L'esprit de province
Le Canada est un pays souverain. Mieux, le Canada soulève l’admiration un peu partout dans le monde. On connaît bien le verdict de l’ONU : «Le Canada est le meilleur pays du monde!» L’essayiste français Jacques Attali résume bien cette idée dans son Dictionnaire du XXIe siècle, où le Canada est ainsi défini: «Laboratoire de l’utopie. Son avenir dépendra grandement de celui du Québec. Si celui-ci demande et obtient son indépendance (...) le Canada en tant que tel disparaîtra. Dans l’autre hypothèse, le Canada, formidable terre d’accueil, constituera un des premiers exemples réussis de société multiculturelle et de démocratie sans frontières où chacun sera simultanément membre de plusieurs collectivités autrefois mutuellement exclusives.» Le jugement d’Attali est limpide : si il y a quelque chose qui cloche dans ce paradis harmonieux qu’est la fédération canadienne, c’est la faute du Québec. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la campagne de charme que mène le Canada sur la scène internationale est très, très, très efficace.
Outre le gouvernement fédéral, deux autres groupes canadiens manoeuvrent habilement sur la scène internationale : les Amérindiens et les nationalistes canadiens du Québec. On sait que les Amérindiens sont allés jusqu’à l’ONU pour faire valoir leurs droits. Ils n’ont pas peur de porter leur cause devant des instances internationales et d’y exposer leurs griefs envers le Canada et le Québec. De même, les nationalistes canadiens du Québec occupent régulièrement les tribunes ou les colonnes de journaux à New York ou à Washington D.C., expliquant au monde extérieur à quel point ils sont mal traités au Québec. Ces gens ont de l’envergure : ils savent que la lutte politique ne se joue jamais en vase clos et que chaque situation politique a des ramifications à l’étranger, pour le meilleur ou pour le pire.
Les souverainistes, pour leur part, cultivent avec entêtement un esprit provincial. Que le PQ ait fermé de nombreuses délégations du Québec à l’étranger n’est qu’un épiphénomène. Beaucoup plus révélateur de cet esprit provincial fut l’attitude de Lucien Bouchard en mission commerciale en Californie. Pour Bouchard, il importait de parler uniquement de business, le chef du PQ allant même jusqu’à dire qu’il n’entendait pas discuter à l’étranger des problèmes politiques du Québec. Imagine-t-on un représentant basque, palestinien, timorais, tibétain, amérindien ou même un nationaliste canadien du Québec se limiter -- parce qu’il est à l’étranger -- à ne parler que de business?
Une nation qui cherche à s’affranchir politiquement n’a pas seulement besoin de tisser des liens dans le domaine de l’hydroélectricité ou du multimédia. Elle doit présenter ses récriminations devant le tribunal des nations et encourager un sentiment de solidarité envers sa cause. Elle doit dialoguer avec les autres et justifier la légitimité de sa voix propre. Elle doit parler aux autres de son passé, son présent et son futur. Tous ceux qui ont un minimum d’envergure l’ont compris, même les nationalistes canadiens du Québec. Ils parlent si souvent des problèmes politiques du Québec que c’est le Québec qui, en devenant souverain, sera accusé d’avoir ruiné le Canada, véritable «laboratoire de l’utopie», pour reprendre les propos délirants de J. Attali. Simple commis-voyageur, Bouchard n’a donc rien du représentant d’une nation.
N’empêche que parfois, timidement, les représentants du gouvernement du Québec en délégation à l’étranger se permettent de légers grognements à l’encontre d’Ottawa. Les ténors du gouvernement fédéral critiquent alors instantanément les souverainistes qui osent ainsi amener la «question nationale» sur la scène internationale, comme ce fut le cas au Mexique voilà quelques mois. Jean Chrétien et Stéphane Dion s’empressèrent de déclarer aux médias qu’il est inadmissible que les souverainistes profitent de leurs voyages à l’étranger pour parler de la souveraineté du Québec. À regarder agir Lucien Bouchard, on croirait bien que Chrétien et Dion l’ont convaincu.
Lucien Bouchard devrait pourtant non seulement expliquer la souveraineté du Québec partout où il va, mais il devrait également prendre position dans les affaires internationales. Le représentant souverainiste de la nation québécoise n'a-t-il rien à dire au sujet de la Bosnie, du Kosovo, du Timor oriental et de la Tchétchénie et de leurs adversaires fédéralistes (Serbes, Indonésiens, Russes)? Bien sûr, ce n’est pas convenable d’aborder de tels sujets pour le premier ministre d’une simple province... Car une province n’est qu’à peine plus qu’une entité administrative. Mais la conviction qu’il parle au nom d’une nation devrait permettre à Bouchard de se libérer de ces entraves administratives. Les Amérindiens dans leurs réserves et les Palestiniens dans leurs camps de réfugiés n’ont certes pas attendu d’avoir un État souverain pour parler politique sur la scène internationale...
Comment reprocher aux autres de ne voir dans le projet souverainiste qu’une lubie irresponsable et dangereuse. C’est ce qu’Ottawa et les nationalistes canadiens du Québec répètent sans répit lors de leurs voyages à l’étranger. Bouchard quant à lui continue de chuchoter le mot «souveraineté» dans l’isolement de son bunker. Malgré l’épaisseur du béton de ses murs, sans doute craint-il tout de même que son murmure ne soit entendu par les gardiens de sécurité. Imaginez le drame si il leur venait l’idée de répéter ce mot lors de leur voyage en Floride cet hiver.
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