La fatigue culturelle du Canada français
Ces trois extraits sont parus dans Le Devoir les 8, 9 et 10 novembre 2006. Voir également l'extrait plus long publié sur Vigile.net ou mieux encore l'intégral en ligne via Érudit. SUR L’ŒUVRE: Hubert Aquin : cinq questions aux nationalistes d'aujourd'hui.
Extrait 1
La Nation-État est-elle un piège odieux dans lequel les meilleurs éléments de gauche se font prendre bêtement parce qu’ils sont émotifs ; ce concept comporte-t-il une sorte d’ipséité maléfique et intrinsèquement négative qu’il convient de bannir de nos esprits à tout jamais comme une des « phases transitoires » de l’humanité, comme d’autres ont eu à sublimer l’anthropophagie ? Voilà la question à laquelle Pierre Elliott Trudeau consacre une réponse brillante, rhétoriquement convaincante [NDLR : dans « La nouvelle trahison des clercs », Cité libre, avril 1962] et qui, pourtant, me paraît une question-charade ou, mieux, un piège dialectique.
Je m’explique. En posant comme prémisse que le séparatisme postule la Nation-Etat, il est relativement facile sinon agréable de réfuter cette aspiration de la nation canadienne-française à se transmuer en Nation-État. Or, précisément, la Nation-État est un concept vraiment périmé qui ne correspond ni à la réalité ni aux dernières données de la science.
La nation n’est pas, comme le laisse entendre Trudeau, une réalité ethnique. II n’y a plus d’ethnies, ou alors fort peu. Les déplacements de population, l’immigration, les assimilations (que Jacques Henripin qualifie justement de « transferts linguistiques ») ont produit une interpénétration des ethnies dont un des résultats incontestables, au Canada français par exemple, est le regroupement non plus selon le principe de l’origine ethnique (la race, comme on disait encore il y a vingt-cinq ans) mais selon l’appartenance à un groupe culturel homogène dont la seule spécificité vérifiable se trouve au niveau linguistique.
II suffit de regarder autour de soi, parmi les gens qu’on connaît, pour dénombrer rapidement le nombre de Canadiens français pure laine : ils ne sont pas les seuls « vrais » Canadiens français ! Les Mackay, les Johnson, les Elliott, les Aquin, les Molinari, les O’Harley, les Spénart, les Esposito, les Globenski, etc., en disent long sur l’ethnie-nation canadienne-française. Les « transferts linguistiques », dont parle Henripin, se sont accomplis à notre profit comme à nos dépens, si bien que le noyau de colons immigrés qui a fait la survivance se trouve mêlé désormais, sur le plan ethnique, à tous les apports que l’immigration ou les hasards de l’amour ont donnés à notre pureté ethnique nationale.
De fait, il n’y a plus de nation canadienne-française mais un groupe culturel-linguistique homogène par la langue. TI en ira ainsi des Wolofs, des Sérères et des Peuls du Sénégal qui, si rien ne vient interrompre le processus de scolarisation dont le résultat lointain sera d’enfanter un groupe culturel-linguistique d’origine ethnique multiple, deviendront un jour des Sénégalais.
Homogénéité culturelle et pluralisme
Le Canada français est polyethnique. Et ce serait pure folie, j’en conviens, de rêver pour le Canada-français d’une Nation-Etat quand précisément la nation canadienne-française a fait place à une culture globale, cohérente, à base différentielle linguistique. Qu’on appelle nation ce nouvel agglomérat, je veux bien, mais alors il ne peut plus être question de la nation comme du ferment du racisme et de tous ses abominables dérivés.
Ce qui différencie le Canada du Canada français, ce n’est pas que le plus grand soit polyethnique et le second monoethnique mais que le premier soit biculturel et le second culturellement homogène (ce qui n’exclut pas, Dieu merci, le pluralisme sous toutes ses formes).
Le couple Nation-Etat que fustige Pierre Elliott Trudeau ne correspond plus à la réalité et ne saurait constituer une ambition sincère que pour une minorité qui, de ce fait, ne réalisera jamais son rêve. II serait plus juste de parler d’un Etat monoculturel. Si quelques attardés rêvent encore d’un sang pur canadien-français, considérons-les tout bonnement comme des délinquants intellectuels !
- Le présent extrait est tiré du livre Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, Leméac Éditeur (Bibliothèque québécoise), 1995.
Le Devoir
mercredi 8 novembre 2006[1]
Extrait 2
Le nationalisme qui étonne d’abord, comme les premiers cris d’adolescence du fils, finit par être considéré avec sollicitude non seulement par les fédéralistes mais par tous les Canadiens français fatigués à la seule pensée qu’il faudrait faire un effort pour exister en dehors du système d’acceptation et de grandeur que proposent leurs leaders, apôtres de la compréhension, de l’union, des grands ensembles, de l’urgence des grands problèmes du monde ou de la religion.
Ce système (aurait-il été pensé qu’il ne serait pas plus cohérent !) fonctionne très bien et depuis longtemps, et ne comporte nullement la disparition du fait français au Canada mais la domestication à tous les niveaux et dans les consciences.
La preuve de son efficacité réside dans sa diffusion au Canada français où se trouvent ses meilleurs défenseurs car, en français et l’émotion dans la voix, ils persuadent aisément leurs compatriotes de la nécessité de rester canadiens-français et prouvent d’un vieux souffle qu’ « il n’en tient qu’à nous de nous faire valoir, car c’est en étant meilleurs qu’on donnera au Canada anglais l’image d’une culture canadienne-française vigoureuse ».
« Si le Québec devenait cette province exemplaire, si les hommes y vivaient sous le signe de la liberté et du progrès, si la culture y occupait une place de choix, si les universités étaient rayonnantes et si l’administration publique était la plus progressive du pays - et rien de tout cela ne présuppose une déclaration d’indépendance ! -, les Canadiens français n’auraient plus à se battre pour imposer le bilinguisme, la connaissance du français deviendrait pour l’anglophone un "status symbol", cela deviendrait même un atout pour les affaires et pour l’administration. Ottawa même serait transformée, par la compétence de nos politiques et de nos fonctionnaires » (Pierre Elliott Trudeau, « La nouvelle trahison des clercs », Cité libre, avril 1962, page 16.)
Une déréalisation
La logique du système semble inconsciemment fidèle à son but. Est-il besoin ici de faire le point avec l’entreprise, inconsciente sûrement, de « déréalisation » du Canada français dans sa globalité ? Celui qui veut percer doit renoncer à l’élan culturel qui lui est donné par le Canada français et, au départ, se trouve une situation de fatigue culturelle, dragon intérieur dont il doit triompher individuellement comme pour faire la preuve que, par lui, le Canada français a droit à l’existence !
Mais on oublie que cela ne peut se réaliser qu’au niveau de l’exception et, par conséquent, ne valorise que l’individu car, pour ce qui est de la culture qu’il incarne, sa dévaluation se trouve impliquée dans le triomphe « exceptionnel ». « [ ... ] [L)a réussite personnelle et localisée tend d’autant plus à se poser pour soi comme moment essentiel que la réussite commune semble plus compromise ou plus éloignée. » (Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris 1960, page 572.).
Mais pourquoi faut-il que les Canadiens français soient meilleurs ? Pourquoi doivent-ils « percer » pour justifier leur existence ? Cette exhortation à la supériorité individuelle est présentée comme un défi inévitable qu’il faut relever. Mais ne l’oublions pas, le culte du défi ne se conçoit pas sinon en fonction d’un obstacle, d’un handicap initial, et peut se ramener, en dernière analyse, à une épreuve de force à laquelle est soumis chaque individu.
L’exploit seul nous valorise et, selon cette exigence précise, il faut convenir que Maurice Richard a mieux réussi que nos politiciens fédéraux. Nous avons l’esprit sportif sur le plan national et comme nous rêvons de fabriquer des héros plutôt qu’un État, nous nous efforçons de gagner individuellement des luttes collectives.
- Cet extrait est tiré du livre Mélanges littéraires II - Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, Leméac Éditeur (Bibliothèque québécoise), 1995.
Le Devoir
jeudi 9 novembre 2006[2]
Extrait 3
Qu’adviendra-t-il finalement du Canada français ? A vrai dire, personne ne le sait vraiment, surtout pas les Canadiens français dont l’ambivalence à ce sujet est typique ; ils veulent simultanément céder à la fatigue culturelle et en triompher, ils prêchent dans un même sermon le renoncement et l’ambition. Qu’on lise, pour s’en convaincre, les articles de nos grands nationalistes, discours profondément ambigus où il est difficile de discerner l’exhortation à la révolution de l’appel à la constitutionnalité, la fougue révolutionnaire de la volonté d’obéir.
La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance.
L’indépendance ne peut être considérée que comme levier politique et social d’une culture relativement homogène. Elle n’est pas nécessaire historiquement, pas plus que la culture qui la réclame ne l’est. Elle ne doit pas être considérée comme un mode d’être supérieur et privilégié pour une communauté culturelle ; mais, chose certaine, l’indépendance est un mode d’être culturel tout comme la dépendance. Sur le plan de la connaissance, les modes d’être d’un groupe culturel donné sont également intéressants. La connaissance se préoccupe des réalités, non des valeurs.
La fuite
[ ... ] Une autre façon de déréaliser le Canada français est de n’accepter que sa traduction administrative comme province. « Le Québec est une province comme les autres », ce qui revient à n’accepter la réalité de la culture canadienne-française que selon les termes légalistes de la Confédération qui régionalise et provincialise cette culture. Ce raisonnement est l’inversion de l’autre selon la grandeur du pôle de confrontation mais le même, structuralement, en ce qu’il escamote l’axe Canada français-Canada anglais qui, historiquement et politiquement, est le plus constitutif, ce qui n’exclut pas les relations pluridimensionnelles du Canada français avec le monde et l’histoire.
Somme toute, nos penseurs ont à maintes reprises refusé la dialectique historique qui nous définit et ont fait appel à une autre dialectique qui, en élargissant la confrontation ou en la rapetissant à outrance, signifiait un refus de considérer le Canada français comme une culture globale. Ce refus a constitué la base idéologique de plusieurs systèmes de pensée au Canada.
Nos penseurs ont déployé un grand appareil logique pour sortir de la dialectique canadienne-française qui demeure, encore aujourd’hui, épuisante, déprimante, infériorisante pour le Canadien français. Le « comment en sortir ? » a été le problème fondamental de nos penseurs et leurs fuites dialectiques ne font qu’exprimer tragiquement ce goût morbide pour l’exil dont nos lettres, depuis Crémazie, ne font que retentir.
Ce qu’ils ont fui, dans le gaspillage idéologique ou les voyages, c’est une situation intenable de subordination, de mépris de soi et des siens, d’amertume, de fatigue ininterrompue et de désir réaffirmé de ne plus rien entreprendre.
Le Canadien français se présente souvent, dans ses plus hauts porte-parole, comme un peuple blasé qui ne croit ni en lui ni en rien. L’auto-dévaluation a fait son œuvre, depuis le temps, et s’il fallait n’en citer qu’une preuve, je mentionnerais la surévaluation délirante dans laquelle donne maintenant le Canadien français séparatiste. Il se bat les flancs, mais il faut dire, à sa décharge, que s’il ne le fait pas, il risque bien, conditionné comme il l’est à l’affaissement et à la défaite, de se prendre pour le dernier des idiots et que son propre milieu ne manque jamais de lui faire savoir.
- Cet extrait est tiré du livre Mélanges littéraires II Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, Leméac éditeur (Bibliothèque québécoise), 1995.
Le Devoir
vendredi 10 novembre 2006[3]