Chroniques calédoniennes
Chronique du 17 juin 1975
21 heures... Tout en bas, dans les derniers rayons du soleil qui arrive au bout de son sang, il y a trois nuages. Trois fantasques petites boules de nuée, qui ne se ressemblent en rien sauf qu’elles sont de même substance : une nacre, infiniment délicate, entre blanc et perlé, sur laquelle l’astre qui agonise derrière nous laisse comme de pâles filets de rose liquide à la fin de son hémorragie quotidienne...
En quittant Dorval, tout à l’heure, c’est de vrai sang de taureau, d’un rouge plein et vigoureux, que ce soleil mourant aspergeait le vert encore printanier de la grande île et son cortège de parcelles détachées. La lumière du couchant a ce don de découper soudain le paysage, à la toute fin du jour, comme autant de pierres chatoyantes et ciselées avec une précision d’orfèvrerie. De même, à cette heure très spéciale, l’eau du fleuve était-elle devenue un métal en fusion qui effervescent et étincelle dans le brasier avant de prendre corps. Puis l’espèce de four magique du soir s’est mis à baisser peu à peu, et s’est éteint. Quand nous avons survolé le faux delta des Îles de Sorel, il n’en restait déjà plus qu’une cendre végétale, d’un gris-vert s’estompant vite dans la nuit montante. Et le lac Saint-Pierre n’était rien qu’une mare d’acier tout pâle et refroidi.
C’est d’abord Montréal qui a disparu clairement dans le sillage. Puis tout le Québec, de plus en plus vague. Maintenant, c’est l’Amérique entière, confuse et délayée dans cet acide de la noirceur, qui achève de s’effilocher au fond de l’océan stratosphérique, à six milles de notre quille volante. Comme des conquistadores à rebours, voyant se perdre au bout de l’horizon des planètes anciennes, nous revoici cosmiques, découvreurs d’un monde qu’on croyait familier et qui n’aura pourtant jamais fini d’être nouveau. Émerveillement et trépidation du paquebot transatlantique, qui seul parvient encore à nous sortir de la monotonie des vols de routine. Et droit devant, à peine perceptible, déjà le levant commence à se dessiner...
Les moutons de la Dispersion
7 heures du matin... Pour moi, c’est déjà midi. Mais la nuit sans : sommeil me donne l’air aussi abruti que ce jeune chauffeur écossais à peine réveillé, casquette très "propre" sur longs cheveux émancipés, qui va me conduire de Prestwick Airport à Edimbourgh. En largeur, c’est toute l’étendue du pays en moins de 100 milles. La bruine et le brouillard de cette proverbiale Grande-Bretagne, dans lesquels nous nous sommes posés, promettent de cesser bientôt. C’est une belle journée de juin, très claire mais un peu plus froide que chez nous, qui se lève sur cette campagne toute léchée, où chacun de ces arbres, chacune des haies soigneusement taillées, chaque touffe de gazon même, ont l’air d’avoir été travaillés avec un soin d’horticulteur. À gauche, du bétail qui doit être de race. (N’y connaissant rien, je me fie au petit guide fort bien fait, lu dans l’avion, qui souligne la compétence et la minutie maniaque de l’agro-élevage écossais!) À droite, ça et là, des moutons à face toute noire, qui rongent, mastiquent, déracinent, mâchouillent, achèvent de ruiner des prairies entières. Ce mouton qui fournit les lainages légendaires, mais qui fut aussi à l’origine des pires, horreurs du pays : les dispersions de paysans — "Dispersais", comme les Acadiens disent Déportation — qu’on eut la barbarie de perpétrer : autrefois, sous la férule des grands possédants, afin d’éliminer les humains pas payants pour faire place à une industrie animale ultra-rentable!
Commencement massif de cette émigration écossaisse qui, plus même que l’Irlandaise, s’est répandue comme une marée à travers, l’Europe et aussi, et surtout, dans toute la variété intercontinentale des ex-créatures de l’Empire britannique : de 25 à 40 millions de descendants en Amérique, en Afrique du Sud, en Australasie, pour un peuple qui ne compte aujourd’hui encore qu’un peu plus de 5 millions d’habitants...
Ce McGill à Montréal. Ces McDuff ou ces Mackenzie ailleurs au Québec. Ce Carnegie milliardaire aux États, dont la Fondation posthume annonce ce matin, en première page de mon journal écossais, qu’elle va restaurer à coup de millions quelques vieux villages de la lande ancestrale. Et ces biscuits : Stuart. Et sous nos pneus, partout, ce "Mac Adam"... Autant sinon plus miraculeuse de productivité que la juive, cette vaste "diaspora" de toute une nation...
L’Athènes du nord
9 heures du matin... Mais c’est une nation qu’on n’est jamais arrivé elle, à déposséder complètement. Juste assez pour lui inspirer, à force de coups et de frustrations, ce nationalisme accroche d’autant plus farouchement à son identité qu’on tâchait de l’émasculer, de la battre en brèche, pub enfin de la noyer en douceur depuis bientôt trois siècles dans l’uniformité constitutionnelle, monarchique, législative" bureaucratique, du Royaume "Uni". De là, maintenant, ce "séparatisme" écossais dont on s’est mis à parler ces derniers temps. Depuis que lui aussi est parvenu, en deux scrutins, à rallier 30% des suffrages, à faire élire des députés - au Parlement central de Westminster, puisqu’il n’y, a pas (ou pas encore, comme nous verrons) de gouvernement provincial...
Loin derrière nous, en sortant de l’aéroport, nous avons évité Glasgow, le grand port et la métropole occidentale du pays, le Montréal de l’Écosse. Nous voici aux portes d’Edimbourg. Les pieds hameaux sages, aux toits de tuile qui leur font des tuques rouges, se sont rapprochés, puis tassés l’un contre l’autre pour devenir des villes toujours sages, jamais tentées par nos hauteurs extravagantes.
Et ainsi, tout doucement, nous entrons dans la vieille capitale qui, elle aussi, comme Québec, a jadis osé se proclamer l’Athènes du nord. Avec ses mille ans d’histoire nationale, son incroyable Château qui est en réalité toute une cité-forteresse du Moyen-Âge, et dans les collines environnantes des vestiges rappelant qu’ici fut d’abord la Calédonie des Romains, il faut bien admettre que c’est à Edimbourg que cette prétention va le moins mal...
(Jeudi : Québec-Écosse, analogies et contrastes)
Chronique du 19 juin 1975
Québec-Écosse...
En rentrant d’Écosse, j’ai passé toute l’envolée à lire "Éco-Spasm", le fascinant nouvel ouvrage d’Alvin Toffler, auteur du fameux "Choc du futur". M’arrêtant au passage sur ce bref survol, un peu hasardeux et même simpliste des nationalismes qui montent, ça et là, à l’intérieur des États soi-disant établis : "Les diversités régionales, au lieu de se fondre dans les vieux creusets ne cessent désormais de s’intensifier. En Grande-Bretagne, Écossais et Gallois se sont mis à réclamer leurs propres gouvernements. En Belgique, on peut lire "Pouvoir aux provinces!" scribouillé sur tous les viaducs. En France, Corses et Bretons parlent à mi-voix de rupture. Au Canada, Québec et Colombie britannique, pour des raisons divergentes, cherchent, constamment à se différencier davantage de l’ensemble..." Bien sûr, il y a là des pommes et des oranges avec de tout petits germes fort incertains. Mais qu’un écrivain "international" comme Toffler en fasse un des phénomènes déterminants de notre époque c’est cela surtout qui est éloquent. Excellent préambule à ce petit parallèle entre deux pays pleins d’analogies autant que de contrastes...
Macbeth a vraiment régné...
Deux pays? Oui, et de tailles humaines éminemment comparables : un peu plus de 6 millions d’habitants ici, un peu plus de 5 millions là-bas. Tous deux projetés par l’histoire et leurs dirigeants d’autrefois comme des minorités dans le "pays des autres" : les Écossais dans un Royaume-Uni dominé par quelque 45 millions d’Anglais, et nous de régime en régime toujours coloniaux jusqu’à la provincialisation de 1867. Curieux avatars historiques : alors qu’à nous du Québec le fédéralisme a "concédé" un mini-État tout en tâchant avec constance de l’attacher et de l’étouffer, à la vieille Écosse les Britanniques ont enlevé depuis bientôt trois siècles toutes les institutions politiques susceptibles de lui fournir un encadrement national. Il faut dire qu’il s’agissait d’un État très longtemps souverain, donc plus malaisé à délayer. Lorsqu’en 1707 son Parlement fut amené, bon gré mal gré, à voter définitivement un "Acte d’Union" mettant fin à sa propre existence, l’Écosse avait déjà huit siècles d’une histoire nationale parmi les plus mouvementées et glorieuses qui soient. Dimanche dernier, j’en ai longuement parcouru cet immense album en pierre, le château d’Edimbourg, qui est en fait une véritable cité fortifiée juchée sur un roc abrupt, surplombant du haut des siècles les quartiers plus ou moins nouveaux de la capitale. Au sommet, pieusement isolée sur son piton, une minuscule chapelle de style normand est, paraît-il, un sanctuaire où chacun vient au moins quelques fois pour méditer : restaurée avec amour, c’était à l’origine la chapelle de sainte Marguerite, épouse du roi Malcolm qui régna aux alentours de l’an 1000, juste après ce sombre personnage de Shakespeare qui fut aussi roi d’Écosse : Macbeth... En bas, tout autour d’une petite pièce bien gardée du château où reposent sous verre la couronne et ses joyaux, la longue série des écussons rappelle les chapitres légendaires de cette continuité : de Robert the (de) Bruce à Marie Stuart, puis à la première union des deux trônes qui fut suivie, cent ans plus tard, par celle des deux nations eux-mêmes.
Ineffaçable identité...
Pourtant, la nation écossaise est demeurée si fortement marquée, identifiée au burin par ce passé si riche, qu’on n’a jamais osé l’ignorer — comme Ottawa se permet de le faire à notre endroit... Dès l’aéroport, c’est "Scotland" et non "Great Britam" qui nous accueille. Contrairement à notre gouvernement fédéral qui sent tellement — surtout ces années-ci! — le besoin de s’afficher, d’envahir non seulement les champs d’action mais aussi le paysage et la conscience même de ses dépendants, le régime de Londres s’efforce pour sa part de se faire remarquer le moins possible. Toutes les vraies décisions politiques se prennent en Angleterre, le vrai "premier ministre" du pays est le Secrétaire d’État pour l’Écosse qui siège dans le cabinet de Westminster, et c’est depuis 1707 que de toutes les façons on garde ce peuple étroitement ficelé, avec l’espoir tenace de l’annexer totalement à l’Angleterre. Mais il faut s’y prendre avec une extrême discrétion. D’autant plus que l’Écosse, étonnamment comparable au Québec sur ce plan, s’est accorchée mordicus à trois grands traits distinctifs que Londres doit respecter : la religion "établie" (presbytérienne en Écosse, anglicane en Angleterre), le droit (issu en Écosse comme au Québec du droit romain) et l’éducation, dont l’esprit et les structures ont une vieille originalité qui résiste encore tant bien que mal aux tendances homogénéisantes du système anglais. D’où il s’ensuit qu’une bonne partie de la législation et de l’administration courante — centrée à Edimbourg sur le Scottish Office — ont dû garder une coloration nettement écossaise... Particulièrement trompeuse même cette omniprésence des souvenirs monarchiques qu’on aperçoit à tout bout de champ : le "Mille Royal" qu’on parcourt entre le Château médiéval et le palais résidentiel d’Holyrood, et la rue des Princes, et la Queen’s Drive, et le Regent Road, et l’hôtel King James, etc. La plupart du temps, en effet, ce sont les anciens règnes purement écossais que rappelle cette litanie du trône...
Le "hachis" écossais...
Le contraste le plus fondamental entre le Québec et l’Écosse se trouve évidemment dans le domaine linguistique. Depuis des centaines d’années les Écossais sont anglicisés. Quelques dizaines de milliers d’entre eux seulement parlent encore le vieux gaélique du Nord, qui n’a d’ailleurs jamais été une vraie langue nationale pour l’ensemble des populations diverses formant l’Écosse d’aujourd’hui. Mais ici encore, il faut des nuances. D’abord celle de l’accent, dont les "r" terriblement roulés et le rythme aussi bien que les sonorités font de l’écossais parlé quelque chose qui n’est plus du tout l’anglais du Sud. Et puis tout un bagage de mots et d’expressions venus des lointaines racines, et des régions rurales qu’on englobe sous la désignation baroque de "Highlands and Islands", et même des fréquentations de jadis dont la plus marquante fut la française qu’on appelle encore la "vieille alliance" : ainsi le plat national le mieux connu, le haggis, est-il une dérivation linguistique du bon vieux... "hachis"! Et l’on parle encore, dans les coins populaires, de boire une "tassis" ou de nettoyer une "ashet"!... Mais le plus frappant, c’est que les termes gaéliques persistent non seulement sur la carte (ces "lochs" qui sont des lacs et ces "firths" qui sont des fjords) mais que la pratique même de cette vieille langue presque éteinte commence tout doucement à devenir une mode : s’étant mis à retrouver comme jamais le sens et le goût de la vie nationale, c’est comme si un nombre croissant d’Écossais cherchaient de ce côté-là aussi un instrument de renaissance politique.
(Samedi : La "dévolution" ou l’indépendance?)
Chronique du 21 juin 1975
L’ébranlement du Royaume-Uni...
Pendant quatre ans, de 1969 à 1973, une savante commission de "constitutionnalistes" s’est escrimée, d’un bout à l’autre de la Grande-Bretagne, afin de remplir un mandat sans précédent : "d’examiner les présentes fonctions du Parlement et du gouvernement central touchant les divers pays, nations et régions du Royaume-Uni..." Autrement dit, Londres sentait pour la première fois depuis des siècles la nécessité de réexaminer les structures constitutionnelles qui encadrent rigidement l’Écosse et le pays de Galles dans un État unitaire où le seul centre de décision politique se trouve à Westminster, c’est-à-dire entre les mains de l’Angleterre majoritaire... Or, c’est d’Écosse qu’étaient surtout venus les signes indicateurs d’un ébranlement du vieil édifice. Rien de plus clair à ce propos (rien de plus simili-québécois pourrait-on ajouter) que le tout premier paragraphe du rapport de 1973, où la Commission se lance très franchement dans l’examen de ces signes : "La population écossaise, dont la loyauté politique traditionnelle est nettement minée, s’est mise à suivre en nombre croissant la bannière du Scottish National Party. Même si tous ces nouveaux supporteurs du parti ne partagent pas nécessairement son objectif central qui est l’indépendance écossaise, leur état d’esprit est très suffisamment perceptible. À leurs yeux, le gouvernement de Londres ne s’occupe pas comme il devrait des problèmes économiques de l’Écosse. Les politiques centrales, conçues pour le Royaume-Uni tout entier, leur semblent incapables de répondre aux besoins écossais; de toute façon, ces politiques leur apparaissent comme le contraire d’un succès... Les chances d’emploi sont plutôt maigres et une foule des meilleurs éléments du pays sont acculés à l’émigration. L’on se dit couramment que si les Écossais — peuple éveillé et travailleur de plus de 5 millions d’âmes — pouvaient reprendre un contrôle suffisant de leurs affaires, l’Écosse s’en porterait bien mieux et retrouverait sa vitalité historique. Il ne fait pas de doute que ces sentiments sont partagés par une multitude d’Écossais qui, tout en refusant leur appui au Scottish National Party et peu enclins pour l’instant à rompre l’union avec l’Angleterre, sont quand même fiers de leur pays et rêvent de le voir briller davantage parmi les nations..." Après quoi, pendant près de 600 pages, les honorables commissaires de discourir abondamment — souvent encore avec une franchise et une lucidité comme jamais on n’en vit ni n’en verra émaner d’Ottawa. Mais pour aboutir en fin de compte à un extraordinaire fouillis de conclusions qui, lui, ressemble comme un frère à la plupart de nos défunts chefs-d’oeuvre sur la réforme constitutionnelle, les "statuts plus ou moins particuliers", les États plus ou moins associés, etc., etc...
La "dévolution" ou l’indépendance?...
Le mot-clé de ce solennel avortement, c’est "dévolution". Plutôt désuet, remis en vogue pour la circonstance, c’est un de ces termes passe-partout qu’affectionnent tout particulièrement les experts incapables d’arriver à des recommandations claires et nettes. Signifiant à peu près succession ou encore attribution de biens ou de pouvoirs, le mot est admirablement élastique : dévolution oui, mais comment? mais quand? mais jusqu’où?... Fin 1973 les honorables commissaires s’entendirent donc à merveille sur le mot — puis sur rien d’autre!... Truffé de dissidences totales ou partielles, de "scénarios" tous plus chinois les uns que les autres, le rapport n’en finit plus de chercher midi à quatorze heures. Ce qui se dégage pourtant comme une sorte de "minimum vital" qu’il serait téméraire et explosif d’ignorer, c’est qu’on doit redonner à l’Écosse une forme quelconque de parlement élu... avec le moins de compétences possibles! Surtout, que ce parlement et le quelconque ministère "provincial" qui en surgirait n’aient aucunement la chance de contrôler sérieusement ni les impôts ni les choses sérieuses de la vie économique. Bref, sans jamais employer le terme, c’est une espèce de fédéralisme en puissance qui se dessine confusément dans cette incertitude. Comme quoi l’imagination n’est décidément, nulle part, la hache des régimes aux abois! Ni le sens de l’évolution politique : car déjà, au moment de la parution de ce rapport il y a deux ans, la situation continuait visiblement à se corser. Et depuis, tandis que cette brave "dévolution" attendait toujours sa définition précise, c’est l’idée de l’indépendance qui a fait des pas de géant...
"Maîtres chez nous"...
Depuis 1973, en effet, le Royaume-Uni a connu deux élections générales. Au cours desquelles le Scottish National Party, qui n’avait vraiment été jusque-là qu’un "particule", est soudain devenu, en deux étapes rapides, une formation populaire structurée, efficace, et dont l’emprise augmente dramatiquement. Au dernier scrutin, à l’automne de 74, le SNP indépendantiste a récolté 30% des suffrages écossais, bon deuxième derrière les travaillistes, déclassant les conservateurs et les vestiges épars du vieux parti libéral. Avec un bloc solide de 11 députés (sur les 71 qu’y envoie l’Écosse) aux Communes de Westminster, le SNP est de toute évidence la force politique qui monte. D’autant plus qu’au large des côtes écossaises monte également, d’une quinzaine de gisements en cours de mise en valeur, la plus prestigieuse des richesses de l’heure, le pétrole. Or, le SNP était évidemment seul à pouvoir sauter sans perdre une seconde sur la magie de la "souveraineté pétrolière". Il n’y a pas manqué. Depuis deux ans, il ne cesse de marteler partout, sur tous les tons, cet irrésistible slogan : "It’s Scotland Oil! — C’est à l’Écosse ce pétrole!" Tandis que Londres placotte et tourne en rond, de plus en plus d’yeux écossais se trouvent donc rivés sur cette mirifique et détonante image faite d’un mélange de milliards et de self-government.
Chronique du 28 juin 1975
L’idée qui vient de loin...
Revenons à cette Écosse lointaine et si proche, où un voyage-éclair me permettait, il y a deux semaines, de noter trop vite tant de rapprochements possibles avec le Québec. En même temps, bien sûr, que les différences demeurent innombrables. De toutes les ressemblances, évidemment, la plus frappante est ce "projet" d’une Écosse souveraine que véhicule depuis quelque 50 ans le Scottish National Party. Ce qui rappelle que chez nous aussi, l’idée vient de loin et a mis un temps tout aussi long à lever puis mûrir assez pour commencer à représenter de sérieuses récoltes politiques... J’y pensais justement en voyant MM. Raymond Barbeau et Marcel Chaput déplorer, dans La Presse de mercredi, qu’une récente "série" sur l’indépendantisme ait quelque peu ignoré les pionniers d’il y a 15 et 20 ans. Mais ne devrait-on pas remonter au moins, sans se rendre au déluge, jusqu’à ces précurseurs des années 30 — ceux par exemple qui publiaient "La Nation"? Dont ce fameux tribun du temps, Paul Bouchard, que Duplessis finit malheureusement par faire "manger dans sa main" comme tant d’autres. Bref, dans ce domaine-là non plus, il n’est pas de génération spontanée... En Écosse pareillement, le cheminement a été long et laborieux. Après avoir obtenu son premier siège au parlement de Westminster, en 1945, lors d’une élection partielle, le SNP dut ensuite attendre jusqu’en 1970 pour en faire autant aux élections générales. Depuis, le tempo s’est accéléré. Puis les deux scrutins de l’an dernier ont définitivement hissé le parti, avec 30% des suffrages et 11 députés, au rang des forces politiques majeures. Exactement comme le PQ en 70, les indépendantistes écossais sont maintenant la seconde formation du pays sur le plan du vote populaire, même si le vieux parti conservateur (comme ici l’Union nationale, il y a cinq ans) conserve pour l’instant un plus gros contingent parlementaire. Comme ici encore, les indépendantistes constituent désormais l’un des pôles d’un nouveau bipartisme à l’intérieur duquel se joue déjà tout l’avenir politique de l’Écosse. Ici, c’est le Parti libéral, enraciné depuis la conscription de 1917, qui fournit son dernier rempart au régime; là-bas, c’est le Parti travailliste dont l’emprise remonte aussi, pour d’autres motifs, aux environs de la première Grande Guerre... Ainsi faut-il attendre, avant de les voir s’écrouler, que les vieux édifices politiques aient eu le loisir d’user tous leurs piliers, ainsi que le ciment si terriblement dur que maintient jusqu’au bout l’accoutumance aux institutions dépassées...
Chacun son "anglicisation"!...
Assez curieusement, c’est plutôt dans les régions rurales et semi-rurales que le SNP a réussi ses premières grandes trouées. Ainsi, cette fort attrayante parlementaire de 29 ans, madame Margaret Bain, que je rencontrais en compagnie de quelques ex-candidats et militants, est-elle député d’une circonscription des environs de Glasgow (le Montréal écossais), dont une bonne partie est purement rurale. De même que les grandes villes, les milieux intellectuels se sont fait tirer l’oreille pendant un bon bout de temps avant de s’intéresser au mouvement indépendantiste. L’explication? Comme toujours, elle est complexe. Mais le facteur qui semble déterminant est que c’est là que règne surtout l’"anglicisation". En Écosse, le mot n’a pas de contenu linguistique, puisque tout le monde est anglophone sauf pour une minuscule minorité qui s’accroche au gaélique dans les coins. n s’agit plutôt d’une présence d’Anglais d’Angleterre, particulièrement massive dans certains secteurs clés comme l’éducation, et de l’influence que leur confère le fait d’appartenir à la nation dominante. Mais, selon mes interlocuteurs, ce vieux carcan psychologique ne cesse désormais de se relâcher et le courant émancipateur, parti des campagnes, gagne de plus en plus de terrain dans les villes...
Du PQ au SNP...
Donc, la pénétration initiale s’est faite là-bas à l’inverse de la nôtre. Mais pour le reste, que d’analogies frappantes entre les pratiques et les comportements du PQ et du SNP. Comme nous, ce dernier compte essentiellement pour vivre sur les cotisations et des appels périodiques au financement populaire. Là-bas aussi, on publie beaucoup : des dépliants, des brochures, ainsi qu’un mensuel, le "Scots Independent". Bien plus qu’ici, cependant, on doit compter sur la poste et le porte à porte : c’est surtout, m’a-t-on expliqué, parce que le téléphone est encore loin d’être aussi répandu en Écosse qu’au Québec. Autre différence majeure : il n’y a pas là-bas de télévision commerciale, ce qui exclut l’obligation où l’on se trouve ici, périodiquement, de consacrer des sommes exorbitantes à l’achat d’émissions. D’autre part, en discutant de tel ou tel aspect de nos programmes respectifs, on peut constater à quel point certaines préoccupations ont souvent tendance à se recouper. Par exemple, la question d’un référendum, en vue de "finaliser" l’avènement à l’indépendance, m’a paru capable de susciter chez les militants écossait des discussions tout aussi vives que celles que nous avons connues! De même voit-on s’amorcer, comme ici hésitante et quelque peu gênée aux entournures par le trop long conditionnement colonial, une ouverture sur le monde accompagnée d’un modeste début de "relations internationales". Alors que notre intérêt à nous se porte d’abord, tout naturellement, vers notre voisinage nord-américain puis sur les autres pays francophones, pour les Écossais ce seront en premier lieu d’autres petits peuples du Commonwealth (v.g. La Nouvelle-Zélande) ainsi que des pays européens comme le Danemark ou le trio du Bénélux, englobés eux aussi comme l’Écosse le sera désormais dans l’immense ensemble du Marché Commun. Mais le plus fascinant de tous les points de repère pour les indépendantistes écossais demeure évidemment la petite Norvège, juste en face, de l’autre côté de la Mer du Nord — là où, comme chez eux, on a trouvé au large des côtes des ressources pétrolières suffisantes pour donner à bien des gens la certitude, ou du moins l’illusion, de pouvoir marier avec la souveraineté politique une large mesure d’autonomie économique... Ce fameux problème de ta viabilité et de la rentabilité de l’indépendance, que l’on retrouve forcément dans toute société "évoluée". Jeudi prochain, nous verrons un peu que l’indépendantisme écossais, là aussi, ressemble au nôtre.
Chronique du 3 juillet 1975
"On n’est pas capable!"
Du côté économique la question de l’indépendance écossaise se pose surtout en fonction d’un solide complexe d’infériorité : le pays serait-il trop petit? aurait-il les moyens non pas d’améliorer, mais tout bonnement de maintenir son présent niveau de vie?... Rien de plus familier, hélas, que cette perpétuelle inquiétude de l’impuissance plus ou moins bien entretenue, "Le pays que vous voyez, m’a même demandé très sérieusement un militant indépendantiste, vous paraît-il vraiment trop démuni, incapable de faire face, le jour venu, à ses obligations d’État souverain?..." Combien de fois l’ai-je aussi entendue, celle-là, reposée de cent façons toujours foncièrement pareilles, de ce bord-ci de la grande mare! De même n’y avait-il rien de nouveau dans ce concert de petites angoisses auquel j’ai pu assister, à l’Université d’Edimbourg, au cours d’une conférence sur l’éducation. Quelques centaines de participants se penchaient sur le sort de l’enseignement supérieur dans l’hypothèse d’un transfert de juridiction : si le gouvernement central de Westminster devait passer sa responsabilité budgétaire à l’éventuel parlement d’Écosse, les universités n’en seraient-elles pas affectées défavorablement, peut-être même obligées de se serrer la ceinture? Toujours ce complexe de la petitesse, de l’insuffisance, sans oublier non plus cette espèce de sécurité douillette et si typiquement coloniale qu’assure à ses petits "rois nègres" un État extérieur et suffisamment lointain. Qu’ils sont bien et parfaitement à l’abri, eux aussi à condition de servir le régime sans jamais broncher — tous nos mini-proconsuls qui, par la grâce d’Ottawa, règnent sur nos diverses succursales du pays des autres, celle de la radio-télévision, celle des ports ou aéroports, celle de l’impôt, celle de l’assurance-chômage, celle de l’"Information-Canada", etc., etc... Ainsi les métropoles ont-elles toujours choyé les mercenaires qui assuraient aux colonies à la fois le maintien de leur emprise et l’indispensable conditionnement psychologique à la dépendance...
Pas de Trudeau des Highlands...
Mais cette dépendance même engendre fatalement, et sur tous les plans, une sorte de sous-développement qui finit par sauter aux yeux. D’année en année, par exemple, on voyait décliner la population de l’Écosse. Le vieux fléau de l’émigration forcée continue à saigner le pays sans arrêt : au seul Consulat canadien de Glasgow, on a enregistré l’an dernier l5,000 demandes de visas... De plus, le chômage écossais est constamment — comme celui du Québec face à l’Ontario — à peu près le double de celui de l’Angleterre. Les décisions majeures étant prises ailleurs et une proportion écrasante des postes clés remplis par des "importés", on n’a plus chez soi les ressorts ni le dynamisme suffisants pour redresser la situation. Il faut donc que les remèdes, ou les cataplasmes, soient eux aussi parachutés du dehors. Ce qui n’arrive jamais, d’ailleurs, qu’au moment où les choses vont assez mal et le mécontentement est assez tangible pour que l’État "sénior" se sente acculé à l’action. En Écosse, il aura fallu la montée fulgurante du Scottish National Party, avec ses trouées indépendantistes sans cesse plus fortes depuis cinq ans, pour réveiller au moins provisoirement les princes politiques qui trônent à Londres. Augmentation dramatique de certains budgets voyants, grand branle-bas de promotion régionale, études et débats sans fin sur l’ampleur de la "dévolution" (i.e. décentralisation du pouvoir) qu’on pourrait éventuellement concéder à l’Écosse : rien non plus, dans tout cela, qui puisse étonner un Québécois de ces dernières années... Sauf que l’Angleterre n’a pas encore inventé les PILs ni les Perspectives-Jeunesses, ni quelque Trudeau des Highlands, pour garder plus sûrement encore les Écossais tranquilles! Mais du moins, pour la première fois de mémoire d’homme, la population de l’Écosse a-t-elle connu l’an dernier une minuscule progression... Comme quoi même les adversaires devraient toujours se réjouir, dans n’importe quel contexte colonial, de l’existence d’une force indépendantiste : autrement, qui donc arriverait à secouer de temps en temps la suffisance routinière et l’instinct exploiteur d’une majorité métropolitaine? Mais gare aux rechutes — et au mépris des maîtres — si jamais la pression vient à baisser!
Les vérités de La Palice...
La pression sur le régime, c’est déjà quelque chose. Il n’y a pas de petit profit... Mais comment passer de cette étape, qui ne saurait de toute manière se perpétuer indéfiniment, à celle de l’émancipation nationale? Sur le plan économique en Écosse comme au Québec, cela ramène infailliblement, inlassablement, ad nausem, à la lutte essentiellement psychologique contre le damné complexe du colonisé, contre son inaptitude enracinée à se croire assez bon, assez fin, et aussi compétent que quiconque pour se gouverner lui-même et apprendre à diriger son développement comme un grand garçon... Des 1969, le SNP écossais publiait "Une analyse économique" de la souveraineté où il se sentait obligé de souligner — lui aussi — des vérités de La Palice : "L’Écosse est bien plus riche que la république d’Irlande, et mille fois mieux équipée pour s’occuper de ses affaires que le Basutoland qui est pourtant parvenu à son indépendance politique..." Ou celle-ci : "Les effets à long terme de la souveraineté sur le niveau de vie des Écossais ne dépendront en fin de compte que de l’énergie et des comportements aussi bien des individus que des groupements qui peuvent orienter le pays..." Et celle-ci encore, qui rejoint tout naturellement le projet d’association économique Québec-Canada avancé par le PQ : "Il est vrai, bien sûr, que les décisions de Westminster continueront après l’indépendance d’affecter l’économie écossaise, tout comme les décisions d’Edimbourg auront aussi leur impact dans l’autre sens. La seule façon de résoudre de telles questions où se trouvent liés nos intérêts économiques, c’est de les traiter conjointement. Il peut s’agir soit de consultations familières comme celles que tiennent continuellement la Norvège et la Suède dans le cadre souple du Conseil Nordique, soit encore de négociations formelles comme en vivent régulièrement les ministres qui représentent les pays du Marché Commun..."
Maître chez soi...
Enfin, cette conclusion dont le gros bon sens ne s’applique certes pas qu’à la seule Écosse "S’il est une chose que démontre l’expérience universelle, c’est qu’un pays est mieux doué pour mener ses propres affaires que tout autre pays à sa place, si bien intentionné cet autre pays soit-il. Rien ne saurait mieux appuyer cet avancé que la mauvaise administration dont l’économie Écossaise souffre depuis 20 ans (pour n’évoquer que le passé récent). Mais il est faux de penser que l’Écosse soit spécialement destinée à demeurer économiquement faible. Au contraire, l’échelle des revenus moyens la placerait d’emblée parmi les 20 pays les plus riches du monde. Tout aussi fausse est l’idée que l’Écosse n’aurait pas la taille requise pour assurer son indépendance. L’Europe renferme plusieurs États souverains qui sont plus petits — ce qui ne les a pas empêchés de devenir aussi plus prospères. En longue période, c’est de toute façon le travail, la compétence et la clairvoyance de ses habitants qui font la prospérité et le niveau de vie d’un pays. Il n’y a pas de raison de supposer que la souveraineté puisse entraîner la moindre diminution de l’effort, de la compétence ou de la clairvoyance des Écossais. Au contraire, il est des motifs évidents de croire que, dans une Écosse souveraine, ces facteurs essentiels seraient plutôt à la hausse..." Bref, là-bas comme partout, un peuple-patron aura toujours plus de chances de s’en tirer qu’un peuple-commis.