à la société un citoyen qui sera soumis à la loi et protégé par la loi, ou un serf qui sera soumis au fusil et moissonné par le fusil au bon vouloir du soldat? »

Il est indispensable de demander la convocation du parlement; de savoir si la législature coloniale est une partie du gouvernement qui doive être consultée dans ces circonstances.

J'ai vu Monsieur de Saint-Ours samedi, au moment de son départ pour Québec. Il sent qu'il ne serait pas juste que le Conseil se fortifiât de l'absence de plusieurs membres populaires, sans qu'ils fussent remplacés dans l'Assemblée par de nouvelles élections, et il m'aurait sur le champ donné sa résignation si j'avais pensé qu'elle était nécessaire sur-le-champ. Il me l'a promise à son retour de Québec où il ne doit être que peu de temps. Monsieur Dessaulles est attendu en ville demain ou après-demain, qui assurément va me la donner. Monsieur Mailhot est arrivé en ville et doit venir me voir ce soir et me la donnera. Je vous prie d'en faire autant, si vous le trouvez bon. Cela avertira immédiatement le gouverneur qu'une partie des conseillers et la majorité de l'Assemblée pensent qu'il est de son devoir de ne pas rester tranquille et renfermé dans les chambres du Château Saint-Louis, quand des événements plus désastreux que ceux qui flétrirent les administrations des Craig et Dalhousie viennent attrister la sienne. Il faut qu'il ait à se prononcer et faire connaître si ses sympathies sont pour ses frères d'armes, ou pour le peuple confié à sa protection, pour les tueurs ou pour les tués.

Comme je vous l'ai sincèrement et honnêtement dit, je ne me suis en aucune manière mêlé des élections récentes. Qui aurait pu prévoir la catastrophe qu'a amenée la division des Canadiens ici, cette inaction serait coupable. Il eut été du devoir de tout bon citoyen de s'écrier : « Notre union seule empêchera des violences dont nous ne pouvons calculer ni l'étendue ni les suites »; et peut-être que des voix qui ont souvent été entendues en défense des droits du pays auraient empêché des désastres sur lesquels nous avons à pleurer. N'importe, qu'il n'y ait pas un seul des moyens légaux, par lesquels nous pourrons prévenir la récidive, de négligés. De bonnes élections dans les campagnes, apprendront à ceux qui ont commis le crime qu'il n'en doivent pas recueillir d'autres fruits, que ceux de la honte et du mépris public : en attendant que la marche lente et boiteuse de la justice, telle qu'elle est désorganisée dans le pays, amène peut-être à punition quelques-uns des plus grands coupables.

La bonne règle générale de choisir dans les comtés mêmes leurs représentants devient mauvaise si elle est invariable et inflexible. Si, dans des occasions particulières, un comté indépendant ne pouvait pas réparer l'erreur où la violence qui aurait été commise dans un autre. L'intervention armée aura toujours lieu dans les villes, si les insensés qui l'ont requise ne sont pas avertis que les campagnes ont les meurtriers en horreur; qu'elles donneront à la représentation un caractère d'autant plus indépendant, énergique et national, que la corruption de la magistrature et la puissance des baïonnettes prétendront l'asservir dans les villes. C'est empêcher le retour de ces excès, qui graduellement s'étendraient des villes aux campagnes, que de punir et mortifier sur-le-champ leurs auteurs. Si vous récompensez ceux qui leur ont résisté avec un imperturbable courage, vous empêcherez que dans d'autres occasions, des colonnes mobiles ne soient envoyées pour chasser à coup de fusils le parti qui déplairait dans une élection de campagne.

Les malheureuses divisions qui ont rendu plusieurs de vos élections difficiles ne me rebutent pas et ne m'empêcheront pas de vous prier à mains jointes d'employer toute votre influence pour les faire cesser. C'est sur l'autel ensanglanté de la patrie que doivent se taire toutes considérations d'intérêt local et de rivalités individuelles. Il me semble, et je le soumets à votre considération, à la connaissance infiniment plus parfaite que moi que vous avez des dispositions du comté, que si dans les circonstances vous pouviez faire élire Monsieur Rodier qui a des propriétés dans votre comté, qui est de cœur dévoué à son pays; et qui, dans les vœux des ennemis du pays, était ici l'une des victimes destinée et indiquée à tomber sous les fusillades du 21 mai, vous ajouteriez un grand service à ceux que vous avez rendus à vos concitoyens. Je m'appuie au soutien de cette prière de tout ce qu'il y a dans Montréal de bons Canadiens. Si vous agréez cette idée et que vous jugiez que quelques démarches de la part de ceux au nom de qui je la fais seraient utiles, indiquez moi les, elles seront prises.

A l'instant, Monsieur Mailhot entre chez moi et est occupé à écrire sa résignation. S'il était possible de vous voir, que de choses à dire à l'appui et en explication d'une bonne suggestion.

Je suis avec considération votre obéissant et très affectionné serviteur,

LJ Papineau

P.S. Quoique la loi dise que des nouvelles élections auront lieu en remplacement des membres de l'Assemblée, comme vous pourriez refuser d'aller au Conseil, quoiqu'appellé, votre résignation est indispensable. Le départ de l'occasion ne me laisse pas le loisir de relire mon griffonnage; excusez des fautes.

Notes

* Comme la tuerie de l'élection partielle a lieu le 21 mai, la date inscrite sur la lettre manuscrite par Papineau (le 5 mai 1832) ne peut pas être bonne. Dans Lettres à divers correspondants. Tome I : 1810 - 1845, p. 257, George Aubin et Renée Blanchet corrigent l'erreur de Papineau en suggérant la date du 5 juin, ce qui est fort plausible.

  • 1. C'est à dire la presse de langue anglaise de Montréal.



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